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La légende du mystérieux « homme vert »

Le personnage figurant sur le carton d’invitation royal britannique présente d’étranges similitudes avec al-Khidr, légendaire personnage islamique
Al-Khidr et le prophète Élie prient ensemble dans une version manuscrite enluminée des Histoires des prophètes (Wikimedia Commons)

Haut en couleur, le carton d’invitation au couronnement du roi Charles III regorge d’images du monde naturel.

Il reflète parfaitement l’intérêt profond du nouveau monarque pour la nature et l’environnement. Au centre ce celui-ci figure ce que la BBC nomme « la figure folklorique de l’“homme vert” », décrite par Buckingham Palace comme un symbole du printemps et de la renaissance qui célèbre un nouveau règne.

carte invitation charles iii

Mais que sait-on vraiment, y compris à Buckingham Palace, de ce mystérieux homme vert ? Aperçu dans les feuillages sculptés de tant d’églises normandes, il n’apparut en Angleterre qu’au XIIe siècle. Ses origines sont entourées de mystère et sa signification fut perdue à la fin du Moyen-Âge. 

Dans le cadre de mes recherches sur les influences islamiques dans l’architecture normande, cela fait quelque temps que j’étudie cet homme vert. Plus je le voyais – dans toutes ses humeurs, du plus menaçant au plus humoristique, du plus accueillant au plus féroce –, plus je voyais d’étranges parallèles avec al-Khidr, une figure islamique populaire et bien connue qui comporte de nombreuses associations mystiques. 

Al-Khidr signifie « le Vert » en arabe, et la racine arabe évoque tout ce qui a trait aux plantes, aux pâturages verts, à la verdure et à la végétation. Le vert était, paraît-il, la couleur préférée du prophète Mohammed. Dans une certaine forme de la racine arabe, al-Khudeira signifie « paradis ». 

L’époque correspondant à l’apparition de l’homme vert dans les feuillages britanniques, ainsi que le fait qu’il n’était pas connu précédemment avant d’apparaître soudainement, invitent à penser qu’il fut très probablement importé en Angleterre par les croisés normands de retour au pays. 

Ils l’auraient tout d’abord rencontré en Terre sainte, où il est profondément ancré dans le folklore local et la mystique soufie en tant que figure omniprésente, force représentant à la fois le bien et le mal. Compte tenu des pouvoirs associés à al-Khidr, son attrait auprès des croisés chrétiens aurait été considérable. Ce n’est pas pour rien qu’il est assimilé à saint Georges, le saint patron de l’Angleterre qui, par ailleurs, est également le saint patron des chrétiens libanais, palestiniens et syriens

Tombé en martyr aux mains des soldats romains païens, saint Georges avait le pouvoir d’apparaître aux gens dans les moments de crise et de leur donner de la force – comme le montre la légende de son apparition providentielle à la bataille d’Antioche en 1098, au cours de la première croisade : sur un cheval blanc et armé de sa célèbre lance, il arriva juste à temps pour sauver la situation et faire basculer la bataille en faveur des croisés. 

Un saint guerrier

Cette scène est reproduite dans les fresques murales des églises médiévales, comme celle datant du XIIe siècle que l’on peut voir à l’église Saint-Botolph de Hardham, dans le comté anglais du Sussex de l’Ouest, réalisée par les moines du puissant prieuré clunisien de Lewes.

Ces moines, qui étaient associés aux croisés rentrés au pays, étaient parfaitement au fait de l’apparition légendaire de saint Georges à Antioche et sa présence dans la fresque permet de la dater avec certitude du début du XIIe siècle, après l’arrivée en Angleterre de la nouvelle de la victoire militaire.

À partir des Croisades, saint Georges fut particulièrement vénéré en tant que saint guerrier.

Les différentes formes et expressions faciales de l’homme vert le dépeignent comme une figure bien vivante, comme une sorte d’esprit primitif vivant parmi les feuillages. À la fois divinité, prophète, païen, saint et humain, son attrait s’est avéré universel, formant ainsi une figure unificatrice parmi les trois grandes religions monothéistes.

J’aime à penser que le roi Charles lui-même, qui reconnaît volontiers son goût pour l’islam, serait heureux d’apprendre l’existence de liens interculturels aussi profonds

En Terre sainte, l’homme vert est vénéré par les musulmans, les juifs et les chrétiens. Il est assimilé non seulement à Khidr et à saint Georges, mais aussi au prophète Élie. 

Parmi ses nombreux tombeaux, celui qui serait le plus susceptible de contenir un véritable corps se trouverait à Lod (al-Lydd), où l’église croisée Saint-Georges fut construite sur le site d’une ancienne église byzantine, à côté de la mosquée d’al-Khidr. 

À Beit Jala, près de Bethléem, un sanctuaire est considéré par les chrétiens comme le lieu de naissance de saint Georges et par les Hébreux comme le lieu de sépulture d’Élie. Dans son ouvrage Dans l’ombre de Byzance : sur les traces des chrétiens d’Orient, William Dalrymple indique également avoir rencontré ce type de syncrétisme et de fluidité entre les religions en Terre sainte.

À propos de Beit Jala, il écrit : « Alors qu’ils avaient le choix entre tous les plus grands sanctuaires du monde chrétien, il semble s’avérer que lorsque les chrétiens arabes locaux avaient un problème – une maladie ou quelque chose de plus complexe –, ils préféraient demander l’intercession de Georges dans son petit sanctuaire sordide à Beit Jala plutôt que d’aller prier à l’église du Saint-Sépulcre ou à la basilique de la Nativité à Bethléem. »

Il a demandé à un prêtre du sanctuaire si de nombreux musulmans venaient aussi, ce à quoi le prêtre a répondu : « Nous en recevons des centaines ! Presque autant que de pèlerins chrétiens. Souvent, quand je viens ici, je trouve des musulmans partout au sol, dans les allées, en haut et en bas. » 

La réputation du sanctuaire en tant que lieu de guérison n’était pas nouvelle, elle remontait à des temps immémoriaux, formant une tradition ininterrompue. De tels lieux renferment un pouvoir et une atmosphère très particuliers.

Des pouvoirs magiques

Ma première rencontre avec al-Khidr a eu lieu à Alep, en Syrie, lors d’une visite de la citadelle en 1978. J’ai alors remarqué son cénotaphe sur la droite du chemin en zigzag qui permet de traverser la série de portes défensives menant à la citadelle elle-même. C’était comme s’il avait été placé là pour le remercier d’avoir permis de surmonter les dangers représentés dans l’arcade au-dessus de l’entrée par deux dragons-serpents entrelacés. 

Après avoir passé le cinquième et dernier zigzag, sous le regard de lions souriants ou tristes sculptés dans les murs de pierre, auxquels on attribue des pouvoirs magiques et la capacité de protéger du mal, j’ai retrouvé la lumière du soleil au sommet ouvert de la citadelle. 

Ce sont exactement les propriétés que l’on attribue aujourd’hui à l’homme vert, dans ses nombreuses réapparitions dans les meubles de jardin et les ornements du XXIe siècle – ces mêmes pouvoirs qu’on lui confiait en Angleterre dès le Moyen-Âge. 

Ce n’est pas un hasard si ses représentations les plus anciennes en Angleterre se trouvent dans les premières églises normandes, où son imagerie religieuse s’épanouit pleinement.

La fresque murale à l’intérieur de l’église Saint-Botolph de Hardham, dans le comté anglais du Sussex de l’Ouest (Michael Coppins/Wikimedia Commons)
La fresque murale à l’intérieur de l’église Saint-Botolph de Hardham, dans le comté anglais du Sussex de l’Ouest (Michael Coppins/Wikimedia Commons)

Son apparition sur les portes et les entrées à l’extérieur des églises, puis à l’intérieur – sur les arches de chœur, les chapiteaux et les colonnes, marquant la transition vers les parties les plus sacrées de l’église –, n’est pas une simple coïncidence.

Son rôle est d’éloigner les mauvais esprits, de protéger du mal, mais aussi de célébrer la fertilité de la nature et d’accueillir les fidèles dans la maison de Dieu.

Il pouvait être sculpté dans le bois ou la pierre, mais on le trouvait rarement dans les manuscrits enluminés, les vitraux ou les bijoux. Dans les représentations où des feuillages et de la végétation germent depuis sa bouche, ses narines et parfois même ses oreilles et ses yeux, il symbolise aussi la renaissance, le cycle sans fin de la nature, dont il fait partie intégrante. 

Son visage fut souvent la seule sculpture à survivre aux destructions obsessionnelles perpétrées lors de la Réforme, vraisemblablement parce qu’il n’était pas considéré comme une idole, mais plutôt comme une représentation innocente de la nature qui n’offensait personne. Cette interprétation confirme que ses origines en tant que saint étaient déjà perdues pour les chrétiens au XVIe siècle. 

Un esprit sauvage

Les premiers hommes verts apparus en Angleterre au XIIe siècle étaient l’œuvre de maçons venus de France après la conquête normande de 1066. Ces visages étaient loin d’être classiques. Les hommes verts figurant sur les chapiteaux du portail principal de l’église de Kilpeck, dans le Herefordshire, présentent par exemple des yeux saillants avec des trous sculptés pour les pupilles, comme on en trouve dans les premières statues orientales de rois et de dieux païens. 

Les feuillages sculptés de Kilpeck témoignent également d’un style copte/fatimide caractérisé par les liens reliant les tiges et les rainures en forme de V profondément incisées dans les feuilles. 

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Dans l’église de Barfrestone, dans le Kent, parfois qualifiée de « Kilpeck du sud », deux hommes verts sur la porte nord sont également dénués d’influences classiques et protègent manifestement l’église des mauvais esprits. Ils purent ainsi réconforter et rassurer une population médiévale très superstitieuse à laquelle on attribue une croyance résolue aux mauvais esprits et à leur pouvoir. Parfois, lorsqu’il sourit, l’homme vert sert à accueillir les fidèles dans l’église.

Le renouveau gothique ramena l’homme vert dans les consciences publiques, au même titre que des écrivains du XXe siècle tels que J. R. R. Tolkien avec Le Seigneur des anneaux, lequel a introduit des êtres appelés Ents, mi-arbres, mi-hommes, qui mènent une vie de sagesse et de calme au cœur de la forêt. 

Les adeptes de Morris dance, une danse traditionnelle anglaise, sont d’autres incarnations de l’homme vert, qui reconstituent de vieilles traditions largement oubliées. Il est bel et bien entré dans l’imaginaire collectif sous la forme d’une figure immédiatement reconnaissable, généralement anodine de nos jours, mais qui comporte parfois des connotations renvoyant à un esprit sauvage en harmonie avec la nature. 

À travers cette double fonction, l’image de l’homme vert renvoie également aux traits d’al-Khidr. J’aime à penser que le roi Charles lui-même, qui reconnaît volontiers son goût pour l’islam, serait heureux d’apprendre l’existence de liens interculturels aussi profonds. 

Diana Darke est une experte de la culture du Moyen-Orient, spécialiste de la Syrie. Diplômée en langue arabe de l’université d’Oxford, elle a passé plus de trente ans à se spécialiser sur le Moyen-Orient et la Turquie, travaillant à la fois pour les secteurs gouvernemental et commercial. Elle a écrit plusieurs ouvrages consacrés à la Turquie, notamment Eastern Turkey (2014) et The Ottomans (2022), ainsi qu’à la société moyen-orientale, dont My House in Damascus: An Inside View of the Syrian Crisis (2016) et The Merchant of Syria (2018), un récit socio-économique, et Stealing from the Saracens: How Islamic Architecture Shaped Europe (2020).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Diana Darke is a Middle East cultural expert with special focus on Syria. A graduate in Arabic from Oxford University, she has spent over 30 years specialising in the Middle East and Turkey, working for both government and commercial sectors. She is the author of several books on Turkey, including Eastern Turkey (2014) and The Ottomans (2022) as well as on Middle East society, including My House in Damascus: An Inside View of the Syrian Crisis (2016), The Merchant of Syria (2018), a socio-economic history and “Stealing from the Saracens: How Islamic Architecture Shaped Europe” (2020).
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