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Après l’assassinat de Samuel Paty : émoi légitime, décence ordinaire et problème islamiste

L’assassinat de Samuel Paty a suscité un émoi légitime dans la société française. Si la gauche, dans sa majorité, a fait preuve de décence ordinaire, l’attitude à adopter face au problème islamiste pose encore question
Le président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand observe une minute de silence en hommage à Samuel Paty, le 20 octobre 2020 (AFP)
Le président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand observe une minute de silence en hommage à Samuel Paty, le 20 octobre 2020 (AFP)

L’assassinat de Samuel Paty, « victime d’un attentat terroriste islamiste caractérisé », pour reprendre les termes employés par le président Emmanuel Macron, a suscité l’émoi – ô combien légitime – de larges pans de la société française.

En effet, la décapitation du professeur d’histoire-géographie, ce vendredi 16 octobre à Conflans-Sainte-Honorine, constitue le franchissement d’un seuil dans l’horreur, aux yeux d’une population déjà angoissée par la pandémie de COVID-19 et l’instauration de l’état d’urgence sanitaire.

L’enquête nous permettra sans doute de mieux saisir les circonstances ayant conduit à ce drame et d’établir les responsabilités. Rappelons tout de même quelques éléments de contexte.

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Au plan national, organisations, médias et individus ont affirmé ces dernières semaines leur opposition au projet de loi sur les « séparatismes » qui, selon le directeur exécutif du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), Jawad Bachar, « vise ouvertement les musulmans », tandis que des syndicats dénonçaient « une nouvelle campagne islamophobe ».

Une série d’événements est venue appuyer ce discours alarmiste, porté par des membres influents de l’« islamosphère », et d’après lequel « les digues vers une ‘’ouïghourisation’’ à moyen terme des musulmans de France semblent tomber une à une » : de l’opération de contrôle menée à la mosquée Omar ibn al-Khattab, le 2 octobre à Paris, à la perquisition des locaux de l’association BarakaCity, le 14 octobre à Evry-Courcouronnes.

Au niveau local, que l’on ne peut séparer du contexte national, on sait qu’un cours sur la liberté d’expression a été donné début octobre par Samuel Paty. Durant cette séance, des caricatures du prophète de l’islam ont été montrées aux collégiens qui désiraient rester en classe.

L’heure n’est plus à « l’union nationale »

Cette initiative a suscité des réactions contrastées auprès de certains parents d’élèves. L’un d’eux, Brahim Chnina – dont la fille n’aurait pourtant pas assisté à ce cours d’après l’Académie de Versailles –, a été reçu par la principale de l’établissement, en compagnie d’Abdelhakim Sefrioui, islamiste notoire, fondateur du collectif Cheikh Yassine, ancien trésorier du Conseil des imams de France et soutien de l’humoriste antisémite Dieudonné M’Bala M’Bala.

Des vidéos aussi mensongères qu’injurieuses à l’égard du professeur de 47 ans ont ensuite été diffusées par ces deux protagonistes – le 8 octobre sur Facebook et quatre jours plus tard sur YouTube – afin d’instrumentaliser ce différend et l’inscrire dans un contexte national de montée des tensions. Dans l’un des enregistrements, une personne déclare d’ailleurs qu’Emmanuel Macron aurait « attisé la haine vis-à-vis des musulmans ».

Le 16 octobre, peu après avoir commis son sinistre forfait, Abdoullakh Anzorov, un réfugié âgé de 18 ans, publiait sur Twitter un message de revendication avant d’être abattu par la police : « À Macron, le dirigeant des infidèles, j’ai exécuté un de tes chiens de l’enfer qui a osé rabaisser Mohammed. Calme ses semblables avant qu’on ne vous inflige un dur châtiment. »

Manifestation place de la Bourse, à Bordeaux, le 18 octobre 2020, en hommage à Samuel Paty (AFP)
Manifestation place de la Bourse, à Bordeaux, le 18 octobre 2020, en hommage à Samuel Paty (AFP)

Le lendemain, dans une France sous le choc, syndicats enseignants et associations antiracistes – soutenus par l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo – appelaient à un rassemblement pour affirmer que « ça n’est pas par la haine que nous répondrons à la haine qui a coûté la vie à Samuel Paty mais par la promotion de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ».

Dimanche 18 octobre, des milliers de personnes se sont retrouvées place de la République à Paris – des dizaines de milliers partout dans le pays –, pour se recueillir à la mémoire du professeur. 

La foule parisienne, compacte et masquée, empêchait de respecter une distanciation physique devenue superflue. Les présents – actifs ou retraités, les jeunes étant très discrets – tendaient l’oreille pour saisir les prises de parole. Tous respectèrent une minute de silence ; certains murmurèrent une timide Marseillaise ; d’aucuns huèrent le gouvernement représenté en ces lieux ; beaucoup applaudirent en solidarité avec leurs compatriotes musulmans. 

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Des pancartes résumaient l’état d’esprit des Parisiens : « Réveillez-vous ! Samuel, tu étais prof comme moi. Ils t’ont laissé te massacrer » ; « On ne vous empêche pas de croire, vous ne nous empêcherez pas de penser » ; « L’enseignement est une arme de paix » ; « République une et indivisible. Contre la barbarie islamiste » ; « Guerre au nazislamisme qui égorge » ; « Islamistes et complices, vous ne ferez pas la loi dans ce pays » ; « Pour Samuel, pour les libertés, contre la terreur » ; « Not in my name. Musulmans de France »...

Pendant ce temps, sur la même place de la République, une poignée d’irréductibles Algériens – restés toutefois à l’écart du rassemblement principal – tentaient de maintenir vivant l’esprit d’un hirak réprimé sur la rive sud de la Méditerranée.

Mais contrairement à janvier 2015, l’heure n’est plus à « l’union nationale », en raison des manœuvres politiciennes de la droite ou de l’extrême droite, sans compter les règlements de comptes qui minent une gauche affaiblie. 

Ghettos

Pourtant, dans leur majorité, les organisations progressistes ont fait preuve de « décence ordinaire », en évitant d’alimenter des controverses déplacées, tout en rappelant des principes cardinaux, à l’instar d’Ensemble !, du Parti communiste français ou de la France insoumise, même si la sortie de Jean-Luc Mélenchon sur le « problème avec la communauté tchétchène » a de quoi laisser dubitatif.

Quant au pôle « radical », les positions plus contrastées témoignent d’une tension entre la décence ordinaire – exprimée par la majorité de la population, en particulier le corps enseignant frappé par les contre-réformes des gouvernements successifs – et les agendas propres aux secteurs d’intervention des organisations, conduisant certaines à privilégier l’antiracisme à l’anticléricalisme. 

Les postures publiques – issues de rapports de force internes et d’alliances parfois douteuses – conduisent à des non-dits au sujet du problème islamiste

Il suffit de jeter un œil aux communiqués de la Fédération anarchiste, du Parti ouvrier indépendant et démocratique, de Lutte ouvrière, à ceux de l’Union communiste libertaire et du Nouveau parti anticapitaliste pour mesurer la pluralité en la matière – empêchant de lancer en bloc des accusations « d’islamogauchisme » – mais aussi constater que les postures publiques – issues de rapports de force internes et d’alliances parfois douteuses – conduisent à des non-dits au sujet du problème islamiste.

Comme s’il devenait impossible à certains individus ou groupes de l’extrême gauche française d’exprimer, dans le même mouvement, leur soutien aux proches de Samuel Paty, de défendre la critique de toutes les religions, de condamner les raccourcis stigmatisant les musulmans, de réaffirmer leur opposition résolue au gouvernement et de désigner l’islamisme comme une des formes de l’extrême droite.

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Car les individus épris de liberté n’ont pas à choisir entre la peste et le choléra, entre « l’ethno-nationalisme et l’ethno-communautarisme politico-religieux ». Les personnes originaires des pays arabo-musulmans – et qui refusent qu’on leur dicte comment penser, parler, aimer, s’habiller ou manger – sont bien placées pour le savoir.

Ceci étant, on ne peut oublier que nous vivons une période d’incertitude généralisée et de confusion maximale. Les faits, le vocabulaire, les concepts, l’histoire, les principes, la théorie, les itinéraires peuvent être sciemment déformés, y compris chez les intellectuels « qui ne sont pas en soi porteurs de vérité », comme le rappelait l’anticolonialiste Denis Berger.

Enfin, on pourrait regretter le temps perdu et se demander ce que les rationalistes ont fait des avertissements formulés dès 1989 par Mohammed Harbi. Dans le sillage de « l’affaire des foulards de Creil », l’historien et militant algérien écrivait : « Il faut faire en sorte que les immigrés sortent des ghettos et veiller à ce que les islamistes ne leur en créent pas d’autres. »

C’est dans cette direction qu’il nous faut avancer avec détermination, patience et générosité.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Docteur en science politique, Nedjib Sidi Moussa est l’auteur d’Algérie, une autre histoire de l’indépendance (PUF, 2019) et de La Fabrique du musulman (Libertalia, 2017). Vous pouvez le suivre sur son site personnel : sinedjib.com
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