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Gaza : quand la notion d’Occident gagne en consistance

Les attaques menées par le Hamas le 7 octobre dernier et les bombardements israéliens à Gaza permettent au concept d’« Occident » de prospérer : un ensemble « civilisationnel » qui assume des partis pris nets, fondés davantage sur des préférences que sur des principes
« La solidarité inconditionnelle manifestée à Israël est une forme de complaisance à l’égard d’une politique qui produit le désespoir qui pousse à la violence […] » – Adlène Mohammedi (photo : MEE/Mohammed Zaanoun)

Commençons par une banalité. Nous aimerions que l’empathie soit cohérente et universelle, mais elle ne l’est pas. Les exactions commises par le Hamas palestinien à l’encontre de centaines de civils ont ému et choqué, mais certains ont préféré y voir une victoire symbolique, voire un acte de résistance, sans la moindre pensée pour les civils sans défense.

Cette indifférence est assurément regrettable. Mais tout aussi regrettable est l’attitude de toutes celles et de tous ceux (chefs d’États et de gouvernements, femmes et hommes politiques, éditorialistes, etc.)  qui montrent du doigt et menacent quiconque renverrait dos à dos Hamas et armée israélienne, qui réclament une solidarité sans réserve avec Israël, qui veulent extraire le 7 octobre de toute chronologie d’événements, alors qu’on ne les a jamais entendu condamner de façon claire et univoque la politique israélienne : le blocus de Gaza, la colonisation qui s’intensifie en Cisjordanie, les expropriations, les humiliations, les bombardements, etc.

Tandis que le Hamas est condamnable pour les crimes de guerre du 7 octobre, Israël n’est certainement pas moins condamnable pour ses violations structurelles du droit international et du droit international humanitaire – du fait, entre autres, du sort qu’il réserve, en tant que puissance occupante, à une population occupée.

Mais comme le droit n’est pas considéré ici comme un cadre, plutôt comme un outil politique, le plus fort se sent autorisé à le brandir ou à l’ignorer à sa guise. D’ailleurs, Israël condamne de fait à mort les responsables du Hamas (assassinés ou visés par des assassinats ciblés), là où aucune entité n’a les moyens de poursuivre, de juger et de condamner les dirigeants israéliens ou les colons israéliens qui se rendraient coupables de crimes à l’encontre de la population palestinienne.

L’événement fait « l’Occident »

On pourrait penser naïvement que l’Occident est ce vaste espace où triomphe la démocratie libérale et l’État de droit. Cela impliquerait une défense sans concession du droit international. Dans les faits, il est volontiers invoqué quand la Russie attaque le territoire ukrainien, mais il est complètement dédaigné quand il est question de la politique israélienne.

Considéré comme l’avant-poste de la démocratie et de la civilisation occidentale au Moyen-Orient à la fois par une bonne partie de la droite identitaire européenne et par ceux qui disent la combattre, Israël jouit d’une impunité totale dans ses violations du droit international (ses dirigeants peuvent même promouvoir l’expansion territoriale et nier l’existence du peuple palestinien) et peut jusqu’à annoncer officiellement son intention de commettre des crimes de guerre.

Dans les démocraties « occidentales », la complaisance est totale. Non seulement on laisse Israël enfreindre le droit international, mais on lui façonne des droits nationaux sur mesure : interdiction des manifestations propalestiniennes, etc.

Malgré cela, dans les démocraties « occidentales », la complaisance est totale. Non seulement on laisse Israël enfreindre le droit international, mais on lui façonne des droits nationaux sur mesure : interdiction des manifestations propalestiniennes, assimilation de l’antisionisme à l’antisémitisme, combat juridique contre le boycott des produits israéliens, etc.

Le recours à la notion de « terrorisme » fait aussi partie de l’arsenal juridique qui profite à Israël. Disons-le clairement : le fait de cibler des civils sans défense relève clairement des définitions communément admises du terrorisme. Mais pourquoi s’interdire le moindre recul critique sur ce concept, quand on sait par ailleurs que les dirigeants israéliens (et leurs alliés ailleurs) l’utilisent pour dresser un parallèle entre le Hamas et le groupe État islamique ? L’idée est claire : « l’Occident », incluant Israël, serait menacé par un « djihad » global, incluant le Hamas. Une caricature qui se heurte au moins à quatre arguments :

Premièrement, si le Hamas est bien une organisation islamiste, il n’en est pas moins une organisation palestinienne (et non une organisation transnationale ayant vocation à attaquer l’Europe), et la négation du caractère national de l’organisation – quoi qu’on en pense – n’est que le prolongement de la négation du peuple palestinien.

Deuxièmement, le Premier ministre israélien lui-même a déclaré que renforcer le Hamas faisait partie de sa stratégie (contre son rival le Fatah de Mahmoud Abbas et, ce faisant, contre l’établissement d’un État palestinien).

Troisièmement, « l’Occident » n’est pas l’unique victime du terrorisme du groupe État islamique (rappelons, à toutes fins utiles, qu’il a surtout sévi au Proche-Orient).

Manifestation pour soutenir le peuple palestinien devant le consulat général d’Israël à New York, le 9 octobre 2023 (AFP)
Manifestation pour soutenir le peuple palestinien devant le consulat général d’Israël à New York, le 9 octobre 2023 (AFP)

Enfin, la solidarité inconditionnelle manifestée à Israël est une forme de complaisance à l’égard d’une politique – laquelle fait fi de résolutions en partie « occidentales » – qui produit le désespoir qui pousse à la violence (car celle-ci est davantage le résultat de l’oppression que le résultat du fanatisme religieux, comme le montre la violence à laquelle recouraient aussi les mouvements séculiers qui ont précédé le Hamas).

En réalité, la violence du Hamas est la réponse à la fois organisée et chaotique à une violence institutionnelle, moins visible, mais encore plus meurtrière. Seulement, à force de donner à la notion de « terrorisme » un contenu religieux et culturel spécifique, on finit par ne jamais l’employer pour parler des actions des colons israéliens en Cisjordanie. Et parce que la terreur paraît toujours moins terrorisante quand elle émane d’un État et d’une armée régulière, on finit peut-être par se convaincre que cela change quelque chose pour les victimes.

La violence du Hamas est la réponse à la fois organisée et chaotique à une violence institutionnelle, moins visible, mais encore plus meurtrière

Quand on voit « l’Occident » se constituer face à certains événements, quand on lit une déclaration commune des gouvernements français, américain, allemand, italien, britannique (des pays que la rigueur invite habituellement à différencier, tant sur le plan historico-politique que culturel) exprimant un soutien franc à Israël pendant que celui-ci, plus fanatique que jamais, s’apprête à bombarder des milliers de civils, on ne peut s’empêcher de penser aux dangers de l’occidentalisme, ce réflexe qui paralyse la France et qui exacerbe la défiance d’une bonne partie du reste du monde. Qui installe l’idée selon laquelle toutes les vies ne se valent pas. Qui neutralise la France sur la scène internationale – à rebours du gaullisme – car l’occidentalisme est précisément le contraire d’une politique nationale, autonome.

Sur la question palestinienne, l’occidentalisme – qui s’exprime de façon éloquente dans ce contexte précis mais qui est perceptible depuis de nombreuses années – anesthésie l’imagination et pousse à des erreurs d’interprétation. Pour ne prendre qu’un exemple, la France a salué les fameux accords d’Abraham – destinés, pour les Israéliens, à noyer la question palestinienne – au lieu d’alerter sur les dangers de la primauté du bilatéral sur une solution politique globale incluant le sort des populations palestiniennes, comme Valéry Giscard d’Estaing pouvait encore se permettre de le faire en 1979 face aux accords de Camp David.

La primauté de l’échelle nationale

Loin de ces considérations euro-atlantiques, loin de cette manifestation de la méga-identité occidentale, les attaques du Hamas ont réactivé la question palestinienne. Conformément à la doctrine israélienne, on a pris ces dernières années la mauvaise habitude de faire comme si la question palestinienne avait disparu.

Cette déroute infligée à l’armée israélienne (un message aux observateurs et aux acteurs qui s’intéressent avant tout aux rapports de force), cette terreur imposée à des civils israéliens (l’expression d’une rage entretenue), ces actions suicidaires (qui viennent s’ajouter à des actes suicidaires d’une moindre ampleur en Cisjordanie) et désormais la vengeance israélienne aveugle qui s’abat sur Gaza viennent remettre le dossier palestinien au cœur du Proche-Orient. 

L’hypocrisie de l’Occident envers l’évasion de Gaza est révoltante
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Après le Printemps arabe, la centralité de la lutte contre le groupe État islamique, le bras de fer entre les Émirats arabes unis et l’axe Doha-Ankara et, ces dernières années, la tendance à « l’apaisement » régional (désescalade en Syrie, fin de la crise du Golfe, rapprochement entre Abou Dabi et Ankara, etc.), on a cru pouvoir faire sans la question palestinienne. Entre une Autorité palestinienne contestée en Cisjordanie et la complaisance dont a bénéficié Israël avec les accords d’Abraham (des rapprochements bilatéraux israélo-arabes sans concessions israéliennes dans le dossier palestinien), on pensait peut-être que les Palestiniens n’existaient plus.

Or ceux dont on veut écrire l’histoire sans eux finissent parfois par se soulever de la manière la plus violente et la plus imprévisible qui soit. Et l’un des objectifs est évidemment le torpillage des processus de normalisations israélo-arabes, et principalement les négociations israélo-saoudiennes.

Se focaliser ici sur le soutien iranien est doublement problématique (et revient, à certains égards, à nier les Palestiniens en tant qu’acteurs, eux qui le sont si souvent en tant que victimes) : d’abord, parce que les Iraniens peuvent plus facilement s’accommoder de relations avec des pays ayant des relations avec Israël (comme les Émirats) que les Palestiniens (qui ne veulent pas que leur cause soit noyée dans une succession de normalisations bilatérales) ; ensuite, parce que les facteurs sont fondamentalement palestiniens (provocations des dirigeants israéliens, violences israéliennes dans la mosquée al-Aqsa à Jérusalem, un blocus qui dure depuis 2007 et une colonisation en Cisjordanie qui se poursuit). Alors qu’on disserte volontiers sur les divisions entre Palestiniens, les acteurs politiques et diplomatiques palestiniens semblent surtout faire bloc aujourd’hui.

[…] on ne peut s’empêcher de penser aux dangers de l’occidentalisme, ce réflexe qui paralyse la France et qui exacerbe la défiance d’une bonne partie du reste du monde. Qui installe l’idée selon laquelle toutes les vies ne se valent pas. Qui neutralise la France sur la scène internationale

Cela étant rappelé, l’Iran se retrouve en effet renforcé : après les Houthis au Yémen, un autre acteur arabe soutenu – à peu de frais – par Téhéran se distingue sur le plan militaire ; et dans les deux cas, cela met à mal les positions saoudiennes : militairement au Yémen et politiquement ici puisque les négociations israélo-saoudiennes sont largement remises en cause.

Plus généralement, comme au moment de la guerre en Ukraine, alors que « l’Occident » fait bloc, il se retrouve confronté à des partenaires – arabes notamment – qui ne le suivent pas. L’exemple le plus symptomatique est justement l’Arabie saoudite, pourtant longtemps soutenue dans sa guerre contre les Houthis. Au début de la guerre en Ukraine, Riyad avait refusé de tourner le dos à Moscou malgré les pressions américaines. Cette fois, tout de suite après l’attaque de samedi, les Saoudiens ont refusé de condamner le Hamas et ont même blâmé Israël pour sa politique d’occupation.

En définitive, alors que Gaza subit actuellement une punition collective inouïe, l’occidentalisme au profit d’Israël dévalorise un peu plus la confiance dans le droit et l’attachement à la démocratie.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Adlene Mohammedi est docteur en géopolitique et notamment spécialiste de la politique arabe de la Russie postsoviétique. Il dirige le centre d’études stratégiques AESMA, ainsi qu’Araprism, association et site dédiés au monde arabe
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