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Turquie-EAU : pourquoi la visite de MBZ pourrait marquer le début d’une nouvelle ère

Après des années de rivalité régionale, quelles sont les raisons qui poussent Abou Dabi et Ankara à coopérer ?
Le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed à Ankara, le 24 novembre 2021 (AFP)
Le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed à Ankara, le 24 novembre 2021 (AFP)

La récente visite du prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed (MBZ) en Turquie souligne l’actuel recalibrage de la politique étrangère d’Ankara au Moyen-Orient.

Depuis des années, la Turquie et les Émirats arabes unis (EAU) sont enfermés dans une guerre d’influence régionale, soutenant des camps opposés dans les zones de conflit telles que la Libye et la Syrie.

Leurs relations s’étaient dégradées lors du Printemps arabe, lorsque la Turquie avait soutenu les soulèvements contre les dirigeants autoritaires tandis que les EAU et l’Arabie saoudite menaient une contre-révolution.

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Par ailleurs, Ankara avait suspecté les Émirats d’être impliqués dans le coup d’État manqué de 2016 en Turquie et, après la rupture des relations entre le bloc saoudo-émirati et le Qatar en 2017, la Turquie était devenue une bouée de sauvetage pour Doha.

L’accord conclu en début d’année entre le Qatar et les États arabes voisins, mettant fin officiellement aux quatre années de crise dans le Golfe, est un élément clé de ce changement.

Lors du blocus, la Turquie a envoyé le ravitaillement nécessaire et des forces de sécurité au Qatar, améliorant sa capacité à résister à l’isolement imposé par l’Arabie saoudite, les EAU et leurs alliés.

En mettant fin au blocus, l’accord de janvier a éliminé l’un des principaux éléments conflictuels entre Ankara et Abou Dabi. Aujourd’hui, après dix ans de visions opposées et de rivalités régionales, la visite de MBZ en Turquie pourrait préfigurer une nouvelle ère, définie par la coopération plutôt que la confrontation. 

Mais qu’est-ce qui a provoqué cet apparent revirement à Ankara ?

Des milliards d’investissements

Par ailleurs, la Turquie et les Émirats ont peut-être réalisé que ni l’un ni l’autre ne retirait d’avantage à cette confrontation régionale. Lorsque la Turquie est intervenue en Libye pour soutenir le gouvernement reconnu par l’ONU à Tripoli alors que les EAU soutenaient le général Khalifa Haftar, une impasse militaire s’est installée.

Poignée de main entre le président turc Recep Tayyip Erdoğan et MBZ à Ankara, le 24 novembre 2021 (AFP)
Poignée de main entre le président turc Recep Tayyip Erdoğan et MBZ à Ankara, le 24 novembre 2021 (AFP)

Un processus politique est désormais en cours, des élections sont à venir en décembre et, bien qu’imparfaites, elles pourraient engager le pays sur la voie de la stabilité.

S’il y a toujours un risque de résurgence de la guerre civile, la Turquie tient à la survie du gouvernement et les EAU n’ont rien à gagner à jouer la mouche du coche.

L’intervention turque tient également à distance toute influence russe, ce que préfère Washington, une incitation supplémentaire pour les EAU afin de parvenir à un accord avec la Turquie plutôt que d’essayer de saper ses efforts en Libye. 

Autre facteur de rapprochement : les impacts économiques asymétriques de la pandémie de COVID-19.

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L’emphase a été mise ces derniers jours sur les investissements émiratis en Turquie – Abou Dabi serait prêt à investir des milliards –, une injection de liquidités on ne peut plus nécessaire qui renforcerait leurs liens. La Turquie a du mal à contenir les effets financiers de la pandémie et la chute de la livre rend la vie de plus en plus difficile pour de nombreuses familles. Au contraire, l’économie émiratie reste forte grâce aux cours élevés du pétrole.

Tout cela aura des implications régionales. S’exprimant à la télévision publique turque TRT, le ministre émirati de l’industrie sultan Ahmed al-Jaber a observé : « Cette visite intervient à un moment ou les EAU et la Turquie œuvrent ensemble à une vision plus pacifique, plus stable et plus prospère de l’avenir de la région. »

Un acteur pragmatique

MBZ est un acteur pragmatique malgré sa répugnance pour les Frères musulmans et l’Iran. Il doit avoir l’impression que les Frères musulmans ne sont plus vraiment une « menace » désormais et, puisque l’administration Biden aux États-Unis veut conclure un nouvel accord nucléaire avec l’Iran, il est judicieux de se rapprocher d’autres acteurs régionaux tels que la Turquie.

Le retrait des EAU dans la guerre au Yémen – dont le coût humanitaire est devenu un sujet clé à Washington – est un autre témoignage de sa vision flexible lorsqu’il sent poindre un renversement de situation.

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MBZ doit savoir qu’il n’a pas besoin d’affronter la Turquie sur des questions régionales pour des raisons idéologiques, puisque la Turquie est elle aussi ouverte à une coopération pragmatique.

Le désengagement américain du Moyen-Orient ainsi que l’influence accrue de la Russie dans des pays tels que la Syrie est un autre facteur de réalignement régional.

Si les États-Unis maintiennent des intérêts dans la région, Washington évite de fournir une vision permettant aux acteurs régionaux de se positionner, ce qui accroît la nécessité de dialogues intrarégionaux et d’ajustements.

Pour la Turquie et les Émirats arabes unis, reste à savoir à quel point le réalignement qui émerge peut être étayé. De grandes différences persistent entre la Turquie d’un côté et l’Égypte, Israël et la Grèce de l’autre en Méditerranée orientale.

Les Émirats arabes unis ont de forts liens avec l’Égypte et a déjà normalisé ses relations avec Israël. Quelle serait la position des EAU si les tensions devaient s’accroître en Méditerranée orientale ou si la guerre civile reprenait en Libye ?

La Turquie et les EAU peuvent-ils compartimenter de tels problèmes et poursuivre l’approfondissement de leurs liens économiques ? Ils ont toutes les raisons de le faire. 

- Kadir Ustun est directeur général de la Fondation SETA à Washington DC. Il est titulaire d’un doctorat en études du Moyen-Orient, de l’Asie du Sud et de l’Afrique de l’université de Columbia et d’un master en histoire de l’université Bilkent. Ses recherches portent sur les relations entre le civil et l’armée, la modernisation sociale et militaire du Moyen-Orient, les relations américano-turques et la politique étrangère turque. Il a participé à la rédaction de plusieurs ouvrages : History, Politics and Foreign Policy in Turkey (2011), Change and Adaptation in Turkish Foreign Policy (2014) et Trump’s Jerusalem Move : Making Sense of US Policy on the Israeli-Palestinian Conflict (2020).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Kadir Ustun is executive director at the SETA Foundation, Washington, DC. He holds a PhD in Middle Eastern, South Asian, and African Studies from Columbia University and a master’s degree in History from Bilkent University. His research interests include civil-military relations, social and military modernisation in the Middle East, US-Turkey relations, and Turkish foreign policy. He is co-editor of edited volumes History, Politics and Foreign Policy in Turkey (2011), Change and Adaptation in Turkish Foreign Policy (2014), and Trump’s Jerusalem Move: Making Sense of US Policy on the Israeli-Palestinian Conflict (2020).
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