Guerre à Gaza : alors que tous les regards sont rivés sur Rafah, Israël renforce son contrôle sur le nord de la bande côtière
Après avoir récemment approuvé un plan d’invasion de Rafah, où sont réfugiés 1,4 million de Palestiniens, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a annoncé fin mars que l’armée se préparait à avancer.
Le cabinet de guerre dit « triumvirat », composé de Benyamin Netanyahou, du ministre de la Défense Yoav Gallant et de l’ancien chef de l’opposition Benny Gantz, était déjà parvenu à un consensus sur une incursion à Rafah pour prendre le contrôle du corridor de Philadelphie (également appelé route de Philadelphie ou axe de Saladin).
Dans un discours prononcé face au lobby américain pro-israélien AIPAC, Benyamin Netanyahou a insisté sur le fait que « la route de la victoire passe par Rafah », une stratégie qui, selon lui, bénéficie d’un « soutien écrasant » au sein de la société israélienne.
Pourtant, si les menaces d’invasion imminente de Rafah proférées par les politiciens israéliens attirent l’attention du monde entier sur le sud de la bande côtière, le gouvernement a accéléré les mesures prises sur le terrain dans le nord de Gaza pour consolider son occupation et assurer sa longévité.
Un élément clé de la stratégie israélienne est d’empêcher le retour des Palestiniens déplacés dans le sud, car l’objectif est de modifier les caractéristiques géographiques et démographiques de la bande de Gaza.
« Occupation permanente »
Des images satellites analysées par CNN montrent qu’une route construite par l’armée israélienne pour diviser Gaza en deux a atteint la côte méditerranéenne.
Selon l’article de CNN, une image satellite du 6 mars « révèle que la route est-ouest, en construction depuis des semaines, s’étend désormais de la zone frontalière entre Gaza et Israël à l’ensemble de la bande d’environ 6,5 km de large, séparant le nord de Gaza, y compris la ville de Gaza, du sud de l’enclave ».
L’article indique que l’armée a eu recours à « une grande quantité de mines et d’explosifs » pour dégager la zone. Les bombes de fabrication américaine ont été utilisées pour détruire les habitations et les infrastructures restantes dans le nord de la bande de Gaza, en particulier dans la zone de Beit Hanoun, qui borde le point de passage d’Erez.
D’autres zones proches de la ville de Gaza, en particulier dans sa banlieue est, font désormais partie de la zone tampon qu’Israël est en train de construire à Gaza et le long de la frontière.
Dans le quartier de Zaytoun, alors que les négociations pour un cessez-le-feu n’en finissent pas, l’armée israélienne progresse dans son « projet pilote » de gestion civile visant à contrôler entièrement la distribution de nourriture et d’autres provisions. Ce projet repose sur la conviction que celui qui contrôle la nourriture contrôle le peuple.
Ce projet s’accompagne d’une interdiction stricte par Israël de l’aide à Gaza et de l’expulsion des organisations humanitaires de la zone, une politique qu’Israël cherche à étendre à d’autres zones de Gaza. Israël a spécifiquement ciblé l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, l’UNRWA, et vise à la détruire, dans le cadre de ses efforts pour éliminer la question des réfugiés et le droit au retour des Palestiniens.
Les forces israéliennes cherchent également à recruter des agents palestiniens avec lesquels elles peuvent coopérer sous le prétexte de la distribution de nourriture et d’aide. En réalité, elles cherchent à former ces agents à la sécurité et à les transformer en milices qui opprimeront les Palestiniens. Ces milices deviendront une extension de l’occupation tout en bénéficiant de son système corrompu.
La nouvelle route construite dans le nord fragmente la ville, la réduisant à des quartiers résidentiels isolés. L’emplacement de la route, qui s’étend jusqu’à la mer, semble rejoindre celui du projet de construction d’un « port flottant » par les États-Unis, que l’administration Biden a proposé de construire comme solution « temporaire » pour l’acheminement de l’aide humanitaire.
En réalité, Israël met en place l’infrastructure nécessaire à une occupation permanente de la bande de Gaza dans des conditions fondamentalement différentes de celles en place jusqu’au désengagement de 2005. Plus précisément, la population de Gaza ne sera plus considérée comme une extension de la population palestinienne et Gaza ne sera plus considérée comme faisant partie de la région géographique palestinienne.
Au contraire, l’objectif est d’empêcher le retour des déplacés, tandis que ceux qui parviendront à y retourner ne trouveront plus rien pour reconstruire leur vie, car ni maison, ni quartier, ni ville ne subsistent.
Cette doctrine est en vigueur depuis la Nakba palestinienne de 1948 et la création de la question des réfugiés palestiniens, qui est toujours définie comme un déplacement « temporaire ».
Réinstallation israélienne
Israël s’apprête à rétablir son occupation de Gaza en prenant le contrôle des principaux axes routiers, couloirs et rues. Jusqu’à son retrait unilatéral en 2005, les Palestiniens n’avaient pas accès à ces zones.
L’idée de diviser la bande de Gaza en zones accessibles aux Israéliens et restreintes aux Palestiniens remonte à l’occupation de 1967.
En 1971, Ariel Sharon, commandant de l’armée israélienne pour la région sud et plus tard Premier ministre, a préparé un plan pour diviser Gaza et le Nord-Sinaï en cinq zones de colonies en vue d’empêcher la proximité géographique entre les Palestiniens du nord, du centre et du sud.
En réalité, Israël met en place l’infrastructure nécessaire à une occupation permanente de la bande de Gaza
Israël a encerclé cette zone au nord par des colonies et des check-points et au sud par un ensemble de colonies dans le nord du désert du Sinaï.
Ariel Sharon l’a baptisé « plan des cinq doigts » et le gouvernement dirigé par Golda Meir l’a entièrement adopté en 1972.
Le premier plan a été le « doigt du nord », qui comprenait un ensemble de colonies à l’extrême nord de la bande de Gaza – Beit Hanoun et le point de passage d’Erez. Il visait à étendre la portée d’Ashkelon (Asqalan al-Burj) aux zones situées à l’intérieur de Gaza.
Le second a été le « doigt Netzarim », qui s’étendait entre le poste-frontière d’al-Montar, aussi appelé Karni, et la mer Méditerranée. Long de 8 km, il séparait la ville de Gaza de la vallée de Gaza et du centre de la bande. Avant 2005, la colonie de Netzarim était située à l’ouest de Gaza, le long de la côte. Elle passait par la route al-Rasheed et Salah al-Din, la principale autoroute de Gaza, et s’étendait du nord au sud de la bande, formant un point de contrôle sur le port de Gaza.
Le troisième doigt a été l’axe Kissufim, une colonie située près de la rue al-Chouhada, qui séparait Deir al-Balah des zones centrales de Gaza jusqu’à Khan Younès, où l’ensemble des colonies de Gush Katif a été implanté.
Le quatrième a été le kibboutz Sufa, situé entre Khan Younès et Rafah. Il a été créé en 1974 en tant que poste militaire dans la péninsule du Sinaï et transformé en ferme civile en 1977. Il a été conçu pour s’étendre jusqu’à la mer.
Le cinquième doigt a été l’ensemble des colonies de Yamit dans le nord du Sinaï, à la périphérie de Rafah depuis le sud, qui empêchait toute proximité géographique entre Rafah et le Sinaï.
Douze de ses villes et un aéroport israélien ont été annexés en 1982 après l’accord de Camp David avec l’Égypte. Par la suite, le corridor de Philadelphie (Saladin) a été mis en place. En envahissant Rafah, Israël veut contrôler le poste-frontière avec l’Égypte.
Il convient de préciser que la plupart des « doigts » vont d’est en ouest, jusqu’à la mer, afin d’empêcher toute proximité géographique dans la bande de Gaza. L’objectif d’Israël était de morceler Gaza du nord au sud en plusieurs zones stratégiques.
Toutefois, la plupart de ces plans n’ont pas duré dans le temps et ont pris fin en 2005, lorsque le gouvernement dirigé par Ariel Sharon a décidé de se retirer complètement de Gaza.
Lors d’une récente escalade, le conseil des colonies de Cisjordanie a organisé une conférence populaire en faveur de la réinstallation de colonies à Gaza, à laquelle ont participé douze ministres du Parti sioniste religieux et du Likoud.
Le conseil a examiné les projets de reconstruction des ensembles de colonies aux mêmes emplacements que ceux qui avaient été évacués et démolis en 2005 lors de la mise en œuvre du plan de désengagement de Gaza et du nord de la Cisjordanie.
Focalisation sur l’aide humanitaire
Les menaces du Premier ministre Benyamin Netanyahou de prendre d’assaut Rafah et le corridor de Philadelphie sont probablement une tactique de négociation pour faire pression et exercer un chantage sur les dirigeants du Hamas et d’Égypte. Néanmoins, les analystes israéliens insistent sur le fait que les véritables intérêts stratégiques d’Israël se situent dans le nord de la bande de Gaza et qu’une confrontation avec l’Égypte pourrait déclencher un dilemme stratégique.
Cela signifie qu’il n’est pas possible d’envisager une résolution totale de la guerre, mais seulement des accords partiels et temporaires après lesquels la guerre se poursuivra – et où Israël ne se retirera pas et où les familles déplacées ne retourneront pas.
Tout au plus, les discussions sur le retour des personnes déplacées à Gaza seront peu significatives et n’aboutiront pas à leur retour effectif. En réalité, avant tout cessez-le-feu, Israël aura achevé son système de contrôle et consolidé sa présence coloniale à Gaza. En d’autres termes, Israël ne mène pas une campagne militaire qui s’achèvera avec la fin de cette guerre.
Les Palestiniens et les Arabes sont trop concentrés sur les négociations et les pourparlers en vue d’un cessez-le-feu, ainsi que sur les tactiques d’obstruction d’Israël. Il en résulte une course effrénée aux détails qui ne sont qu’une série de distractions, alors que les actions d’Israël sur le terrain révèlent clairement un retour à l’occupation totale de Gaza et à sa destruction en tant que bloc géographique uni pour sa population.
La focalisation de la communauté internationale sur l’aide humanitaire, tout en ignorant les plans à long terme d’Israël, aura pour conséquence le déplacement des Palestiniens pour une durée indéterminée.
Une autre problématique concerne la proposition du « port flottant » qui, selon la Maison-Blanche, servira à livrer deux millions de repas par jour à Gaza. Selon ce plan, Israël prendra le contrôle de la sécurité du port temporaire en coopération avec l’armée américaine, laquelle n’entrera pas dans Gaza. Pourtant, Benyamin Netanyahou a récemment déclaré que ce port pourrait servir à « déporter » les Palestiniens de Gaza et permettre à Israël de procéder à leur expulsion massive.
Il convient également de mentionner que la large route que l’armée israélienne construit du sud-est de la ville de Gaza jusqu’à la mer est géographiquement cohérente avec la proposition faite par le ministre israélien des Affaires étrangères, Israël Katz, aux dirigeants de l’Union européenne concernant le déplacement forcé des Palestiniens vers un îlot artificiel.
Qui plus est, le fait que le nord de la bande de Gaza soit constamment considéré comme une région à part entière suggère que la communauté internationale reconnaît que le nord de la bande côtière est désormais séparé du sud. En établissant des structures de distribution de l’aide distinctes pour le nord et le sud – qui seront gérées par Israël –, la communauté internationale garantit le maintien de la présence et de l’occupation d’Israël à Gaza.
Cela signifie également que l’aide humanitaire américaine pourrait devenir une extension de l’occupation israélienne et de ses mécanismes de contrôle sur Gaza. Ce projet a vu le jour dans un contexte où les partisans du gouvernement Netanyahou empêchent l’entrée de l’aide à Gaza par le poste-frontière de Karem Abu Salem, aussi appelé Kerem Shalom.
Un discours irréaliste
Le discours politique des factions palestiniennes est en outre irréaliste et traite la situation comme si les conditions étaient les mêmes qu’avant le 7 octobre et qu’elles n’avaient pas radicalement changé. Ils affirment que les Palestiniens doivent simplement surmonter leurs divisions, alors même que Wadi Gaza constitue désormais une frontière qui limite les déplacements des Palestiniens de Gaza, à l’instar du mur de l’apartheid en Cisjordanie.
Les Palestiniens et les Arabes sont trop concentrés sur les négociations et les pourparlers en vue d’un cessez-le-feu, […] alors que les actions d’Israël sur le terrain révèlent clairement un retour à l’occupation totale de Gaza et à sa destruction en tant que bloc géographique uni pour sa population
Le mur de l’apartheid a radicalement changé les caractéristiques politiques et géographiques de la population en Cisjordanie. Il a été construit sur les ruines de la présence urbaine palestinienne et les déplacements forcés d’une population dont le retour a été interdit.
En mettant en œuvre ses plans à Gaza, en particulier dans le nord, Israël assure son occupation durable de Gaza. Les Palestiniens et les Arabes – ainsi que la communauté internationale – devraient concentrer leur attention sur les changements radicaux apportés aux réalités géographiques et démographiques sur le terrain.
Le monde arabe doit exercer une pression directe sur les États-Unis pour obliger Israël à autoriser l’aide humanitaire à entrer dans la bande de Gaza par ses frontières terrestres et à ne pas céder aux conditions du gouvernement israélien, car la bande de Gaza reste une zone palestinienne et non israélienne.
Ils doivent également adopter une position ferme et lancer une campagne massive pour faire pression sur l’administration Biden afin qu’elle cesse de fournir à Israël l’aide militaire et les armes utilisées pour éradiquer tous les éléments de la vie de base à Gaza, tout en fournissant une assistance humanitaire inadéquate, qui, de fait, est dénuée de toute humanité.
Une telle pression extérieure est nécessaire, car tant le gouvernement Netanyahou que son opposition bloquent toutes les démarches en vue d’une solution politique.
En attendant, tandis qu’ils consolident leur occupation à Gaza, ils affament systématiquement la population palestinienne et commettent des actes graves qui constituent des crimes de guerre et des actes génocidaires mortels, dont les conséquences pourraient être plus graves que les bombardements quotidiens de la ville et de ses habitants.
- Ameer Makhoul est un activiste palestinien de premier plan et journaliste au sein de la communauté des Palestiniens de 1948 (citoyens d’Israël). Il a dirigé Ittijah, une ONG palestinienne en Israël. Il a été emprisonné par Israël pendant dix ans.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].