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Guantánamo : symbole durable de la sauvagerie déchaînée contre des musulmans innocents

La « guerre contre le terrorisme » de l’Occident a été présentée comme une lutte à mort contre un islam irrationnel et barbare fermement décidé à détruire la liberté. Guantánamo montre le contraire
Des manifestants se rassemblent devant la Cour suprême américaine pour demander la fermeture du centre de détention américain de Guantánamo à Cuba, le 11 janvier 2017 (AFP)

Il y a vingt ans, un chauffeur de taxi pakistanais, Ahmed Rabbani, a été enlevé par les autorités pakistanaises chez lui à Karachi et emmené dans la capitale, Islamabad.

De là, il a été transféré à Cobalt, « prison noire » tristement célèbre près de Kaboul en Afghanistan, où il a été détenu par la CIA. Le rapport sur la torture de la commission spéciale du Sénat américain, publié il y a dix ans, a documenté ce qu’ont vécu Rabbani et bien d’autres. 

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Les fenêtres totalement obturées de Cobalt laissaient les prisonniers isolés dans le noir complet – et souvent sans chauffage lors des rigoureux hivers afghans. Ils étaient menottés à des barres, les mains par-dessus la tête, ils ne pouvaient donc pas se reposer.

Ils étaient privés de sommeil par une musique forte et constante. Certains détenus étaient brûlés à la cigarette. D’autres étaient déshabillés, aspergés d’eau et placés dans des cellules froides.

Rabbani (52 ans) raconte que, pendant des jours, il était « pendu par les mains à un crochet de fer, les orteils touchant à peine le sol ». Cette forme de torture, baptisée l’estrapade, était particulièrement appréciée par l’inquisition espagnole.

Après 540 jours à Cobalt, Rabbani a été illégalement emmené à Guantánamo, la prison militaire américaine à l’étranger où les lois américaines ne s’appliquent pas. Le gouvernement américain peut donc détenir les prisonniers indéfiniment, sans procès, en tant que combattants ennemis.  

Pris pour un autre

Rabbani est innocent. Comme l’a mentionné le rapport du Sénat en 2012, il a été pris par erreur pour un agent d’al-Qaïda, Hassan Ghul. Les États-Unis le savent depuis au moins dix ans et probablement bien plus longtemps. Il est pourtant toujours à Guantánamo.

Beaucoup ont connu les mêmes souffrances. Au total, près de 800 hommes ont été emprisonnés pendant ses vingt ans d’existence.

« Imaginez votre vie sans votre père pendant dix-huit ans. Que seriez-vous ? S’il ne vous avait jamais touché ou pris soin de vous, ni donné son amour, son argent et tout le reste ? Où seriez-vous ? »

- Jawad Rabbani, fils d’Ahmed Rabbani

Rabbani, Pakistanais rohingya, pesait environ 73 kilos au moment de son arrestation. Émacié par une grève de la faim, il pèse à peine 30 kilos aujourd’hui, ce qui signifie – aime-t-il à plaisanter – que 57 % de lui « s’est évadé » de Guantánamo. Il souffre de troubles mentaux et de la mémoire.

Sa famille a été torturée également, mais différemment. À Islamabad l’automne dernier, j’ai rencontré son fils de 18 ans, Jawad. Jawad n’a jamais rencontré son père, enlevé quelques mois avant sa naissance.

Il m’a raconté comment, enfant, sa mère lui expliquait l’absence de son père en prétendant qu’il travaillait en Arabie saoudite. À l’âge de 6 ans, il lui a parlé pour la première fois lors d’un appel téléphonique d’un quart d’heure organisé par la Croix-Rouge. 

Son père lui a appris qu’il était en prison. « Je lui ai demandé : “pourquoi es-tu en prison ?” La prison est censée être pour les méchants. Il a ri et n’a pas répondu », relate Jawad. Il m’a confié que cela s’est mis à l’affecter énormément lors du passage à l’adolescence. « Je suis allé sur le dark web quand j’avais 13 ou 14 ans. J’ai cherché les vidéos, ces gens qui torturaient et comment ils faisaient et toutes ces choses que vous apprenez sur le dark web », a-t-il expliqué.

« Je pleurais dans ma chambre », confie Jawad Rabbani (MEE/Huthifa Fayyad)
« Je pleurais dans ma chambre », confie Jawad Rabbani (MEE/Huthifa Fayyad)

« J’étais dans ces groupes où ils partageaient les vidéos où ils torturaient des gens et toutes ces choses. Donc j’ai une bonne idée de comment ils l’ont torturé et de toutes ces choses, du waterboarding [simulacre de noyade] aux coups, en passant par jouer de la musique pour torturer mon père. Comment ils vont affecter son cerveau et toutes ces choses. Je le savais. » 

« À une époque, je croyais que mon père avait commis un crime. C’est pourquoi il était torturé, parce qu’on ne torture pas une personne sans raison. Je pleurais la nuit dans ma chambre. Imaginez votre vie sans votre père pendant dix-huit ans. Que seriez-vous ? S’il ne vous avait jamais touché ou pris soin de vous, ni donné son amour, son argent et tout le reste ? Où seriez-vous ? » 

Abandon de l’État de droit

Jawad est devenu introverti et tourmenté. Il n’arrivait jamais à se faire des amis parce qu’il était incapable de parler de sa situation familiale.

Jawad a raconté qu’un tournant s’est produit lorsqu’il a rencontré Clive Stafford Smith, l’avocat britannique qui représente plus de 80 détenus de Guantánamo. « J’ai appris après cette rencontre que mon père était innocent », rapporte Jawad. « La seconde chose que j’ai apprise, c’est que je ne dois pas être avoir honte de mon père parce qu’il est en prison. » 

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C’est une histoire répugnante.

Les États-Unis ont totalement abandonné l’État de droit et toute prétention de procès en bonne et due forme avec leur pratique de la détention arbitraire et de la torture – dite « interrogatoire avancé ». La Grande-Bretagne s’y est pliée docilement, laissant les Américains emprisonner et torturer des citoyens britanniques qui n’avaient pas été inculpés. Les renseignements britanniques étaient impliqués dans les interrogatoires.

L’habeas corpus, cette célèbre liberté ancienne qui garantit que personne ne peut être emprisonné illégalement, a été totalement ignoré dans la « guerre contre le terrorisme ». 

Dans l’atmosphère chauvine qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001, les musulmans ont été considérés par beaucoup en Occident comme ne méritant pas les droits de l’homme de base.

Le gouvernement britannique ne serait assurément pas resté de marbre si un Britannique chrétien blanc avait été torturé et emprisonné à Cuba ; dans le cas des musulmans britanniques, cependant, cela n’a pas été considéré comme un problème.

Barbarie et sauvagerie

Tous les prisonniers sont musulmans. Les vingt premiers détenus sont arrivés il y a exactement vingt ans, le 11 janvier 2002. Guantánamo fait du terrorisme un crime musulman, qui nécessite une structure juridique alternative pour faire face à ce qui est considéré comme l’horreur exceptionnelle des crimes musulmans.

La prison est toujours ouverte aujourd’hui. Des innocents languissent dans leurs cellules à ce moment précis. Guantánamo est un rappel de la barbarie et de la sauvagerie durables déchaînées contre des musulmans innocents par l’islamophobie générée en Occident après le 11 septembre. 

Guantánamo fait du terrorisme un crime musulman, qui nécessite une structure juridique alternative pour faire face à ce qui est considéré comme l’horreur exceptionnelle des crimes musulmans

La guerre contre le terrorisme a été présentée en Occident comme une lutte à mort contre un islam irrationnel et barbare fermement décidé à détruire la liberté et la vie humaine. Guantánamo montre le contraire.

Pure coïncidence, le soir où j’ai interviewé Jawad, on a appris qu’après vingt ans d’incarcération, les autorités américaines avaient prévu de libérer son père Ahmed Rabbani. Il ne faut pas trop espérer. Il y a des détenus de Guantánamo dont la libération est prévue depuis dix ans et qui n’ont toujours pas été libérés. Le gouvernement américain n’a jamais fourni d’explication satisfaisante. 

Jawad, lui, aspire à la libération de son père et m’a dit que son rêve était que tous deux puissent ouvrir un restaurant ensemble dans leur ville natale de Karachi. Espérons qu’ils ne doivent pas attendre trop longtemps. 

- Peter Oborne a été élu meilleur commentateur/blogueur en 2017 et désigné journaliste indépendant de l’année 2016 à l’occasion des Online Media Awards pour un article qu’il a rédigé pour Middle East Eye. Il a reçu le prix de Chroniqueur britannique de l’année lors des British Press Awards de 2013. En 2015, il a démissionné de son poste de chroniqueur politique du quotidien The Daily Telegraph. Son dernier livre, The Assault on Truth, est sorti en février 2021. Parmi ses précédents ouvrages figurent Le Triomphe de la classe politique anglaise, The Rise of Political Lying et Why the West is Wrong about Nuclear Iran.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Peter Oborne won best commentary/blogging in both 2022 and 2017, and was also named freelancer of the year in 2016 at the Drum Online Media Awards for articles he wrote for Middle East Eye. He was also named as British Press Awards Columnist of the Year in 2013. He resigned as chief political columnist of the Daily Telegraph in 2015. His latest book is The Fate of Abraham: Why the West is Wrong about Islam, published in May by Simon & Schuster. His previous books include The Triumph of the Political Class, The Rise of Political Lying, Why the West is Wrong about Nuclear Iran and The Assault on Truth: Boris Johnson, Donald Trump and the Emergence of a New Moral Barbarism.
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