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Comment la guerre de propagande d’Israël réduit l’Europe au silence

Le déluge d’accusations exagérées d’antisémitisme, parfois sans aucun fondement, s’est révélé d’une redoutable efficacité
Des manifestants brandissent le drapeau israélien pendant une manifestation contre l’antisémitisme, devant le Parlement britannique à Londres, le 26 mars 2018 (Reuters)

La Secrétaire d’État à l’Éducation du cabinet fantôme du parti travailliste britannique, Rebecca Long-Bailey, a récemment été virée après avoir partagé un article sur les réseaux sociaux qui affirmait – entre autres choses – qu’Israël avait formé la police américaine à utiliser la technique d’étranglement consistant à placer un genou sur le cou utilisée sur George Floyd. 

Ces dernières semaines, cette assertion a circulé largement au sein de la gauche mondiale. Le dirigeant travailliste anglais Keir Starmer a accusé Long-Bailey d’avoir posté un article contenant une « théorie conspirationniste antisémite ». À l’évidence, le vent du changement a soufflé sur le parti travailliste britannique après la démission de Jeremy Corbyn – et ce changement n’augure rien de bon. 

Oser blâmer Israël

Le 25 juin, Middle East Eye a publié des informations contenues dans l’article controversé en réalisant du fact-checking. L’accusation selon laquelle Israël a enseigné à la police américaine la méthode d’étranglement qui a conduit à la mort de Floyd est infondée. Depuis des décennies, la police aux États-Unis a la détente terriblement facile lorsque des citoyens noirs sont impliqués – bien avant que l’État d’Israël ne soit fondé et sa police créée. 

La police américaine n’a certainement pas besoin de l’expertise israélienne pour être capable de tuer des civils noirs innocents en grand nombre.

Quand il s’agit de critiquer Israël, les règles du jeu sont différentes en Europe. Il y a Israël d’un côté et, de l’autre côté, le reste du monde

Toujours est-il que la vitesse inquiétante avec laquelle Long-Bailey a été remplacée dans le cabinet fantôme devrait troubler davantage les partisans des droits de l’homme que la crédibilité de n’importe quel article qu’elle a partagé sur internet. Long-Bailey a été renvoyée pour le seul motif qu’elle a osé partager un article qui blâmait Israël, non pas parce qu’elle a osé publier un article manquant de bases factuelles. 

Starmer ne se soucie certainement pas à ce point de la fiabilité des articles partagés par les membres de son parti. Il s’inquiète davantage de l’image antisémite, pas toujours justifiée, qui colle à son parti. 

Même si les accusations de l’article étaient inventées et sans aucun fondement, il reste hautement improbable que Long-Bailey aurait été renvoyée de cette manière si elle avait posté de fausses accusations contre tout autre pays sur la planète. Quand il s’agit de critiquer Israël, les règles du jeu sont différentes en Europe. Il y a Israël d’un côté et, de l’autre côté, le reste du monde.

Propagande sioniste efficace

La propagande israélienne ces dernières années a été couronnée de succès en Europe. Le renvoi de Long-Bailey n’est qu’un succès parmi tant d’autres. Dernièrement, sous la direction d’un ministère des Affaires stratégiques relativement nouveau au sein du gouvernement israélien – ainsi qu’avec l’étroite coopération de l’establishment sioniste dans le reste du monde –, la propagande sioniste a adopté une nouvelle stratégie, qui se révèle d’une efficacité sans précédent. 

Israël et l’establishment sioniste dans divers pays ont commencé à cataloguer toute critique d’Israël comme antisémite. Cela a réduit les Européens au silence. Les propagandistes d’Israël exploitent cyniquement le sentiment de culpabilité de l’Europe qui couve encore à propos du passé, souvent à raison – et les accusations ont atteint leur objectif. 

Un Palestinien avec son enfant face à un soldat israélien pendant une manifestation contre le projet d’Israël d’annexer des régions de Cisjordanie occupée, dans la vallée du Jourdain le 24 juin (Reuters)
Un Palestinien avec son enfant face à un soldat israélien pendant une manifestation contre le projet d’Israël d’annexer des régions de Cisjordanie occupée, dans la vallée du Jourdain le 24 juin (Reute

Il reste difficile de critiquer Israël, l’occupation, les crimes de guerre qui l’accompagnent, les violations du droit international ou le traitement par Israël des Palestiniens ; tout cela est catalogué comme antisémitisme et disparaît promptement du programme. Outre cette campagne de catalogage, la plupart des nations occidentales, notamment les États-Unis, ont adopté des lois qui visent à déclarer la guerre au mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) – totalement légitime –, tentative visant à pénaliser ses activités et ses activistes. 

Il est incroyable que cette lutte contre une occupation et son infrastructure légale fasse l’objet d’une délégitimation et d’une criminalisation soutenues. Imaginez toute autre lutte engagée – par exemple contre les ateliers où on exploite la misère en Asie du Sud-Est, la production de viande industrielle ou les grands camps de concentrations en Chine – être qualifiée de « criminelle » en Occident. Difficile à imaginer. 

Et pourtant, la lutte contre l’apartheid israélien – et il n’y a guère de lutte plus incontestablement morale – aujourd’hui est jugée criminelle. Coronavirus mis à part, essayez de réserver un grand lieu de réception quelque part en Europe aujourd’hui pour un rassemblement de solidarité avec les Palestiniens. Essayez de publier un article contre l’occupation israélienne dans les organes de presse traditionnels. La très vigilante machine de propagande d’Israël vous retrouvera rapidement, vous accusera d’antisémitisme et vous réduira au silence.

Soutenir la liberté d’expression

Réduire au silence, il n’y a pas d’autre mot pour qualifier la situation. Cela signifie que ce problème ne peut être restreint à ceux qui s’intéressent à la cause palestinienne, il doit devenir une préoccupation urgente pour quiconque soutient la liberté d’expression

Israël ne bénéficiera certainement pas à long terme de sa campagne agressive, presque violente, qui pourrait se retourner contre à la fois l’État israélien et contre les juifs en général, suscitant l’opposition, voire de la révulsion, parmi les fidèles soutiens de la liberté d’expression. Pour une raison inconnue, cela ne s’est pas – encore – produit. L’Europe a courbé la tête et s’est rendue inconditionnellement face à ce déluge d’accusations d’antisémitisme exagérées, parfois totalement infondées. L’Europe a été réduite au silence.

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Bien sûr, il faut combattre l’antisémitisme. Il existe, il pointe le bout de son nez encore et encore, il ravive les souvenirs du passé. Mais on ne peut pas associer la critique nécessaire et légitime de l’occupation israélienne, ou même du sionisme, à l’antisémitisme. 

Si Israël commet des crimes de guerre, il faut s’y opposer et les condamner. C’est plus qu’un droit ; c’est une obligation. Comment diable pourrait-il s’agir d’antisémitisme ? Comment une lutte de conscience est-elle devenue un interdit ? 

Si Israël évoque l’annexion de territoires occupés et la transformation d’Israël en État d’apartheid non seulement de facto mais de jure, c’est un devoir de s’y opposer et de dénoncer les intentions d’Israël. Si Israël bombarde des civils sans défense à Gaza, comment est-il possible de ne pas s’y opposer ? Pourtant, c’est devenu quasiment impossible en Europe et aux États-Unis. 

Confusion systémique

Cela fait près d’un siècle désormais que les Palestiniens ont été privés de leur pays. Ces 53 dernières années, ils ont également vécu sous l’occupation militaire israélienne sans droit, sans présent ni avenir, leurs terres volées et leur liberté anéantie, leur vie et leur honneur jugés sans valeur – et soudainement la lutte contre tout cela est interdite. 

Il y a une confusion systémique déconcertante : l’occupant a le droit de se défendre et quiconque lutte contre l’occupation se retrouve dans le box des accusés. Au lieu de dénoncer l’occupation israélienne, de l’attaquer et d’enfin commencer à en exiger le prix en sanctionnant le pays responsable – ce que l’Europe a très bien fait dans les jours suivant l’annexion de la Crimée par la Russie –, au lieu d’appeler l’apartheid israélien un apartheid, puisqu’il n’y a pas d’autre mot pour le décrire, ses détracteurs sont réduits au silence. 

Il y a une confusion systémique déconcertante : l’occupant a le droit de se défendre et quiconque lutte contre l’occupation se retrouve dans le box des accusés

C’est révoltant, immoral et injuste. L’Europe ne peut pas, et ne doit pas, continuer à garder le silence à ce propos, même si le prix à payer est d’être qualifiée d’antisémite.

Ces accusations ne doivent pas continuer à réduire l’Europe au silence. Les juifs et Israéliens sionistes formulent de fausses accusations et alors ?

Long-Bailey a partagé un article en ligne qui peut être ne méritait pas de l’être. La virer est un problème bien plus grave.

Gideon Levy est un chroniqueur et membre du comité de rédaction du journal Haaretz. Il a rejoint Haaretz en 1982 et a passé quatre ans comme vice-rédacteur en chef du journal. Il a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997 et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996. Son dernier livre, The Punishment of Gaza, a été publié par Verso en 2010.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Gideon Levy is a Haaretz columnist and a member of the newspaper's editorial board. Levy joined Haaretz in 1982, and spent four years as the newspaper's deputy editor. He was the recipient of the Euro-Med Journalist Prize for 2008; the Leipzig Freedom Prize in 2001; the Israeli Journalists’ Union Prize in 1997; and The Association of Human Rights in Israel Award for 1996. His new book, The Punishment of Gaza, has just been published by Verso.
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