Israël, diasporas juives et extrême droite occidentale : une alliance dangereuse
C’est un véritable séisme. L’historien et avocat français Serge Klarsfeld, un homme dont le nom et la vie portent des symboles très lourds liés aux juifs et à la Shoah, a décidé, au soir de sa vie, de prendre un virage improbable, sur un terrain explosif : celui des relations triangulaires entre les communautés juives, l’extrême droite occidentale et le monde arabo-musulman.
Ce que prône désormais M. Klarsfeld, qui a passé sa vie à traquer les anciens responsables nazis et à dénoncer l’antisémitisme, est aussi simple que dangereux. Dans un article publié dans M Le Mag (Le Monde), il explique que le Rassemblement national (RN, parti d’extrême droite français) n’est plus un danger mais un allié face au sentiment antijuif et à la menace de l’islamisme.
« Dans les pays occidentaux, les juifs sont disposés à s’allier avec l’extrême droite, quitte à fermer les yeux sur les racines de cette mouvance, historiquement raciste et antisémite », précise-t-il en justifiant le but de cette alliance : affronter les musulmans, devenus à ses yeux le plus grand danger pour les juifs du monde entier.
Il est difficile de dire dans quelle mesure cette opinion est partagée au sein des communautés juives en Europe, aux États-Unis et en Israël. Mais M. Klarsfeld, qui a construit sa légende sur la chasse aux nazis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, a donné une légitimité à ce virage qui paraissait jusque-là honteux, impossible.
Pourtant, à y regarder de plus près, l’avocat historien n’est pas l’initiateur de ce mouvement. Il ne sert, en fait, que de caution morale pour un rapprochement engagé de longue date mais qui avait des difficultés à être accepté psychologiquement, et à être assumé publiquement, en raison du lourd passé de l’extrême droite européenne dans la persécution des juifs.
En fait, le monde avait déjà vécu un moment de bascule le 12 novembre 2023. Ce jour-là, pour la première fois dans l’histoire moderne, des représentants de communautés juives ont participé à Paris à « la grande marche civique », une manifestation à l’initiative du président du Sénat Gérard Larcher et de la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet, respectivement 3e et 4e personnages de l’État français, présentée comme un événement unitaire pour tous les défenseurs des valeurs de la République, côte-à-côte avec des dirigeants et des militants de mouvements d’extrême droite.
Au cours de cette marche convoquée officiellement pour lutter contre l’antisémitisme – en réalité pour soutenir Israël après l’attaque du Hamas palestinien le 7 octobre –, Marine Le Pen, héritière de la tradition française d’extrême droite, a manifesté aux côtés du président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) et des ténors de la vie politique française, en présence notamment de la première ministre Élisabeth Borne, de deux anciens présidents de la République, Nicolas Sarkozy et François Hollande, et des présidents des deux chambres du Parlement.
Bouleversement
L’événement a été entouré de beaucoup de précautions, tant le nouvel attelage paraissait improbable. Choix méticuleux des mots, refus supposé de fusionner les carrés de manifestants, slogans soigneusement triés, vigilance extrême pour éviter tout débordement, etc.
Mais cela ne changeait rien au fond de la question : dans cette première, un large spectre de courants politiques français a accepté de défiler aux côtés des mouvements d’extrême droite : le Rassemblement national (RN) et Reconquête, d’Éric Zemmour, devenus de fait les stars de la manifestation.
Un curieux symbole a même marqué l’événement : des éléments de la Ligue de défense juive, organisation qualifiée de « terroriste » aux États-Unis et en France, ont été chargés de protéger le carré du RN !
Il était difficile d’imaginer, en ce début de siècle, qu’une organisation suprémaciste juive serait chargée d’assurer la sécurité de manifestants qui défendent l’héritage de Pétain !
Ce bouleversement est le résultat d’une longue évolution, difficile à imaginer pour ceux qui étudient un instantané des relations internationales en 1948, date de la création d’Israël.
Car à cette époque, et durant ses premières décennies d’existence, Israël était plutôt soutenu par des courants de gauche, aussi bien en Europe qu’aux États-Unis.
Les pays européens, acteurs, complices ou complaisants face à la Shoah, redoublaient d’ardeur pour faire oublier leur passé. De plus, une partie de la gauche européenne était aussi subjuguée par ces Israéliens qui, selon une propagande très efficace, faisaient « fleurir le désert » en y implantant des communautés solidaires et socialistes sous forme de kibboutz.
Aveuglée par sa culpabilité, soucieuse de réparer un crime historique, la gauche de l’Europe occidentale, alors pleinement engagée dans un autre crime, colonial celui-là, faisait preuve d’un zèle exceptionnel dans son soutien à Israël.
La gauche de l’Europe occidentale refusait de voir que la chimère d’un socialisme communautaire israélien idyllique était en fait bâtie sur la dépossession des Palestiniens
Elle refusait de voir que la chimère d’un socialisme communautaire israélien idyllique était en fait bâtie sur la dépossession des Palestiniens, leur expulsion de leurs terres au prix d’un nettoyage ethnique qui renvoyait près de la moitié de la population palestinienne hors de ses terres.
De plus, et malgré le faux mystère qui entoure, jusqu’à l’heure actuelle, la possession de l’arme nucléaire par Israël, il est admis que c’est une France de gauche qui a apporté à Israël un soutien déterminant pour fabriquer sa bombe.
À l’inverse, le président Charles de Gaulle, qui ne partageait pas le même sentiment de culpabilité envers les juifs, a pris ses distances avec Israël.
En septembre 1967 déjà, il prévoyait, dans une déclaration prémonitoire, qu’en occupant la Cisjordanie et Gaza, Israël allait être entraîné dans un engrenage infini de révolte-répression.
Nouvelle perspective
Moment fort de ces alliances symptomatiques d’une époque : lors de l’agression tripartite de 1956 contre l’Égypte, menée par la Grande-Bretagne, la France du socialiste Guy Mollet et l’Israël du travailliste David Ben Gourion, ce sont les États-Unis, dirigés alors par le républicain Dwight David Eisenhower, qui ont sonné la fin de l’offensive de Suez.
Cette séquence, avec, de manière schématique, une gauche occidentale acquise à Israël contre une droite plus réservée, allait durer jusqu’au début des années 1970, lorsque Henri Kissinger, juif allemand dont la famille a émigré aux États-Unis en 1938, a fixé la nouvelle matrice de la politique extérieure des États-Unis.
Israël a bénéficié, dès lors, d’un soutien total des Américains, qu’il s’agisse d’administrations démocrates ou républicaines. Dans le même temps, Israël est devenu un élément important du dispositif américain dans le conflit est-ouest.
Le grand vainqueur de cette mutation est évidemment Israël, qui est devenu un protégé majeur des États-Unis. Fort de ce soutien sans faille, qui lui assure une impunité totale, il s’est lancé dans une surenchère sans fin, qui l’a poussé à engager une colonisation continue de la Cisjordanie.
Ni les accords d’Oslo, ni les négociations ultérieures, ni les intifadas, ni les condamnations des violations continues de la légalité internationale par Israël n’ont pu atténuer cette tendance.
Bien au contraire. Le glissement à droite de l’opinion occidentale allait offrir à Israël un terrain très favorable. La mainmise des néo-conservateurs sur le parti républicain aux États-Unis, et l’émergence, plus tard, d’une droite populiste caricaturée par Donal Trump, a accentué cette tendance, tout en ouvrant à Israël et aux communautés juives d’Europe une nouvelle perspective, celle d’une alliance avec l’extrême droite américaine et européenne.
L’exercice était facile. Il suffisait de troquer la judéophobie traditionnelle par un racisme anti-arabe et anti-musulman structurels
Car dans l’intervalle, l’extrême droite occidentale a affiché sa volonté de faire sa mue, indispensable pour se donner une chance d’accéder au pouvoir.
Pour y arriver, elle avait un impératif, et deux cartes à jouer. Elle devait d’abord faire oublier son passé, exprimer son repentir concernant la Shoah.
Ensuite, elle devait soutenir les héritiers de la Shoah, ce qui impliquait une hostilité déclarée envers les ennemis d’Israël, en premier lieu les Arabes et les musulmans. L’extrême droite européenne n’avait pas besoin de se forcer pour cela : elle avait déjà fait des Arabes et des musulmans son premier ennemi.
L’exercice était donc facile. Il suffisait de troquer la judéophobie traditionnelle par un racisme anti-arabe et anti-musulman structurels. C’est, en France par exemple, une ligne historique du Front national de Jean-Marie Le Pen, lequel avait déjà fait ses armes en Algérie en tant que tortionnaire. Sa fille, Marine Le Pen, a changé le nom du parti en Rassemblement national, maquillé la ligne anti-arabes et anti-musulmans en une ligne anti-migrants, et le tour était joué.
Elle a en outre bénéficié d’un apport inespéré. Celui d’Éric Zemmour, descendant de juifs d’Algérie, qui s’est lancé dans une cabale effrénée contre les migrants, en premier lieu les musulmans. En rejoignant Marine Le Pen dans sa lutte contre les musulmans, il a absous, de fait, l’extrême droite française de son péché originel, l’antisémitisme.
La séquence d’après
Parallèlement à cela, la société israélienne a basculé à droite, voire à l’extrême droite. Benyamin Netanyahou, qui se déclare ouvertement hostile à la solution à deux États, a battu le record de longévité d’un Premier ministre israélien.
Il affiche et assume une politique d’extrême droite qui rejoint désormais celle des courants de même tendance aux États-Unis comme en Europe : une hostilité déclarée à ce qui est « islamiste », « intégriste », et qui s’étend concrètement à ce qui est musulman, arabe.
L’opération « Déluge d’al-Aqsa » lancée le 7 octobre dernier par le Hamas n’a fait qu’accélérer le mouvement. Elle a désinhibé une partie de l’opinion juive qui n’arrivait pas, jusque-là, à franchir le pas et accepter un compagnonnage avec une extrême droite au passé aussi lourd.
Une partie de la communauté juive refuse toujours de prendre le virage. Mais les élites juives les plus influentes sont déjà dans la séquence d’après. Elles sont engagées dans une alliance dangereuse, mais pas totalement inédite.
Un précédent a eu lieu en Algérie, précisément. À la faveur du décret Crémieux, adopté en 1881, les juifs d’Algérie avaient obtenu le droit à la citoyenneté française.
L’écrasante majorité d’entre eux avait, au cours des décennies suivantes, accédé à cette citoyenneté, et progressivement adopté la culture, la langue et les mœurs de la société coloniale, alors qu’ils vivaient en Algérie depuis des siècles.
Si une fraction de la minorité juive avait refusé le système colonial, des figures marquantes de cette communauté y avaient adhéré, contribuant à réprimer les militants nationalistes.
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