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Pourquoi les acteurs étatiques veulent enterrer Jamal Khashoggi

Alors que les gouvernements continuent d’ouvrir la porte au régime meurtrier saoudien, il se pourrait que justice ne soit jamais rendue
L’auteure turque Hatice Cengiz, fiancée du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, pose à côté de son portrait à Washington, le 1er octobre 2021 (AFP)
L’auteure turque Hatice Cengiz, fiancée du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, pose à côté de son portrait à Washington, le 1er octobre 2021 (AFP)

Deux questions demeurent sans réponse depuis l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, survenu il y a trois ans au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul : qui a vraiment donné l’ordre de le tuer, et qu’est-il advenu du corps ?

La CIA, les services de renseignement turcs et des sources des services secrets britanniques pensent tous que le coupable est le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS).

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Mais jusqu’à présent, il s’agit d’une supposition fondée sur une théorie, selon laquelle une opération de cette envergure impliquant son équipe la plus proche de gardes du corps n’aurait pas pu être lancée sans son approbation.

Quelques semaines seulement après le meurtre de Khashoggi, une équipe d’assassins encore plus fournie serait arrivée à Toronto pour tuer Saad al-Jabri, un ancien responsable du ministère saoudien de l’Intérieur.

L’équipe, connue sous le nom d’Escadron du Tigre, a été repérée et refoulée à l’aéroport. Selon Saad al-Jabri, l’Escadron du Tigre a été créé lorsqu’il a personnellement refusé à MBS la permission d’utiliser les forces spéciales du ministère de l’Intérieur pour extrader un prince saoudien vivant en Europe.

Dans le cas de Khashoggi, il n’y a pas eu d’aveu, ni de témoignage et en fin de compte aucune preuve que MBS a donné les ordres. Et cela risque de rester le cas après la libération, mercredi, de Khaled Aedh al-Otaibi, un homme que les autorités françaises avaient arrêté au motif qu’il était recherché par Interpol en vertu d’un mandat d’arrêt international pour son rôle dans l’assassinat de Khashoggi.

Cet homme aurait pu répondre aux deux questions. Ancien membre de la garde royale ayant accompagné MBS lors de certains de ses voyages à l’étranger, Otaibi se trouvait prétendument dans la résidence privée du consul au moment de l’assassinat et aurait été chargé d’éliminer la dépouille de Khashoggi. Il aurait donc été en mesure de dire sur quels ordres les quinze membres du commando ont agi et ce qu’il est advenu de la dépouille de Khashoggi.

Un véritable incident diplomatique aurait éclaté

Les Saoudiens ont affirmé dès le départ que les Français s’étaient trompés d’individu et qu’il s’agissait d’une erreur d’identification : « Les informations relayées par les médias selon lesquelles un individu impliqué dans le crime contre le citoyen saoudien Jamal Khashoggi a été arrêté en France sont erronées », a déclaré un responsable saoudien. « Les individus reconnus coupables de ce crime purgent actuellement leur peine en Arabie saoudite. »

Les responsables turcs ne sont pas de cet avis. Ils affirment que le Saoudien arrêté par les autorités françaises détenait un passeport appartenant à un membre de l’équipe qui a tué Khashoggi, avec le même nom et le même numéro de passeport.

La triste vérité est que trois ans plus tard, tous les acteurs étatiques impliqués veulent enterrer Khashoggi, avec ou sans sa dépouille

Les autorités turques ont comparé les scans du passeport fourni par les autorités françaises à leurs propres scans, effectués lors du passage de l’Escadron du Tigre dans l’espace VIP de l’aéroport d’Istanbul le jour de l’assassinat.

Le procureur général de Paris a déclaré dans un communiqué que « les vérifications approfondies relatives à l’identité de cette personne ont permis d’établir que le mandat ne s’appliquait pas à elle ».

Si le procureur général en avait décidé autrement, un véritable incident diplomatique aurait éclaté : en effet, la triste vérité est que trois ans plus tard, tous les acteurs étatiques impliqués veulent enterrer Khashoggi, avec ou sans sa dépouille.

Ni la Turquie, ni la France, ni même les États-Unis ne veulent voir l’impasse diplomatique créée par l’assassinat de Khashoggi se poursuivre. Tous veulent faire des affaires avec le prince héritier.

Otaibi a été arrêté en vertu d’un mandat d’arrêt international émis par Interpol au nom d’un tribunal turc, qui juge toujours 26 Saoudiens par contumace. Le mois dernier, ce tribunal a demandé aux autorités saoudiennes si les suspects visés à Istanbul avaient été jugés à Riyad.

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L’Arabie saoudite n’a jamais confirmé l’identité des huit hommes condamnés lors d’un simulacre de procès qu’elle a orchestré. En cas de réponse positive de leur part, le tribunal turc pourrait, en théorie, abandonner l’affaire au motif que les mêmes hommes ne pourraient être jugés deux fois pour le même crime. 

Mais la Turquie n’a retiré à aucun moment les mandats d’arrêt internationaux visant les 26 Saoudiens qu’elle accuse d’être responsables de l’assassinat de Khashoggi.

Selon une source gouvernementale interrogée par Middle East Eye, l’extradition d’Otaibi aurait pu être l’occasion de clore l’affaire Khashoggi en rejetant toute la responsabilité sur cet homme. Il ne fait aucun doute que la Turquie souhaite effectivement restaurer ses relations non seulement avec l’Arabie saoudite, mais aussi avec MBS en personne – et cela ne pourrait se réaliser sans que l’affaire Khashoggi soit close.

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a appelé le roi Salmane d’Arabie saoudite à deux reprises. İbrahim Kalın, conseiller d’Erdoğan, a déclaré publiquement qu’il pensait que la Turquie et l’Arabie saoudite devaient aller de l’avant. Par ailleurs, des efforts ont dernièrement été déployés dans le but d’organiser une rencontre entre le président turc et le prince héritier saoudien à Doha.

Même si celle-ci n’a pas eu lieu dans la mesure où leurs itinéraires « ne concordaient pas », il semblerait désormais que leur rencontre ne soit plus qu’une question de temps.

La réhabilitation de MBS

L’Arabie saoudite a été tenue à l’écart du rapprochement très public et largement encensé entre Erdoğan et le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed (MBZ), qui a débouché sur un programme d’investissements émiratis de 10 milliards de dollars en Turquie. Une délégation émiratie s’est rendue cette semaine à Ankara pour discuter de l’achat de drones turcs.

Néanmoins, malgré les signaux positifs émis depuis Ankara, le boycott saoudien des produits turcs se poursuit et la récente décision de fermer les écoles turques dans le royaume a choqué Ankara.

Alors que rien n’est personnel pour MBZ, dont le pragmatisme lui permet aujourd’hui de donner l’accolade à Erdoğan – qu’il était prêt à renverser à tout prix en 2016 –, pour MBS, tout est personnel. Le prince saoudien reproche à Erdoğan en personne d’être responsable de la campagne de trois ans qui a fait du futur roi un paria sur la scène internationale.

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La France entend également capitaliser sur la réhabilitation de MBS.

Le président Emmanuel Macron est devenu le premier dirigeant occidental à rompre l’isolement diplomatique du prince saoudien en le rencontrant publiquement la semaine dernière.

La feuille de vigne qui a servi de cadre à cette rencontre était l’effort déployé par Macron pour faire office de médiateur dans le litige opposant l’Arabie saoudite au Liban, provoqué par les critiques publiques du ministre libanais de l’Information George Kordahi contre la guerre menée par l’Arabie saoudite au Yémen.

Du point de vue de Macron, la rencontre portait en substance sur l’arrivée imminente d’une délégation commerciale de 100 entreprises françaises, dont TotalEnergies, EDF, Thales et Vivendi.

Accusé de remettre MBS en selle, Macron s’est défendu devant les journalistes à Dubaï. « Soit on décide après l’affaire Khashoggi que nous n’avons plus de politique dans la région, c’est un choix que l’on peut faire, mais moi je crois que la France a un rôle à jouer dans la région. Ça ne veut pas dire qu’on est complaisant, qu’on oublie », a-t-il déclaré.

Eh bien, si.

Agnès Callamard, dont le rapport en tant qu’ancienne rapporteure spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires a permis d’éclaircir davantage de faits sur l’assassinat de Khashoggi, s’est déclarée affligée de voir la France, « le pays des droits humains », devenir l’instrument d’une politique visant à réhabiliter le prince saoudien.

Une fois de plus, les tueurs et les psychopathes sont autorisés à se pavaner sur la scène internationale, tandis que les grandes entreprises leur lèchent les bottes

Enfin, le président américain Joe Biden, qui n’a pas encore appelé MBS, souhaite également enterrer Khashoggi.

Laissant très loin derrière lui toutes ces paroles enflammées qu’il a prononcées en tant que candidat à la présidence – se souvient-il avoir décrit l’Arabie saoudite comme un « État paria » sans « aucune valeur sociale rédemptrice » ? –, Biden a décidé au début de sa présidence de ne pas pénaliser le prince héritier, bien que les services de renseignement américains aient découvert qu’il avait directement approuvé l’assassinat.

Une fois de plus, les nations occidentales n’ont pas respecté les normes en matière de justice et de droits de l’homme qu’elles utilisent pour se justifier lorsqu’elles frappent, sanctionnent et bombardent des pays dans le monde entier.

Une fois de plus, la cause de la protection des journalistes, qui paient leur expression de leur vie, est défendue du bout des lèvres. Une fois de plus, les tueurs et les psychopathes sont autorisés à se pavaner sur la scène internationale, tandis que les grandes entreprises leur lèchent les bottes.

Qu’a changé la mort de Jamal Khashoggi ? Rien. La seule surprise, c’est que la campagne lancée pour obtenir justice contre ses assassins a duré trois ans.

David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian. Au cours de ses 29 ans de carrière, il a couvert l’attentat à la bombe de Brighton, la grève des mineurs, la réaction loyaliste à la suite de l’accord anglo-irlandais en Irlande du Nord, les premiers conflits survenus lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie en Slovénie et en Croatie, la fin de l’Union soviétique, la Tchétchénie et les guerres qui ont émaillé son actualité. Il a suivi le déclin moral et physique de Boris Eltsine et les conditions qui ont permis l’ascension de Poutine. Après l’Irlande, il a été nommé correspondant européen pour la rubrique Europe de The Guardian, avant de rejoindre le bureau de Moscou en 1992 et d’en prendre la direction en 1994. Il a quitté la Russie en 1997 pour rejoindre le bureau Étranger, avant de devenir rédacteur en chef de la rubrique Europe puis rédacteur en chef adjoint de la rubrique Étranger. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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