France : sur l’antisémitisme et la concurrence des racismes
Pourquoi manifester contre le racisme à l’initiative de personnes qui soutiennent les politiques racistes en France, l’apartheid israélien et le massacre en cours à Gaza, n’apparaît-il pas comme une contradiction insurmontable ? Telle est en substance la question qui permet de sonder le degré de confusion qui règne désormais en matière de racisme, en particulier à gauche.
Une question qui en appelle d’autres. Que signifie au juste lutter contre l’antisémitisme ? Pourquoi la lutte contre l’antisémitisme peut-elle désormais être revendiquée par la droite, voire l’extrême droite ? Quels sont les liens entre l’antisémitisme en France et la situation proche-orientale ? Enfin, comment éviter le piège de la mise en concurrence des racismes ?
Contre l’antisémitisme, pour Israël
Dans une tribune publiée dans Le Figaro, la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, et son homologue du Sénat, Gérard Larcher, appellent à marcher dimanche 12 novembre 2023 à Paris, « pour la République et contre l’antisémitisme ». L’initiative fait suite à la recrudescence d’actes antisémites en France depuis le début de l’offensive israélienne sur Gaza.
« Depuis l’attaque terroriste perpétrée en Israël par le Hamas, le 7 octobre dernier, un massacre d’une ignominie jamais égalée depuis la Shoah, qui a causé la mort de 40 de nos compatriotes, les actes antisémites se multiplient dangereusement dans notre pays », affirment les auteurs de l’appel. Rien n’est dit sur les bombardements en cours à Gaza et les pertes palestiniennes.
La tribune rappelle la nécessité de défendre la laïcité face à « l’islamisme », formule sans lien avec l’objet même de la marche, dont le seul but est de faire signe à défaut de faire sens. La libération des otages détenus par le Hamas constitue enfin l’un des mots d’ordre d’un texte d’appel dont l’orientation est sans ambiguïté : il s’agit d’une marche pro-israélienne contre l’antisémitisme.
C’est tout sauf une surprise. Yaël Braun-Pivet s’est illustrée depuis le 7 octobre 2023 par un « soutien inconditionnel » aux opérations militaires israéliennes. Au cours d’une visite controversée en Israël en compagnie notamment de Meyer Habib et d’Éric Ciotti, elle a affirmé que « rien ne doit empêcher Israël de se défendre ». Un soutien explicite au carnage à Gaza.
Divisions à gauche
Dans la foulée de l’appel, le groupe parlementaire de La France insoumise (LFI) a publié un communiqué dans lequel il annonçait sa non-participation à la marche, en raison notamment de la présence d’élus et formations d’extrême droite, dont le Rassemblement national (RN). « On ne lutte pas contre l’antisémitisme et le racisme dans la confusion », titre ainsi le communiqué.
Apparaît ici la différence fondamentale de traitement médiatique et politique entre l’antisémitisme et l’islamophobie, dont le mot même est contesté. D’un côté, l’absence à une marche est jugée fautive. De l’autre, c’est la tenue de la marche qui est critiquée. Un « deux poids, deux mesures » qui renforce le racisme et entretient une stérile concurrence des victimes
La présence du RN n’est pas la seule raison invoquée. Sont remises en cause les politiques menées par la majorité présidentielle, dont est issue Yaël Braun-Pivet. « Et quelle hypocrisie de prétendre dénoncer l’antisémitisme aux côtés de responsables politiques qui ne cessent de prendre prétexte de la religion de chacun pour en faire un sujet de discrimination indigne ! », s’insurge LFI.
Le problème dépasse en effet la seule présence de l’extrême droite. Quel sens y a-t-il à marcher contre le racisme à l’appel de responsables politiques, dont les formations (Renaissance, Les Républicains) propagent l’islamophobie à longueur de discours, de lois et de dissolutions ? L’extrême droite n’a hélas pas besoin d’être au pouvoir pour que ses idées gouvernent.
Les autres formations de la gauche parlementaire n’ont pas soulevé ce point. Les Verts, le Parti communiste et le Parti socialiste ont fait savoir dans un communiqué qu’ils marcheraient dimanche. À la condition – toute symbolique – de former « un cordon républicain » pour distinguer dans la marche les républicains et progressistes du RN et des forces d’extrême droite.
Chantage et culpabilisation
Sitôt la position de LFI connue, les critiques envers elle et son leader se sont multipliées. La plupart convoquent des arguments moraux autour d’une nécessaire « unité nationale » contre l’antisémitisme. Le chantage et la culpabilisation rappellent ainsi les arguments déployés la veille du second tour du scrutin présidentiel pour faire « barrage » en votant Emmanuel Macron.
Pour le rédacteur en chef de Libération, la participation du RN à la marche est moins gênante que la « désertion » de LFI. Il reproche à cette formation de faire le lien entre l’antisémitisme et un conflit lointain situé à 3 000 km alors que ce lien est fait par l’appel même. Un argument d’autant moins recevable que les autorités françaises soutiennent le régime colonial israélien.
Le terme de « honte » revient de manière récurrente pour qualifier le refus de participer à la marche. Ne pas comprendre les raisons évidentes qui conduisent à refuser de défiler avec des racistes contre le racisme témoigne d’un certain égarement sur le sujet. D’autant que ce terme de honte avait été utilisé pour qualifier la marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2019.
Apparaît ici la différence fondamentale de traitement médiatique et politique entre l’antisémitisme et l’islamophobie, dont le mot même est contesté. D’un côté, l’absence à une marche est jugée fautive. De l’autre, c’est la tenue de la marche qui est critiquée. Un « deux poids, deux mesures » qui renforce le racisme et entretient une stérile concurrence des victimes.
Le piège de la concurrence
C’est le drame des polémiques qui précèdent cette marche : les débats de fond sur la question même du racisme sont aspirés par le jeu réglé des polarisations et querelles politiciennes. La marche du 12 novembre pose toutefois une question cruciale aux personnes et collectifs investis dans le combat antiraciste : comment sortir de la concurrence et de la compartimentation ?
Toute tentative de hiérarchiser les formes de racisme est en soi une entreprise raciste
La mise en concurrence des racismes semble être l’un des avatars d’une raison néolibérale qui reconfigure tous les aspects de l’existence en termes économiques (Wendy Brown). Elle s’exprime sous forme de questions, telles que : quel est le racisme le plus virulent aujourd’hui, le plus meurtrier de l’histoire, le plus occulté, celui qui constitue la matrice de tous les autres... ?
Il est impossible de répondre de manière satisfaisante à ces interrogations tant les perspectives qu’elles induisent semblent irréconciliables. Sauf à sombrer dans de sordides débats sur fond d’une arithmétique douteuse. Tenter de déterminer qui sont les opprimés en puissance est vain. Toute tentative de hiérarchiser les formes de racisme est en soi une entreprise raciste.
La compartimentation constitue elle aussi un piège redoutable. Chaque racisme est appréhendé de manière isolée, décorrélée des autres formes de rejet et d’oppression. À chacun son couloir, à chacun sa souffrance. En ne disant rien des énoncés islamophobes qui se multiplient dans les grands médias depuis le 7 octobre 2023, l’appel à la marche illustre bien ce phénomène.
Égalité ou privilège ?
Proclamer abstraitement lutter contre toutes les formes de racisme n’est pas plus satisfaisant. Compte tenu de la densité historique des formes de racisme, se spécialiser dans une lutte particulière n’est pas rédhibitoire. À condition que les arguments utilisés puissent servir ailleurs. À condition d’œuvrer pour l’égalité de toutes et tous et non pour la préservation d’un privilège.
C’est pourquoi la lutte contre le racisme n’existe pas. Elle n’est pas bonne, en soi. Tout comme il existe plusieurs formes de syndicalisme, il existe différentes manières de comprendre le racisme et de le combattre. En fonction de notre rapport à l’État, aux institutions, au droit, au capitalisme, aux réseaux sociaux, on ne luttera pas de la même manière contre le racisme.
Chaque proposition de lutte traduit une Weltanschauung, une vision du monde. Elle emporte des conséquences politiques et des manières de s’organiser spécifiques. Aucun procédé n’est neutre. Certains sont contre-productifs. La formule est bien connue, « on ne lutte pas contre l’aliénation avec des moyens aliénés » (La Dialectique peut-elle casser des briques).
Aussi sûrement qu’on ne lutte pas contre l’antisémitisme avec des arguments islamophobes et en soutenant l’apartheid israélien. Qu’il faille aujourd’hui rappeler de telles évidences témoigne de la confusion ambiante. Mais aussi des défis que nous devons relever. « La liberté est une lutte constante », chantaient les activistes du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis.
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