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D’Aung Sung Su Kyi à Jared Kushner : le prix Nobel, entre farce et tragédie

Il ne reste plus beaucoup de crédibilité à ce prix après sa remise à plusieurs personnalités hautement suspectes. Mais quand même, Kushner ? Vraiment ? Comment est-ce arrivé ?
L’ancien conseiller présidentiel américain Jared Kushner s’exprime à Rabat (Maroc) le 22 décembre 2020 (AFP)

De manière fortuite, deux nouvelles sont apparues dans les médias à travers le monde au début du mois de février, poussant certains à se demander dans quel sens tournait notre planète en péril.

L’une concernait le spectacle d’un coup d’État militaire en Birmanie, l’autre l’hilarité provoquée par l’annonce selon laquelle Jared Kushner – l’ancien « premier gendre », comme le surnommaient les Américains – avait été nominé pour le prix Nobel de la paix. Vous vous demandez peut-être comment ces deux informations sont liées ; permettez-moi de vous l’expliquer.

Vous chercheriez en vain toute compassion envers la lauréate du prix Nobel en disgrâce Aung San Suu Kyi, qui a volontiers mis son nom et sa réputation au service de ces mêmes généraux lors de leur génocide des musulmans rohingyas

En Birmanie, un coup d’État organisé le 1er février avant l’aube a renversé le gouvernement et assigné sa chef, Aung San Suu Kyi, en résidence surveillée. Le général Min Aung Hlaing a été déclaré aux commandes du pays.

Vous chercheriez en vain toute compassion envers la lauréate du prix Nobel en disgrâce Aung San Suu Kyi, qui a volontiers mis son nom et sa réputation au service de ces mêmes généraux lors de leur génocide des musulmans rohingyas.

Pour tout le monde, il s’agissait d’une affaire interne entre Aung San Suu Kyi et ses patrons militaires, qui l’ont placée puis sortie de sa résidence surveillée pour faire leurs sales besognes, dont le nettoyage ethnique des musulmans du pays.

En décembre 2019, Aung San Suu Kyi a activement défendu ces généraux à La Haye contre l’accusation de génocide. Elle a décrit le génocide des musulmans comme une forme de « violence intercommunautaire » ou encore une action contre des « terroristes ».

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La seule chose que de nombreux musulmans ont vue en cette « héroïne des droits de l’homme » acclamée par les blancs en Europe et en Amérique du Nord était le massacre de milliers d’êtres humains, avec sa bénédiction et sa justification.

Cela nous amène à Kushner et à la nouvelle de sa nomination pour ce prix Nobel de la paix qui fut autrefois décerné à Aung San Suu Kyi, et auparavant à Henry Kissinger, un autre dirigent accusé de crimes de guerre.

Il ne reste plus beaucoup de respect ou de crédibilité à ce prix après ou même avant qu’il ait été remis à ces personnalités hautement suspectes. Mais quand même, Kushner ? Vraiment ? Comment est-ce arrivé ?

Une affaire de famille

Eh bien, Alan Dershowitz est entré en scène. Une grande partie du monde hors des États-Unis ignore parfaitement l’existence de cet officier supérieur de la propagande pro-israélienne qui s’est permis de nommer Kushner pour un prix Nobel.

Ce n’est pas nécessairement un événement digne d’intérêt en soi. L’ancien président Donald Trump lui-même a déjà été nominé pour le prix Nobel de la paix, alors pourquoi pas l’époux de sa fille bien-aimée, Ivanka ? Une affaire de famille.

Jared Kushner, Ivanka et Tiffany Trump écoutent le président américain de l’époque Donald Trump s’exprimer dans le Wisconsin le 2 novembre 2020 (AFP)
Jared Kushner, Ivanka et Tiffany Trump écoutent le président américain de l’époque Donald Trump s’exprimer dans le Wisconsin le 2 novembre 2020 (AFP)

N’importe quel professeur d’université de n’importe quelle université de Kalamazoo ou de Tombouctou peut proposer la candidature de n’importe qui pour le prix Nobel de la paix. Lorsque Naguib Mahfouz a reçu le Nobel de littérature en 1988, un professeur que je connais soutenait que c’était lui qui l’avait nommé.

Peut-être est-ce vrai, mais ce n’est pas la raison pour laquelle le grand romancier égyptien a reçu le prix – ce même prix décerné plus tard au tristement célèbre Peter Handke, qui a « publiquement suggéré que les musulmans de Sarajevo s’étaient massacrés eux-mêmes et avaient blâmé les Serbes, et [qui a] nié le génocide de Srebrenica ».

Kushner est ce que nous appelons à New York un « millionnaire peu scrupuleux », titulaire d’un diplôme de Harvard acheté et payé par ses parents. Le reste du monde se souviendra peut-être de lui comme du meilleur ami de Mohammed ben Salmane, qui a fait de son mieux pour dissimuler le rôle du prince héritier saoudien dans le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi.

Racisme débridé

Nous le connaissons avant tout comme un sioniste fanatique investi d’une mission singulière consistant à aider Israël à voler le reste de la Palestine, et misant pour cela sur des dirigeants arabes corrompus – comme ceux des Émirats arabes unis, de Bahreïn ou du Soudan – pour normaliser leurs relations avec la colonie de peuplement israélienne.

Le monde connaît également Kushner pour son rôle pernicieux dans l’arrêt de l’aide cruciale des États-Unis à l’agence de l’ONU qui vient en aide aux Palestiniens, l’UNRWA, en vue de nier, dissimuler et mettre fin à leur statut de réfugiés.

Quelle est sa prétention à la gloire, pour laquelle Dershowitz pense qu’il mérite un prix Nobel de la paix ? S’être emparé de quelques dirigeants arabes corrompus et avoir utilisé le pouvoir du bureau de son beau-père afin de leur faire signer un traité avec l’État d’apartheid israélien.

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C’est en effet une prouesse singulière. Mais jetons un œil à ses autres exploits.

Kushner est connu aux États-Unis pour son charlatanisme nauséabond et son racisme débridé, sa capacité à cracher des propos haineux à l’encontre des Afro-Américains tout en fixant la caméra. Certes, je déteste tout ce que Kushner représente, mais ce n’est pas seulement mon avis personnel : cela vient du New York Times, le principal média du sionisme libéral de par le monde. Kushner a un jour été nominé pour plaisanter à un Emmy Award en raison de la vitesse de l’éruption volcanique de son racisme.

Juste avant que Trump ne quitte ses fonctions et ne tombe en disgrâce, Kushner était largement méprisé aux États-Unis pour son racisme fétide, lequel était si prononcé que même monsieur Prudence lui-même, l’ancien président Barack Obama, a laissé quelque peu s’exprimer sa colère ex-présidentielle : « Qui sont ces gens ? Quels livres d’histoire lisent-ils ? »

La catastrophe du coronavirus

Ce n’est pas seulement le racisme de Kushner contre les musulmans, les Palestiniens et les noirs qui est en cause ici. Son idiotie criminelle a infligé une immense misère et coûté des centaines de milliers de vies aux États-Unis lorsque Trump l’a chargé de la pandémie de COVID-19. Sur la base de quelle autorité, quelles qualifications ?

Ce n’est pas seulement le racisme de Kushner contre les musulmans, les Palestiniens et les noirs qui est en cause ici. Son idiotie criminelle a infligé une immense misère et coûté des centaines de milliers de vies

« Comment l’idiotie de Trump et Jared Kushner a laissé la pandémie se déchaîner » : c’est Paul Waldman qui l’écrit pour le Washington Post. Mais l’idiotie n’est pas le seul adjectif adéquat ici. Kushner n’est pas un idiot ordinaire ; il est un idiot qui se croit tout permis, un idiot bizarrement arrogant, maladivement sûr de lui.

Un idiot ordinaire peut être un être humain tout à fait inoffensif et sympathique. Le prince Mychkine dans l’un des chefs-d’œuvre de Dostoïevski, L’Idiot, est l’un de ses plus grands personnages, un être humain absolument magnifique. Des gens comme Trump et Kushner sont, eux, criminellement idiots, ils sont la cause d’une misère considérable pour des millions d’êtres humains.

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« Jared Kushner est encore plus idiot que ce que l’on pensait (et ce n’est pas rien) : C’est Bess Levin qui l’écrit pour Vanity Fair, après que Kushner s’est vanté auprès du journaliste Bob Woodward, auteur du sulfureux Fear: Trump in the White House, que son beau-père « récupérait le pays des mains des médecins », précisément au moment où les États-Unis et le monde entier avaient besoin d’écouter les scientifiques et les professionnels de santé.

Dershowitz pense que Kushner devrait recevoir le prix Nobel de la paix. J’espère vraiment qu’il le recevra, car lui, Kissinger et Aung San Suu Kyi se méritent les uns les autres.

Coup de pub

Mais Dershowitz sait ce qu’il fait. Son coup de pub, la nomination de Kushner pour un prix Nobel de la paix, a un but entièrement différent. Les officiers de propagande tels que Dershowitz tentent activement de dissocier le sort de leur colonie de peuplement préférée de l’ascension et de la chute de Trump.

Dershowitz sait ce qu’il fait. Son coup de pub, la nomination de Kushner pour un prix Nobel de la paix, a un but entièrement différent

Ils savent qu’à l’exception des franges extrémistes dérangées qui ont maintenant envahi le Parti républicain, tous les Américains qui se respectent méprisent Trump, sa famille et ses amis. Dershowitz et sa clique veulent disculper Kushner et sauvegarder ses bonnes actions pour la colonie de peuplement.

Mais le monde sait de quoi il retourne : Trump a été une source de catastrophe pour les Américains et un cadeau pour Israël. Aucun Américain qui se respecte ne pourrait condamner Trump tout en étant indifférent au casier judiciaire de la colonie de peuplement israélienne.

Donald Trump a voulu faire aux Américains ce que les Israéliens ont fait aux Palestiniens : leur refuser leurs libertés et leur imposer le règne de la suprématie blanche.

Hamid Dabashi est professeur d’études iraniennes et de littérature comparée, récipiendaire de la chaire Hagop Kevorkian, à l’université de Columbia à New York. Parmi ses derniers ouvrages figurent Reversing the Colonial Gaze: Persian Travelers Abroad (Cambridge University Press, 2020), The Emperor is Naked: On the Inevitable Demise of the Nation-State (Zed, 2020) et On Edward Said: Remembrance of Things Past (Haymarket Books, 2020).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

Hamid Dabashi is Hagop Kevorkian Professor of Iranian Studies and Comparative Literature at Columbia University in the City of New York, where he teaches Comparative Literature, World Cinema, and Postcolonial Theory. His latest books include The Future of Two Illusions: Islam after the West (2022); The Last Muslim Intellectual: The Life and Legacy of Jalal Al-e Ahmad (2021); Reversing the Colonial Gaze: Persian Travelers Abroad (2020), and The Emperor is Naked: On the Inevitable Demise of the Nation-State (2020). His books and essays have been translated into many languages.
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