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Projet Pegasus : pourquoi j’ai été visée par le logiciel espion israélien

Mon travail consistant à exposer les crimes du régime saoudien a conduit à une tentative de piratage de mon téléphone. Aujourd’hui, je ressens une grande vulnérabilité et une intrusion
Le siège de la société israélienne NSO Group photographié en 2016 à Herzliyya (AFP)
Le siège de la société israélienne NSO Group photographié en 2016 à Herzliyya (AFP)

La prédiction orwellienne a fini par se concrétiser. Je savais que ce n’était qu’une question de temps avant que le régime saoudien tente de pirater mon téléphone, à l’aide du logiciel Pegasus développé par la société de sécurité israélienne NSO Group.

Ces événements soulignent la consolidation d’un nouvel axe du mal : Israël, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont devenus un chœur de puissances maléfiques visant à réprimer l’activisme et la quête de démocratie dans la région. Israël fournit le savoir, les autres les fonds.

La privatisation de l’appareil de sécurité israélien, comme le foisonnement des sociétés privées fondées par d’ex-agents de la Défense et du Mossad, est une menace non seulement pour les Palestiniens en Israël, Gaza et en Cisjordanie occupée, mais aussi pour l’ensemble des citoyens du Golfe, les logiciels espions israéliens étant vendus aux dictatures du monde arabe.

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En échange, Israël obtient un accès aux cercles intérieurs du renseignement et aux États profonds du Golfe – lui permettant de les tenir en otage pendant longtemps.

Israël soutient les autocraties du Golfe, persuadé que c’est là la garantie de sa propre sécurité à jamais. Mais Israël a tort.

La normalisation avec Israël est non seulement immorale à cause du sort des Palestiniens, mais c’est également une menace existentielle pour l’ensemble des ressortissants du Golfe qui souhaitent une réforme politique dans leurs propres pays.

La soi-disant « seule démocratie du Moyen-Orient » est tellement embourbée dans son système d’apartheid qu’aucune propagande ne peut la sauver, et les vives objections publiques à la normalisation des régimes arabes avec Israël ne fera que s’intensifier dans les mois et années à venir.

Saga de la surveillance

Les Émirats arabes unis jouent un rôle clé dans la saga de la surveillance par les sociétés privées israéliennes.

Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS) a été envoûté par Mohammed ben Zayed (MBZ), son homologue émirati.

Oubliez le « plus grand building, le plus fréquenté des aéroports et les ministères de la Tolérance et du Bonheur » – qui sont au cœur de la propagande émiratie – et rappelez-vous que MBZ est le mentor de MBS.

Tous deux sont unis par leur haine de la démocratie, de la diversité politique, de la liberté d’expression et des droits de l’homme. Tous deux sont les pivots d’un axe du mal chapeauté par la technologie israélienne, dont la raison d’être présumée est d’aider les gouvernements à attraper les criminels et les terroristes. Toutefois, elle est utilisée contre des activistes pacifiques.

Forbidden Stories, ONG spécialisée dans la défense des journalistes et des activistes des droits de l’homme, a obtenu plus de 50 000 numéros de téléphone pris pour cible dans le monde par le logiciel par le malware israélien pour le compte des clients de NSO, surtout des gouvernements. Ils ont alerté plusieurs médias et, avec le soutien d’Amnesty International, ont lancé le projet Pegasus.

En tant que citoyenne britannique d’origine saoudienne, j’ai passé plus de la moitié de ma vie à écrire, chercher et enseigner. Je ne fais pas partie des gens qu’on s’attend à voir piratés. Mais ces activités professionnelles constituent un crime en Arabie saoudite

Les conclusions montrent qu’en avril 2019, on a tenté de pirater mon téléphone, sans succès. Si c’est un soulagement, je ressens une grande vulnérabilité et une intrusion.

Pour obtenir des preuves du projet Pegasus, j’ai dû soumettre le contenu de mon téléphone – qui contient ma vie professionnelle et privée – à leur équipe technique.

Je suis restée assise devant un écran d’ordinateur pendant trois heures, regardant ma vie virtuelle défiler dans le labo d’Amnesty International, où est menée la recherche du malware. J’ai obtenu des preuves de la tentative de piratage ratée d’avril le jour même.

En tant que citoyenne britannique d’origine saoudienne, j’ai passé plus de la moitié de ma vie à écrire, chercher et enseigner. Je ne fais pas partie des gens qu’on s’attend à voir piratés. Mais ces activités professionnelles constituent un crime en Arabie saoudite, où le régime est déterminé à contrôler le discours concernant le passé, le présent et le futur.

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Mon crime et d’avoir percé à jour ce discours, en utilisant des compétences de recherche universitaire et en ayant accès aux Saoudiens dont les voix ne sont pas entendues.

Toutes mes recherches se concentrent sur le fait de faire entendre la voix des sans-voix, ce qui implique inéluctablement d’interroger des Saoudiens dans et en dehors du pays.

Mon travail de démystification des mensonges officiels dérange le régime saoudien, qui ne rate pas la moindre occasion d’entacher ma réputation, m’accusant d’être un agent des gouvernements occidentaux, de la Turquie, de l’Iran, du Qatar et précédemment de la Libye et de l’Irak.

Dans les années 1990, le régime me menaçait directement – mais à l’ère d’internet, ces menaces sont devenues virtuelles, propagées par les agents du régime. Pirater mon téléphone n’est que le dernier épisode en date.

En 2014, mon compte Twitter a été piraté à la recherche de scandales sensationnels et peut être de complots clandestins avec d’autres exilés saoudiens.

Les pirates ont dû être déçus de ne trouver rien de tout cela, mais ont révélé ma conversation privée avec le cheikh Awad al-Qarni, une personnalité islamique qui m’a saluée et m’a demandé de ne pas multiplier mes critiques du silence du mouvement islamiste lors de l’arrestation d’importants leaders saoudiens en matière de droits de l’homme.

Les espions du régime ont lancé une campagne pour discréditer Qarni reposant sur l’envoi d’un message à une femme non voilée comme moi. Celui-ci est emprisonné depuis plusieurs années.

Des vies en danger

Je n’ai jamais rien eu à cacher, tout ce que je savais a été documenté et publié dans des livres et des articles.

Je n’avais pas de secret, mais la question n’est pas là. Je tiens à ma vie privée et exècre l’intrusion saoudienne dans ma vie. Je m’inquiète également pour ceux qui communiquent avec moi de l’intérieur du pays car leur vie pourrait être en danger.

Parmi les accusations portées contre Mohammed al-Otaibi, activiste pour les droits de l’homme, figurait le fait d’avoir mes livres et articles sur son ordinateur.

Il est toujours en prison. Il est de ma responsabilité de protéger ceux qui se confient à moi et veulent que leur voix soit entendue.

Le meurtre de Jamal Khashoggi en octobre 2018 coïncidait avec une plus grande surveillance saoudienne des exilés en Grande-Bretagne, au Canada et ailleurs.

Le choc provoqué par les détails macabres du démembrement d’un journaliste pacifique a été aggravé par les craintes de piratage.

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C’est à ce moment-là que les exilés ont découvert NSO, qui a aidé les Saoudiens à pirater le téléphone d’un jeune exilé vivant au Canada, Omar al-Zahrani, qui avait communiqué avec Khashoggi à propos de la création d’une plateforme médiatique pour défaire la propagande saoudienne.

Le coût financier pour sécuriser mon téléphone fut colossal, mais cela en valait la peine. Si la tentative d’avril 2019 sur mon appareil a échoué, je suis sûr qu’il y aura d’autres tentatives à l’avenir.

En 2019, je discutais de la formation d’un parti politique avec d’autres exilés dans trois pays, ce qui pourrait expliquer la tentative d’infiltration dans mon téléphone à cette époque.

Le régime voulait davantage d’informations sur les possibles sponsors d’un tel projet – et sur l’identité des responsables.

Ce projet s’est concrétisé le 23 septembre 2020, le jour où le royaume a célébré sa fête nationale. Un petit groupe d’activistes (dont je fais partie) a annoncé la création du Parti de l’Assemblée nationale saoudienne (NAAS). Yahya Assiri, secrétaire général, a été piraté et son nom apparaît dans les fichiers Pegasus. 

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Je suis passé du monde universitaire à l’activisme politique parce que le régime saoudien a commis des crimes de haine et la vie des exilés, y compris la mienne, était en danger.

Le régime saoudien m’a pris pour cible lorsque j’étais universitaire, et une fois encore lorsque je suis devenue activiste. Ces attaques continueront probablement dans les mois et années à venir.

En avril 2019, j’écrivais également un livre sur les relations entre l’État et la société. Le méchant n’était autre que MBS qui emprisonne des centaines de Saoudiens et en a précipité de nombreux autres dans une situation désespérée.

J’étais bouche bée par les portraits des médias occidentaux dépeignant le prince comme un réformateur moderne, tandis que les prisons saoudiennes étaient pleines à craquer de prisonniers d’opinion innocents, des femmes faisaient campagne contre la discrimination et une jeune diaspora se constituait dans le monde. Mon livre, The Son King, fut sans conteste un faux-pas.

En 2019, une nouvelle opposition saoudienne virtuelle en exil a commencé à émerger, s’élevant contre l’oppression et la dictature.

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NAAS compte sur les réseaux sociaux pour entrer en contact et échanger des idées, ce qui le rend extrêmement vulnérable, comme le meurtre de Khashoggi et le piratage des téléphones des activistes l’ont démontré.

À la lumière des révélations du projet Pegasus, NAAS reviendra probablement aux vieilles méthodes de mobilisation, de rencontres et d’activisme.

Grâce au malware israélien, à la complicité émiratie et aux intrusions saoudienne, les exilés devront chercher des méthodes sécurisées pour partager des informations et se mobiliser. Comme beaucoup ont trouvé refuge aux États-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne et à travers l’Europe, ces États sont tenus de les protéger de la surveillance saoudienne. Sinon, la saga Khashoggi risque véritablement de se reproduire.

La diplomatie doit être activée pour empêcher l’axe du mal de répandre davantage la peur, l’appréhension voire le meurtre – et si cela ne fonctionne pas, des sanctions doivent être prises au moins en Grande-Bretagne, où résident deux des fondateurs du NAAS.

- Madawi al-Rasheed est professeure invitée à l’Institut du Moyen-Orient de la London School of Economics. Elle a beaucoup écrit sur la péninsule arabique, les migrations arabes, la mondialisation, le transnationalisme religieux et les questions de genre. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MadawiDr

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Madawi al-Rasheed is visiting professor at the Middle East Institute of the London School of Economics. She has written extensively on the Arabian Peninsula, Arab migration, globalisation, religious transnationalism and gender issues. You can follow her on Twitter: @MadawiDr
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