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La France au miroir du séparatisme israélien

Le large soutien politique dont bénéficie en France le régime colonial israélien, l’unanimité des grands médias en sa faveur et les interdictions de manifester en soutien aux Palestiniens révèlent les lignes de fracture qui traversent la société française dans son ensemble
« Malgré le déséquilibre des forces en présence, la poursuite implacable de la colonisation, la violation des règles de droit international, la mise en place d’un régime d’apartheid et tant d’autres exactions, Israël est toujours présumé se défendre » – Rafik Chekkat (AFP/Mahmud Hams)

Le nombre ne fait pas la diversité. Cette loi se vérifie chaque fois que le conflit colonial en Israël-Palestine s’invite en « une » des grands médias français. En dépit du nombre important de journaux, chaînes d’information en continu, canaux de diffusion sur les réseaux sociaux, la grille de lecture du conflit semble uniforme. Israël bénéficie d’une bruyante unanimité.

La même chose se vérifie du côté de la politique partisane. À l’exception du NPA (Nouveau Pari anticapitaliste) et de LFI (La France insoumise), nous avons assisté à un concours de superlatifs pour condamner l’attaque meurtrière du 7 octobre 2023 menée par le Hamas contre des soldats et civils israéliens aux abords de Gaza. La colonisation et ses innombrables crimes ont fait l’objet des habituels procédés d’euphémisation.

Ce parti pris des faiseurs d’opinion en France en faveur de l’occupant israélien n’est pas le signe d’une quelconque mainmise israélienne sur la politique et les médias. Il révèle plutôt certaines lignes de clivage sociales et politiques qui traversent l’ensemble de la société. Autrement dit, le soutien au séparatisme israélien est symptomatique de tendances françaises, aussi bien qu’occidentales.

L’extrême droitisation des sociétés européennes, l’idéologie sécuritaire, les discours et politiques racistes, l’invisibilisation de la violence libérale, la sur-condamnation de celle d’essence religieuse ou encore les grilles de lecture culturalistes sur le « choc des civilisations » sont autant d’éléments qui concourent à l’alignement français sur l’agenda guerrier israélien.

« Mots forts »

L’attaque meurtrière perpétrée par le Hamas le 7 octobre 2023 a fait l’objet de condamnations spectaculaires des grands médias et de la quasi-totalité de la classe politique. Si l’horreur du crime ne souffre aucune discussion, on peut s’interroger sur les mots choisis pour en rendre compte dans un contexte colonial sanglant où l’écrasante majorité des morts est palestinienne.

L’armée israélienne et les milices de colons n’ont en effet pas attendu le massacre de civils israéliens pour massacrer des civils palestiniens, dans des proportions autrement plus grandes compte tenu du déséquilibre des forces en présence. Mais ce n’est qu’après le 7 octobre 2023 que les mots massacres ou crimes de guerre ont été employés avec autant de force en France.

L’extrême droitisation des sociétés européennes, l’idéologie sécuritaire, les discours et politiques racistes, l’invisibilisation de la violence libérale, la sur-condamnation de celle d’essence religieuse ou encore les grilles de lecture culturalistes sur le « choc des civilisations » sont autant d’éléments qui concourent à l’alignement français sur l’agenda guerrier israélien

Ce choix délibéré de « mots forts » ne tient pas seulement à l’identification avec les Israéliens ou à la déshumanisation des vies non occidentales. L’attaque du Hamas a été analysée sous le prisme exclusif du terrorisme, ce qui permet de présenter la « contre-violence » de l’armée israélienne comme justifiée et de rendre invisibles la colonisation et les pertes palestiniennes.

La mise en images du terrorisme joue ici à plein. Une attaque terroriste survient en un endroit et à un moment précis. Cette unité de temps et de lieu tranche avec le caractère plus diffus de l’occupation. Le blocage régulier d’ambulances palestiniennes à des barrages israéliens a coûté la vie à quantité de femmes et d’enfants. Des crimes bien moins spectaculaires que des attentats.

Violence libérale

Les opérations anti-terroristes sont plus meurtrières que le mal qu’elles prétendent combattre. L’attention politique, médiatique et scientifique dans l’espace euro-atlantique se concentre pourtant sur le phénomène terroriste. Pour comprendre ce décalage, il faut se pencher sur les discours par lesquels s’énoncent les politiques anti-terroristes et la violence libérale en général.

L’anti-terrorisme oppose un nous libéral à un autre terroriste érigé en ennemi de la liberté, de la démocratie, du progrès. Si elle n’est pas plus ou moins violente que d’autres traditions guerrières, la violence libérale présente en revanche une singularité analysée par Mathias Delori : « Elle se rend invisible ou presque, et ce même quand elle opère à ciel ouvert. »

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L’idée centrale qui sous-tend la violence libérale est que « la manière de tuer compte plus que le volume réel de la violence ». D’où l’insistance sur la non-intentionnalité de la mise à mort que trahit l’usage de formules telles que « dommages collatéraux ». Quant à celle de « boucliers humains », elle permet d’imputer la responsabilité des morts aux victimes elles-mêmes.

La maîtrise de la force est un autre principe qui structure la violence libérale. Alors que les terroristes tentent de faire le maximum de dégâts humains avec les moyens dont ils disposent, les « libéraux » seraient dans la retenue. Leur supériorité militaire et leur arsenal atomique leur permettent de faire encore plus de dégâts. Cette autolimitation fonderait leur supériorité morale.

« Soutien inconditionnel »

C’est ainsi qu’Israël bénéficie de ce que l’intellectuel palestino-étatsunien Edward Saïd nommait « privilège de l’innocence ». Malgré le déséquilibre des forces en présence, la poursuite implacable de la colonisation, la violation des règles de droit international, la mise en place d’un régime d’apartheid et tant d’autres exactions, Israël est toujours présumé se défendre.

La justification de la violence d’Israël se fait le plus souvent à travers un énoncé repris de manière continue par les présidents français successifs : « Israël a le droit de se défendre. » Une affirmation anodine qui sonne toutefois comme une sentence de mort envers les Palestiniens. D’autant qu’on peine à imaginer quel acteur sur terre serait privé du droit de se défendre.

« De la campagne d’Égypte à l’invasion de l’Algérie, l’islam a été perçu par l’envahisseur français comme l’une des causes principales, sinon la seule, des soulèvements menés contre lui. Cette manière de délégitimer en dépolitisant des résistances protéiformes perdure jusqu’à aujourd’hui » – Rafik Chekkat
« De la campagne d’Égypte à l’invasion de l’Algérie, l’islam a été perçu par l’envahisseur français comme l’une des causes principales, sinon la seule, des soulèvements menés contre lui. Cette manière de délégitimer en dépolitisant des résistances protéiformes perdure jusqu’à aujourd’hui » – Rafik Chekkat (AFP)

Certains médias français ont ainsi consacré des reportages aux réservistes franco-israéliens qui s’engagent dans l’armée israélienne. Filmés à l’aéroport, ces jeunes gens n’hésitent pas à répondre aux questions des journalistes qui les présentent comme courageux et dévoués. Si des Français partaient combattre aux côtés des Palestiniens, ils ne bénéficieraient sans doute pas de la même mansuétude.

La condamnation sans réserve du Hamas permet de justifier toute opération en « réponse ». Quant au « soutien inconditionnel à Israël », il signifie soutenir la colonisation, l’apartheid, la « Nakba » (catastrophe) permanente des Palestiniens. C'est un parti pris raciste. Et ce n’est pas un hasard si les partisans zélés d’Israël sont de fervents promoteurs de l’islamophobie en France.

Fanatisme islamique

Au cours de la longue histoire des expéditions militaires européennes en terres musulmanes, les insurrections indigènes ont souvent été mises sur le compte exclusif du fanatisme religieux. De la campagne d’Égypte à l’invasion de l’Algérie, l’islam a été perçu par l’envahisseur français comme l’une des causes principales, sinon la seule, des soulèvements menés contre lui.

Cette manière de délégitimer en dépolitisant des résistances protéiformes perdure jusqu’à aujourd’hui. L’islamophobie moderne homogénéise les musulmans à l’échelle globale, les enfermant dans le carcan d’un fanatisme consubstantiel à l’islam. Pour le grand public occidental, les organisations islamistes perdent toute singularité et deviennent interchangeables.

C’est ainsi que Benyamin Netanyahou a pu affirmer lors d’une conférence de presse à l’issue d’une rencontre avec le secrétaire d’État américain en visite en Israël le jeudi 12 octobre que le Hamas devrait être traité comme le groupe État islamique (EI). « Hamas c’est l’EI, l’EI c’est le Hamas », avait même déclaré le Premier ministre israélien à l’ONU en 2014.

[Les] autorités et grandes chaînes françaises jouent un jeu dangereux en verrouillant l’espace médiatique, en déployant un discours à sens unique […] et en empêchant la population d’exprimer sa colère et sa solidarité. Une fuite en avant raciste et sécuritaire qui nous précipite vers l’abîme

Les dirigeants israéliens ont joué à plein du néo-discours anti-terroriste promu après les attentats du 11 septembre 2001. Depuis, relève l’auteur et journaliste Denis Sieffert, le conflit en Israël-Palestine « est devenu pour certains une pièce dans le puzzle du vaste "choc des civilisations". Les Palestiniens ne sont plus des Palestiniens, ils sont des "islamistes" ou des "terroristes". »

Toute analyse visant à effacer la dimension coloniale du conflit en cours pour en faire une opposition séculaire entre un islam homogène et immuable et un Occident qui le serait tout autant relève de la manipulation. Le problème fondamental depuis un siècle est la guerre menée aux Palestiniens pour qu’ils abandonnent leur terre. Non un pseudo « choc des civilisations ».

Quant aux autorités et aux grandes chaînes françaises, elles jouent un jeu dangereux en verrouillant l’espace médiatique, en déployant un discours à sens unique, en rivalisant de propos orduriers et racistes, et en empêchant les journalistes de travailler et la population d’exprimer sa colère et sa solidarité. Une fuite en avant raciste et sécuritaire qui nous précipite vers l’abîme.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Avocat, Rafik Chekkat a exercé dans des cabinets d’affaires internationaux et intervient désormais en matière de discriminations et libertés publiques. Concepteur et animateur du projet Islamophobia, il codirige la rédaction de la revue Conditions. Rafik Chekkat est diplômé en droit (Université Paris 1) et en philosophie politique (Université de Paris). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @r_chekkat Rafik Chekkat is a lawyer who works on discrimination and civil liberties issues. Chekkat holds a degree in law from University of Paris 1 and a degree in political philosophy from University of Paris. You can follow him on Twitter: @r_chekkat.
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