Aller au contenu principal

Importation de gaz israélien : la Jordanie fait des choix énergétiques contre ses propres intérêts

La pression américaine et la corruption sont à l’origine d’un contrat de 10 milliards de dollars qui met en péril la souveraineté énergétique jordanienne au profit d’Israël

Deux ans après la signature d’une lettre d’intention en vue d’importer du gaz depuis les gisements occupés par Israël à l’est de la Méditerranée, la Compagnie électrique nationale de Jordanie (National Electric Power Company ou NEPCO), une entreprise détenue à 100 % par le gouvernement qui a le monopole de la production d’électricité en Jordanie, a finalement signé le véritable contrat sur le gaz ce lundi.

Tout indique que le régime jordanien cherchait un moment stratégique pour la signature de ce contrat face à une considérable opposition de la population

Selon les termes de cet accord, le consortium israélien dirigé par la société américaine Noble Energy devra fournir une quantité brute d’environ 45 milliards de mètres cubes de gaz naturel issu du champ gazier du Léviathan, qui est encore au stade de projet, et ce sur une période de quinze ans, en échange de 10 milliards de dollars.

La déclaration a d’abord été faite publiquement, dans la presse internationale puis dans la presse locale. Le régime jordanien a toutefois gardé le silence, attendant le bon moment alors que le pays était en plein vide politique. Les élections législatives jordaniennes venaient de se terminer et la nouvelle session parlementaire avait été repoussée à novembre par décret royal ; le gouvernement avait été dissous juste avant la signature de l’accord, et le nouveau Premier ministre n’avait pas encore constitué le nouveau gouvernement, qui était annoncé pour le 28 septembre.

Pendant cette période, le pays a été submergé d’événements : l’agitation autour des résultats électoraux, de violents échanges médiatiques entre libéraux et conservateurs au sujet du changement des programmes scolaires, l’assassinat de l’écrivain Nahed Hattar, et l’arrestation de Zain Karazon, star de Snapchat en Jordanie. Tout indique que le régime jordanien cherchait un moment stratégique pour la signature de ce contrat face à une considérable opposition de la population.

Un risque de chantage énergétique

À partir de septembre 2014, juste après l’annonce de la rédaction d’une lettre d’intention engageant NEPCO et Noble Energy dans une future importation de gaz de production israélienne, s’est formé le noyau dur de ce qui allait devenir au fil des mois la « campagne nationale pour l’annulation de l’accord gazier avec l’entité sioniste ». Celle-ci fut créée par des acteurs populaires, ce qui a débouché sur la formation d’une large coalition réunissant des militants, des partis politiques, des syndicats, des collectifs et associations à caractère social, des députés, et même des vétérans de l’armée, avec pour slogan commun : « Le gaz de l’ennemi, c’est l’occupation ».

L’opposition à l’accord se fonde sur le refus du peuple d’utiliser les milliards de dollars d’impôts des contribuables jordaniens pour soutenir le terrorisme d’État israélien et les colonies de peuplement. Elle s’appuie également sur le fait que le gaz et l’énergie sont des produits stratégiques qui donnent au pays exportateur un énorme avantage stratégique.

Il existe de nombreux exemples de ces avantages. Le plus récent : la série de menaces russes de couper l’approvisionnement de l’Europe en gaz, ainsi que leur concrétisation vis-à-vis de l’Ukraine. Étant donné le long passé d’Israël en matière d’agressions, de mépris vis-à-vis des résolutions de l’ONU et de violations du droit international, le risque de chantage énergétique n’est pas exagéré.

L’offre ne signifie pas la demande

Il est important de souligner que la Jordanie n’a pas besoin du gaz israélien. Selon un porte-parole du ministère jordanien de l’Énergie et des Ressources minérales, les ressources issues du terminal de gaz naturel liquéfié (GNL) récemment ouvert dans la ville portuaire d’Aqaba, au sud du pays, répond à 82 % de la capacité de production électrique de la Jordanie. En fait, la Jordanie dispose d’un stock excédentaire de ce gaz, qu’elle exporte en Égypte par le gazoduc arabe. NEPCO exporte également ses surplus d’électricité vers l’Irak, l’Égypte, et Jéricho.

Les 10 milliards de dollars que le gouvernement jordanien souhaite investir dans les projets gaziers israéliens, faisant ainsi d’Israël une puissance énergétique au niveau régional, pourraient être facilement investis sur le territoire national pour soutenir la production d’énergie locale et créer de l’emploi dans un pays au taux de chômage alarmant, qui s’élève, selon les chiffres officiels, à 14,7 %, et à 20,2 % parmi les titulaires d’un diplôme universitaire.

La Jordanie fait partie des sites mondiaux les plus prometteurs pour la fabrication d’énergie solaire, avec un ensoleillement estimé à 330 jours par an. De nombreux projets dans ce domaine ont déjà été lancés, et ceux en cours d’élaboration sont encore plus nombreux.

La Jordanie a également engagé des projets impliquant l’énergie éolienne, le gaz de schiste, les gisements gaziers locaux, un mémorandum d’entente en vue d’importer du GNL d’Algérie, ainsi qu’un projet d’oléoduc et de gazoduc en provenance d’Irak jusqu’à Aqaba en suivant la frontière irako-saoudienne à l’extérieur des zones contrôlées par l’État islamique.

Tous ces projets et ces offres représentent des options sérieuses et dignes d’intérêt en matière d’investissement, et ils permettront à la Jordanie de maintenir son indépendance énergétique et d’exporter plus d’énergie excédentaire pour la fournir aux pays voisins en difficulté (le Liban, la Syrie, l’Irak, l’Égypte), qui souffrent de grandes restrictions en électricité et/ou dont les infrastructures ont été détruites.

Les véritables vainqueurs

La Jordanie n’a donc pas réellement besoin d’importer du gaz israélien. Il est évident que le seul bénéficiaire de cet accord sera Israël. Le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a souvent affirmé qu’Israël avait besoin de cet accord d’exportation afin de pouvoir utiliser ce gaz pour sa propre consommation locale. Il a aussi souligné l’importance du gaz pour « fournir à Israël une base bien plus forte et plus robuste contre les pressions internationales ».

Sans accord d’exportation, il sera impossible de développer l’exploitation du champ gazier du Léviathan (dont les coûts sont estimés entre 5 et 6 milliards de dollars). De plus, pour ce qui concerne l’export, la Jordanie est le seul client envisageable.

L’Égypte (par l’intermédiaire d’ENI, le géant italien de l’énergie), a déjà découvert le plus grand gisement de gaz de la Méditerranée dans ses eaux nationales. Chypre dispose déjà de ses propres champs gaziers. La Syrie et le Liban sont des pays « hostiles » qui n’ont pas signé d’accord de paix avec Israël. Importer du gaz en Turquie et en Europe nécessite la mise en place longue et techniquement difficile de gazoducs sous-marins qui rendraient très cher le gaz transporté, et cela poserait la question du conflit non résolu entre Chypre et la Turquie au sujet de zones maritimes que le gazoduc devrait traverser. De plus, Israël ne dispose pas d’infrastructures de liquéfaction du gaz, ce qui rendrait impossible l’export de GNL par bateau. L’option jordanienne est la seule qui s’offre à Israël.

En termes de calculs purement économiques, le gaz israélien revient également très cher. En avril dernier, Israel Electric Corporation (IEC), la compagnie d’électricité israélienne, a signé un contrat avec British Petroleum (BP) afin d’importer du GNL issu du marché international à un prix plus bas que celui du gaz produit sur place. Donc, tandis qu’IEC choisit à l’international l’option la moins disante, la compagnie jordanienne NEPCO opte pour l’investissement le plus cher auprès d’Israël.

La main invisible

Cette approche absurde s’explique par l’une des deux réponses suivantes, si ce n’est par les deux.

Tout d’abord, l’énorme pression exercée par les États-Unis sur la Jordanie depuis 2011 pour que cette dernière importe du gaz israélien. L’émissaire du Bureau des ressources énergétiques du Département d’État américain, Amos Hochstein, se consacre entièrement à l’obtention de cet accord. En 2015, lors de son discours à la conférence d’Herzliya, Amos Hochstein a exhorté les Israéliens à rapidement résoudre leurs différends internes et à conclure l’accord avec la Jordanie avant que les prix du gaz ne chutent.

Les États-Unis sont l’un des plus importants « bienfaiteurs » de la Jordanie en ce qui concerne l’aide internationale. L’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) est présente dans la quasi-totalité des secteurs jordaniens, de la santé à l’éducation, du transport au travail, ce qui permet aux États-Unis d’exercer une énorme influence sur les politiques jordaniennes.

En second lieu, des accords si louches sentent fort la corruption. La corruption n’est pas étrangère aux machinations gazières en Méditerranée, et l’exemple le plus important en est l’accord gazier entre Israël et l’Égypte, dans le cadre duquel l’Égypte (alors sous le régime Moubarak) exportait son gaz vers Israël à des prix inférieurs à ceux du marché en passant par une société appelée East Mediterranean Gas Company (EMG) qui a empoché d’énormes bénéfices. Suite à la cessation de l’approvisionnement, principalement à cause d’attaques perpétrées sur le gazoduc, il a été mis fin à l’accord et un arbitrage a ordonné aux sociétés nationales de gaz égyptien de payer 1,76 milliard de dollars de dédommagement à l’IEC. EMG a également cherché à obtenir une compensation de la part de l’Égypte. Cet accord et ses détails ont servi de sujet pour un documentaire intitulé « Egypt’s Lost Power » (« La puissance perdue de l’Égypte »).

Israël ou la Jordanie d’abord ?

L’article 33, paragraphe 2 de la Constitution jordanienne stipule que « Les traités et accords qui impliquent des engagements financiers pour le Trésor ou affectent les droits publics ou privés des Jordaniens ne peuvent être ratifiés sans l'accord de l'Assemblée nationale. En aucun cas, les clauses secrètes contenues dans quelque traité ou accord ne peuvent être contraires aux clauses publiées. »

En novembre 2014, le parlement sortant a voté à une majorité écrasante contre la lettre d’intention visant à importer du gaz israélien. Il n’y a absolument aucun soutien public à cet accord. Au contraire, une gigantesque manifestation a été organisée contre cet accord en mars 2015, et un tribunal populaire s’est réuni pour juger l’accord en septembre 2015, le déclarant nul et non avenu.

La campagne nationale se prépare à attaquer le gouvernement jordanien et NEPCO auprès des tribunaux nationaux et internationaux pour le soutien apporté au terrorisme d’État israélien, et, vendredi dernier, une importante manifestation s’est tenue dans les rues du centre-ville d’Amman en même temps que d’autres mouvements de protestation à travers le pays.

La question est la suivante : le gouvernement cèdera-t-il aux réclamations populaires et aux intérêts stratégiques de la Jordanie, ou bien poursuivra-t-il sa politique maintenant claire du « Israël d’abord » ?

Hisham Bustani est écrivain et militant jordanien.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Un employé se tient sur le navire de regazéification Expedient, ancré au large des côtes israéliennes en Méditerranée le 26 février 2015, tandis que le gaz naturel a commencé à sortir du bateau, loué par Israel Electric Corporation, pour être acheminé jusqu’à ses centrales électriques.

Traduit de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].