Aller au contenu principal

Gaza : le sort de la justice internationale se joue dans la requête sud-africaine contre Israël pour « génocide » devant la CIJ

La Cour internationale de justice entend cette semaine les arguments des parties concernant la campagne génocidaire d’Israël contre le peuple palestinien
Des manifestants organisent une « marche pour la Palestine » à Dortmund, dans l’ouest de l’Allemagne, le 28 octobre 2023, pour demander un cessez-le-feu à Gaza (Ina Fassbender/AFP)

Il n’y a rien de rhétorique, tendancieux ou partisan dans la requête adressée à la Cour internationale de justice (CIJ) par laquelle l’Afrique du Sud accuse Israël de génocide à Gaza.

Le document de 84 pages a été méticuleusement rédigé par des experts internationaux en matière de génocide. Il est truffé de preuves à l’appui. Il est soigneusement argumenté sur le plan juridique. Il présente un cas accablant avec des faits concrets, brutaux, incontestables.

Si la requête reconnaît que le Hamas est responsable des crimes de guerre atroces commis contre des civils dans le sud d’Israël le 7 octobre, elle souligne que rien de ce qui s’est passé ce jour-là ne peut justifier ce qui est commis chaque jour depuis trois mois à l’encontre de la population de Gaza dans son ensemble.

La requête expose les arguments irréfutables selon lesquels l’intention, la politique et les actions de l’État d’Israël, telles qu’exprimées par les déclarations des titulaires des plus hautes fonctions politiques du pays et par les actions et les agissements de ses soldats, sont génocidaires et dirigées contre les Palestiniens de Gaza en tant que groupe.

Le document rassemble une avalanche de preuves d’actes de génocide prémédités en sept catégories principales. Il convient de les énumérer :

1. L’ampleur de la tuerie, qui dépasse aujourd’hui les 22 000 morts, dont 70 % sont des femmes et des enfants.

2. Le traitement cruel et inhumain d’un grand nombre de civils, y compris des enfants, qui ont été arrêtés, ont eu les yeux bandés et ont été forcés de se déshabiller et de rester dehors par temps froid, avant d’être emmenés dans des lieux inconnus.

3. La rupture continue des promesses de sécurité, Israël bombardant des zones vers lesquelles il avait conseillé aux résidents de fuir à travers des tracts.

4. La privation d’accès à la nourriture et à l’eau, une politique qui a poussé la population de Gaza au bord de la famine.

5. La privation d’accès à un logement, des vêtements et une hygiène adéquats : l’attaque d’Israël sur le système de santé n’a laissé que 13 des 36 hôpitaux encore partiellement fonctionnels, les forces israéliennes ayant pris pour cible les générateurs des hôpitaux, les panneaux solaires, les stations d’oxygène, les réservoirs d’eau, les ambulances, les convois médicaux et les premiers intervenants.

6. La destruction de la vie palestinienne à Gaza – ses villes, ses maisons, ses immeubles, ses infrastructures, ses universités et sa culture.

7. Dernier point, mais non des moindres, l’expression d’une intention génocidaire à l’encontre du peuple palestinien par des représentants de l’État, notamment les références du Premier ministre Benyamin Netanyahou au récit biblique de la destruction totale d’Amalek par les Israélites, la déclaration du président Isaac Herzog selon laquelle « c’est toute une nation qui est responsable », et l’affirmation du ministre de la Défense Yoav Gallant selon laquelle Israël se bat contre des « animaux humains ».

Des massacres en temps réel

Giora Eiland, ex-chef du Conseil national de sécurité israélien et conseiller du gouvernement, occupe une place particulièrement importante dans la description de l’action d’Israël.

Commentant l’ordre donné par Israël de couper l’eau et l’électricité à Gaza, Eiland a rédigé dans un journal en ligne : « C’est ce qu’Israël a commencé à faire : nous avons coupé l’approvisionnement en énergie, en eau et en diesel de la bande de Gaza... Mais ce n’est pas suffisant. Pour que le siège soit efficace, nous devons empêcher les autres de fournir de l’aide à Gaza... Il faut dire à la population qu’elle a deux choix : rester et mourir de faim, ou partir. Si l’Égypte et d’autres pays préfèrent que ces personnes périssent à Gaza, c’est leur choix. »

En réalité, aucun pays ne fait plus pour délégitimer Israël que l’État israélien lui-même

Deux aspects de la requête auprès de la CIJ méritent d’être soulignés.

Tout d’abord, contrairement aux demandes de réparation pour les événements les plus tristement célèbres de l’histoire récente – tels que les champs de la mort au Cambodge, le génocide rwandais ou les crimes de guerre serbes –, la requête porte sur un génocide qui se déroule en temps réel.

Il se produit tous les jours et continuera à se produire si aucune puissance ou juridiction extérieure n’intervient. L’urgence de cette requête auprès de la CIJ est impérieuse.

Un autre élément presque aussi important est le pays même qui dépose cette requête. L’Afrique du Sud et Israël sont tous deux liés par les statuts de la CIJ et sont tous deux parties à la Convention sur le génocide.

De surcroît, aucun pays n’a fait plus que l’Afrique du Sud pour prouver qu’une lutte de libération contre un régime d’apartheid despotique et excessivement puissant peut réussir.

Comme Israël aujourd’hui, l’Afrique du Sud de l’apartheid était une puissance nucléaire, dotée d’une armée puissante qui écrasait les rébellions armées et était, elle aussi, soutenue par toutes les grandes puissances occidentales.

L’Afrique du Sud de l’apartheid s’est autodétruite par ses propres actions. État paria, elle a dû finalement céder à la volonté de la majorité noire réprimée.

Audience en baisse

Conscient de l’importance de cette requête, Israël a réagi en accusant de manière absurde l’Afrique du Sud de complicité avec le Hamas, un groupe classé comme organisation terroriste par les membres de l’Union européenne et d’autres pays, et ce, sans aucune preuve.

Le porte-parole du gouvernement israélien, Eylon Levy, a accusé l’Afrique du Sud d’être « criminellement complice » de la « campagne de génocide » du Hamas contre le peuple israélien.

« L’État d’Israël comparaîtra devant la Cour internationale de justice de La Haye pour réfuter l’absurde diffamation de l’Afrique du Sud », a-t-il déclaré. « Il est tragique que la nation arc-en-ciel, qui se targue de lutter contre le racisme, se batte pro bono pour des racistes antijuifs. »

Guerre à Gaza : des dizaines d’experts en crimes d’État qualifient les actions d’Israël de « génocide » du peuple palestinien
Lire

Levy semble avoir oublié ce qu’il a écrit en août à l’encontre d’un fasciste maison, le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir, lorsque ce dernier a exhorté le Premier ministre à le limoger.

« Pourquoi, pourquoi le bureau du Premier ministre israélien prend-il tant de peine à faire de la Hasbara [communication et propagande israéliennes à destination de l’étranger.] pour Ben Gvir, un partisan convaincu du terrorisme, au lieu de le renvoyer ? J’aimerais être le porte-parole des médias étrangers de Netanyahou, juste pour pouvoir démissionner en signe de protestation », a écrit Levy dans un tweet.

Aujourd’hui, Levy est porte-parole du gouvernement et fait le travail de Ben Gvir à sa place. Mais son audience baisse et l’écouter devient un sport minoritaire.

Cela n’a pas empêché les principaux soutiens d’Israël de balayer les accusations de l’Afrique du Sud, avant même qu’elles ne soient entendues à La Haye. Le porte-parole du Conseil national de sécurité de la Maison Blanche, John Kirby, a qualifié l’affaire sud-africaine de « sans mérite, contre-productive et totalement dénuée de fondement ». L’ancien Premier ministre britannique Boris Johnson a condamné, de son côté, une enquête de la Metropolitan Police de Londres sur les crimes de guerre commis par Israël, déplorant la « politisation inquiétante » des forces de police.

Pourtant, Israël ne parvient pas à faire passer son message, car d’autres pays, comme la Malaisie, la Turquie et bien d’autres, se rangent derrière l’Afrique du Sud. La plupart des pays membres de l’Assemblée générale des Nations unies ont demandé à Israël d’arrêter immédiatement sa campagne à Gaza.

En réalité, aucun pays ne fait plus pour délégitimer Israël que l’État israélien lui-même.

Réinstallation « volontaire »

Nul besoin d’un diplôme en droit pour décoder ce qui se passe. Pour se faire une idée de la production quotidienne de discours de haine d’Israël, il suffit de regarder et d’écouter les vidéos de soldats, de chanteurs, d’artistes et de responsables politiques. Il ne s’agit plus d’une frange. Ils représentent la pensée dominante d’Israël.

Ils sont devenus génocidaires, racistes et fascistes lorsqu’ils parlent des Palestiniens, et ce, sans aucune honte. Ils sont fiers de leur racisme et en plaisantent, et ne font pas grand-chose pour le dissimuler.

Ce racisme était-il un fait nouveau, ou se tapissait-il dans les recoins sombres du discours israélien, derrière les apparences – manifestement fausses – d’une démocratie occidentale libérale et ouverte ?

Ce n’est pas une question à laquelle le journaliste israélien chevronné Gideon Levy peut répondre honnêtement.

Un enfant palestinien longe des tentes dans un camp de fortune abritant des Palestiniens déplacés, à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 2 janvier 2024 (AFP)
Un enfant palestinien longe des tentes dans un camp de fortune abritant des Palestiniens déplacés, à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 2 janvier 2024 (AFP)

« C’est l’une des deux [options] : soit c’est le vrai visage d’Israël et l’attentat du 7 [octobre] a légitimé sa remontée à la surface, soit le 7 [octobre] a vraiment changé les choses », a expliqué Levy. « Je ne sais pas laquelle des deux options est la bonne, mais je continue à penser que si une attaque – aussi barbare soit-elle, et elle était barbare –, si une attaque pousse tant d’Israéliens à devenir inhumains... imaginez ce que cela fait aux Palestiniens qui vivent sous ces attaques depuis des décennies. »

Comme le reconnaît Levy, la plupart des Israéliens ignorent ce que leur État fait à Gaza. Ils ne cachent pas leur intention de détruire la plus grande partie possible de Gaza.

En coulisses, de hauts fonctionnaires mèneraient des pourparlers clandestins avec le Congo en vue d’une réinstallation « volontaire » des Palestiniens de Gaza. L’Arabie saoudite, l’Irak et d’autres États avaient été approchés avec la même politique en tête, bien avant l’attaque du Hamas.

Ces contacts soigneusement organisés ne peuvent être considérés comme une réaction à un traumatisme et ne sont pas non plus le fruit de l’imagination de personnes telles que Ben Gvir ou le ministre des Finances Bezalel Smotrich. Vider la Palestine de sa population est une stratégie à long terme profondément enracinée.

Si rien n’est fait pour l’arrêter, Israël continuera sur la même voie, quel que soit le sort réservé au Hamas.

La marche à suivre

Même sur ce point précis, l’histoire ne plaide pas en faveur d’une politique d’assassinat des chefs de la résistance.

L’assassinat du chef adjoint du Hamas, Saleh al-Arouri, à Beyrouth, est comparé à la traque menée par le Mossad contre les organisateurs du massacre des Jeux olympiques de Munich en 1972.

Or l’assassinat ciblé des leaders palestiniens n’est pas une nouveauté, et cela ne réussit pas manifestement. Le soulagement qu’il procure à Israël n’est que temporaire.

Ce sont des mots que tout dirigeant occidental qui permet à Israël de poursuivre ses massacres ne peut se permettre d’ignorer

Il y a près de vingt ans, Israël a pris pour cible le cofondateur et dirigeant spirituel du Hamas Ahmed Yassine, un tétraplégique en fauteuil roulant, à l’aide de missiles tirés d’un hélicoptère, alors qu’il se rendait à la mosquée pour accomplir la prière du matin.

Deux ans seulement après sa mort, le Hamas a remporté les premières élections libres organisées en Palestine depuis de nombreuses années. Tant sur le plan politique que militaire, le Hamas est aujourd’hui incomparablement plus grand, plus puissant et plus populaire que l’organisation fondée par Yassine.

Il y a vingt ans, le Hamas n’aurait jamais pu résister à trois mois de bombardements continus et continuer à tirer des missiles sur Tel Aviv. Ses combattants n’auraient jamais pu infliger à l’armée israélienne les pertes qu’elle subit actuellement.

L’assassinat des dirigeants du Hamas ne fera qu’encourager une nouvelle génération de chefs de la résistance à se manifester, chaque génération se révélant plus puissante que la précédente. Penser le contraire relève de l’utopie. Et Israël s’en prend aussi à ceux avec qui il devra un jour négocier.

Peter Hain, ancien ministre britannique chargé du Moyen-Orient, lui-même originaire d’Afrique du Sud, a déclaré que les pourparlers de paix avec le Hamas étaient la seule voie possible pour Israël et ses alliés.

« J’écris ces lignes depuis Le Cap, où des Sud-Africains honnêtes de toutes races et croyances méprisent ce qu’ils considèrent comme une profonde politique de deux poids, deux mesures de la part des dirigeants du Nord global : ils veulent soutenir l’autodétermination de l’Ukraine, mais sont complices du déni de l’autodétermination des Palestiniens et coupables de l’horreur à Gaza », écrit-il dans le Guardian. « La rupture géopolitique avec le Sud s’aggrave et coûtera cher à Washington, Londres et Bruxelles dans un monde de plus en plus troublé. »

Ce sont des mots que tout dirigeant occidental qui permet à Israël de poursuivre ses massacres ne peut se permettre d’ignorer.

La CIJ a accepté de tenir une audience cette semaine pour examiner la requête de l’Afrique du Sud en vue d’une décision urgente. Aucune audience à la Cour internationale de justice de La Haye n’est plus urgente. Le sort de cette espèce en voie de disparition qu’est la justice internationale en dépend.

David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].