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La Turquie se sert de l’aide aux Syriens comme d’un pion politique

La récente répression de la Turquie contre les ONG internationales travaillant avec les Syriens aura des conséquences désastreuses si elle se poursuit

La Turquie a récemment mis en œuvre des mesures agressives contre les acteurs humanitaires opérant sur son sol.

Les observateurs craignent que ces restrictions ne s’inscrivent dans le cadre d’une répression plus large exercée par la Turquie contre les ONG occidentales travaillant avec les Syriens

Plusieurs ONG internationales ont été interdites de travailler dans le pays, dont l’ONG américaine Mercy Corps. Plus d’une dizaine de leurs travailleurs humanitaires ont également été placés en détention.

Les observateurs craignent que ces restrictions ne s’inscrivent dans le cadre d’une répression encore plus large exercée par le gouvernement turc contre les ONG occidentales travaillant avec les Syriens.

Pourquoi cette répression a-t-elle lieu aujourd’hui ? Certains analystes affirment que la Turquie essaie d’éviter que l’aide humanitaire transfrontalière ne finisse dans des zones contrôlées par des forces kurdes syriennes.

D’autres lient cette démarche aux efforts plus larges visant à obtenir un monopole des opérations en Turquie et à amplifier ainsi l’influence du pays quant à la destination de l’aide et à ses bénéficiaires.

Détention et expulsion

La répression a commencé en mars avec l’expulsion de Mercy Corps, qui dirigeait depuis 2012 l’une des plus grandes opérations d’aide à la Syrie depuis la Turquie. Plus tard au cours de ce même mois, dix employés de l’ONG danoise DanChurchAid ont été placés en détention.

Si les autorités turques ont invoqué des problèmes de permis de travail pour expliquer les placements en détention, Mercy Corps a toutefois insisté sur le fait que tous les membres de son personnel avaient un permis de travail valide. D’autres ONG ont également été récemment interdites dans le pays.

Le camp de réfugiés de Karkamis, près de Gaziantep, en janvier 2014 (AFP)

Le 20 avril, quinze employés de l’International Medical Corps, une ONG basée à Los Angeles, ont été placés en détention par les autorités locales dans la ville frontalière turque de Gaziantep. Quatre ressortissants étrangers ont été expulsés cinq jours plus tard, mais les onze employés syriens restants se trouvent encore dans un centre de détention et sont menacés d’expulsion.

Selon des sources locales, les autorités locales ont également inspecté récemment les bureaux de plus d’une dizaine d’ONG humanitaires basées à Gaziantep et à Hatay, une autre ville frontalière.

Un grand nombre des organisations ciblées, qui sont en grande partie bien établies et respectées, étaient des ONG basées aux États-Unis, comme l’International Rescue Committee, CARE International, l’International Medical Corps, Counterpart et Global Communities. Les autres organisations étaient européennes.

« De nombreuses organisations étrangères, en particulier américaines, ont été inspectées récemment et ont été invitées à montrer leurs documents d’enregistrement et les permis de travail de leurs employés », a déclaré un responsable de l’ONU basé en Turquie qui s’est exprimé sous couvert d’anonymat.

« Beaucoup d’entre nous avons peur d’être les prochains »

– Directeur d’une ONG syrienne basée à Gaziantep

« Au moins deux organisations internationales ont reçu l’ordre de formuler une nouvelle demande d’autorisation de travailler dans le pays. Nous nous attendons à ce que la majorité des ONG occidentales, sinon toutes, reçoivent également sous peu l’ordre de se réenregistrer en Turquie », a-t-il ajouté.

Les ONG syriennes basées en Turquie craignent également d’être ciblées par cette même campagne. « Ce n’est un secret pour personne que les autorités turques ont fermé les yeux sur les organisations humanitaires syriennes qui ne suivent pas le protocole du gouvernement. Beaucoup d’entre nous avons peur d’être les prochains », a confié sous couvert d’anonymat le directeur d’une ONG syrienne basée à Gaziantep.

Un choix à la carte

Traditionnellement, la Turquie se montre suspicieuse envers les acteurs étrangers opérant sur son territoire.

Toutefois, après l’apparition de la crise humanitaire syrienne, les ONG étrangères ont bénéficié d’une marge de manœuvre importante pour contourner certaines exigences bureaucratiques et opérer sous des mandats plus souples.

Les restrictions récentes ont donc été vues par certains comme un signe que la Turquie rétablissait les types de restrictions et de protocoles qu’elle avait mis en place avant la guerre.

« Si les canaux sont ouverts et qu’on vous dit ce que vous devez faire, alors c’est très simple. Un gouvernement s’attend à ce que vous respectiez ses réglementations »

– Représentant permanent adjoint à la mission turque auprès de l’ONU

C’est certainement ce que Berk Baran, représentant permanent adjoint à la mission turque auprès de l’ONU à Genève, semblait laisser entendre lorsqu’il s’est exprimé à l’occasion d’une conférence le mois dernier.

« Si les canaux sont ouverts et qu’on vous dit ce que vous devez faire, alors c’est très simple, a-t-il déclaré. Un gouvernement s’attend à ce que vous respectiez ses réglementations. »

Un diplomate occidental basé à Istanbul, qui s’est exprimé sous couvert d’anonymat, a affirmé qu’il était « difficile de savoir avec certitude si les nouvelles restrictions font partie d’une répression systématique contre les ONG étrangères ou d’un simple retour à d’anciennes politiques ».

« Cela dit, a-t-il ajouté, les médias pro-gouvernementaux turcs se sont mis à publier des allégations concernant une collusion entre des ONG internationales – en particulier américaines – et les militants kurdes ; c’est pourquoi l’on perçoit largement que la Turquie utilise l’aide comme un moyen de pression contre les Kurdes syriens. »

Un hélicoptère de la coalition dirigée par les États-Unis survole le site où des frappes aériennes turques ont eu lieu, près de la ville kurde syrienne de Derick, dans le nord-est du pays, le 25 avril 2017 (AFP)

Selon un document interne du Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA) divulgué à Voice of America, qui a écrit à ce sujet en mars, la Turquie prévoyait d’annuler toutes les inscriptions d’ONG internationales existantes et de demander aux ONG internationales de renvoyer les demandes d’enregistrement, suivant les nouvelles règles et réglementations, dans un délai de trois mois.

Le document prévient que le gouvernement turc est susceptible de recourir à ce processus pour choisir les organisations qu’il souhaite conserver dans le pays. Si cela est vrai, cela permettrait à la Turquie d’assurer la fin de la fourniture d’aide humanitaire transfrontalière vers les zones contrôlées par les forces kurdes.

Une catastrophe à éviter

La décision de la Turquie d’interdire aux ONG internationales d’opérer sur son territoire perturbe l’aide vitale apportée à des centaines de milliers de Syriens dans le nord de la Syrie, ainsi qu’aux 3,2 millions de réfugiés vivant en Turquie.

Avant que son enregistrement ne soit révoqué, Mercy Corps a indiqué qu’elle envoyait à elle seule de l’aide humanitaire à 360 000 Syriens en Syrie tous les mois, en plus de 100 000 réfugiés et citoyens turcs en Turquie.

Ahmed, un Syrien d’Alep de 8 ans, collecte des ordures avec ses amis pour survivre dans le camp de migrants et de réfugiés de Gaziantep, le 19 février 2016 (AFP)

Les ONG turques ne parviendront probablement pas à combler le vide laissé, dans la mesure où leur capacité a été affectée par des purges post-coup d’État qui ont entraîné la fermeture d’environ 550 ONG nationales en raison de liens présumés avec des organisations terroristes.

On ne connaît pas encore les raisons exactes de la répression turque contre les acteurs humanitaires internationaux. Néanmoins, les répercussions désastreuses que cette politique aura sur des centaines de milliers de Syriens, qui dépendent de l’aide fournie par les ONG internationales désormais interdites, sont difficiles à contester.

La Turquie et la communauté internationale doivent coopérer immédiatement pour éviter une catastrophe avant qu’il ne soit trop tard.

Haid Haid est un chroniqueur et chercheur syrien associé à la Chatham House. Il se concentre sur les politiques en matière de sécurité, la résolution des conflits, les Kurdes et les mouvements islamistes. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @HaidHaid22.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des réfugiés syriens récupèrent des fournitures d’aide humanitaire près du poste frontalier turc d’Akçakale, dans la province de Şanlıurfa, le 17 juin 2015 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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