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Le transfert de l'ambassade américaine à Jérusalem pourrait être le pire cauchemar de la Jordanie

Non seulement cela enfreindrait l'accord de paix jordano-israélien de 1994, mais cela déclencherait probablement des soulèvements qui impacteraient directement sur la sécurité du royaume

Pendant des décennies, le rôle jordanien dans la ville occupée de Jérusalem a été exceptionnel et particulièrement sensible.

Dès lors, les promesses répétées de Trump de déplacer l'ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem ont bouleversé outre mesure le gouvernement jordanien qui, en ce moment, ne manque pas de crises.

Le déplacement de l'ambassade violerait l'accord israélo-jordanien et relèguerait les négociations sur le statut final au domaine de l'absurde

C’est cette nervosité qui explique la visite précipitée du roi Abdallah II à Washington quelques jours seulement après l'arrivée de Trump à la Maison-Blanche. Le premier dirigeant arabe à rencontrer le nouveau président serait d’ailleurs venu sans invitation ou arrangement préalable.

Le rôle de la Jordanie à Jérusalem

La clé pour comprendre l'anxiété de la Jordanie est le traité de paix israélo-jordanien – parfois appelé traité de Wadi Araba en raison du lieu où il a été signé – d’octobre 1994, par lequel Israël s’est engagé à respecter le rôle particulier que la Jordanie a historiquement joué à Jérusalem en ce qui concerne les lieux saints et à donner la priorité au rôle du royaume lors des négociations sur le statut final.

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En d'autres termes, en signant ce traité, Israël reconnaissait officiellement le rôle de la Jordanie, un rôle qu'il n'avait pas été en mesure de nier ou d'ignorer pendant des décennies. Israël convenait également de ne pas changer – que ce soit sur le plan géographique ou démographique – le statut de la ville sainte avant d'arriver à un accord final auquel la Jordanie serait partie.

En octobre 1994, le président américain Bill Clinton applaudit alors que le roi Hussein de Jordanie et le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin s’apprêtent à se serrer la main avant de signer l'accord de paix israélo-jordanien au passage de Wadi Araba

Mais avant même Wadi Araba, Jérusalem avait été sous administration jordanienne et fait partie du royaume hachémite pendant des décennies. Lorsque la Jordanie annexa la Cisjordanie en avril 1950, Jérusalem devint une partie intégrante du royaume, dont la Constitution interdit de renoncer ou de céder quelque partie que ce soit de son territoire.

Même après l'occupation israélienne de Jérusalem en 1967, la Jordanie a maintenu le droit de surveiller les lieux saints islamiques et chrétiens de la ville. Jusqu'à ce jour, le ministère jordanien des Awqaf (dotations) continue d’assurer le gardiennage et différents services à al-Aqsa et dans d’autres lieux de culte de Jérusalem.

Un véhicule militaire israélien avance à l'intérieur du complexe de la mosquée al-Aqsa, connu par les juifs comme le mont du Temple, en juin 1967, au cours de la guerre des Six Jours (AFP)

Compte tenu de ces faits, le statut juridique et politique de Jérusalem constitue un dossier stratégique d’une grande importance pour le régime jordanien. Si les États-Unis modifient le statut de la ville, du point de vue jordanien cela signifierait que le médiateur et garant de l'accord de Wadi Araba prend des mesures unilatérales qui changent le statut d'un territoire contesté à propos duquel les négociations n’ont pas encore été conclues.

Départ précipité pour Washington

À la lumière de ce passé historique, on comprend que la Jordanie soit l’acteur le plus anxieux de la région suite aux promesses de Trump concernant le transfert de l'ambassade des États-Unis, une mesure qui impliquerait la reconnaissance par ces derniers de Jérusalem comme capitale d'Israël.

La visite précipitée du roi à Washington DC s’est faite sans consultation préalable ou référence aux grands organismes arabes

Fait remarquable : la visite précipitée du roi à Washington DC s’est faite sans consultation préalable ou référence aux grands organismes arabes comme la Ligue arabe ou le groupe arabe à l'ONU, ce qui souligne l'incapacité d'un front arabe uni à tenir tête à Trump. Cette incapacité est apparue nettement suite au décret de Trump interdisant l’accès des citoyens de six États arabes aux États-Unis.

Il est important de noter en outre que cette visite imprévue indique clairement que la Jordanie prend les promesses de Trump au sérieux et croit vraiment que les États-Unis déplaceront leur ambassade à Jérusalem, ce qui constituerait le plus grand changement dans la position américaine depuis des années sur cette question – et un changement pourvu d’importantes ramifications.

L'ambassade américaine à Tel Aviv (AFP)

Tout d'abord, une telle reconnaissance de Jérusalem comme capitale d'Israël violerait l'accord de paix 1994, détruirait tous les efforts de paix et mettrait fatalement fin aux négociations sur le statut final, où la ville représente l'un des problèmes les plus importants et les plus cruciaux.

En fin de compte, elle laisserait la Jordanie face à deux choix, plus amer l’un que l'autre : soit entrer dans une crise bicéphale avec Washington et Tel Aviv simultanément, soit perdre silencieusement son rôle à Jérusalem.

Crainte d’un effondrement

De toute évidence, une partie de l'anxiété provient de cercles décisionnels jordaniens qui croient qu’un déplacement de l'ambassade conduirait à un effondrement de la sécurité à l'intérieur des territoires palestiniens.

La Jordanie est soucieuse d'éviter un plus grand chaos dans la région, surtout parce que de nombreux citoyens jordaniens ont des racines palestiniennes

Après tout, l'Intifada al-Aqsa a éclaté en 2000, et fait rage pendant plusieurs années, à cause de la ville sainte. Le soulèvement a vu l'effondrement de l'accord d'Oslo, avec la fin de la désignation géographique des territoires cisjordaniens en A, B et C, ainsi que la décision unilatérale de retirer les troupes israéliennes de la bande de Gaza sans négociations préalables.

La tension et la rage extrêmes auxquelles on assiste actuellement dans les territoires palestiniens laissent entendre qu'une telle mesure pourrait effectivement conduire à l'éruption d’une autre intifada – un soulèvement qui pourrait conduire à un changement stratégique majeur dans le conflit israélo-palestinien, y compris l'effondrement total de l'Autorité palestinienne (AP), avec toutes les répercussions qui pourraient en découler.

Les gardes-frontières israéliens tirent des gaz lacrymogènes et des balles recouvertes de caoutchouc sur des citoyens palestiniens d'Israël lors d'une manifestation à Umm al-Fahm en octobre 2000 (AFP)

Naturellement, la Jordanie est soucieuse d'éviter un plus grand chaos dans la région, mais surtout parce que de nombreux citoyens jordaniens ont des racines palestiniennes et sont liés, par le biais de relations familiales et tribales, aux Palestiniens vivant en Cisjordanie.

Un nouveau soulèvement palestinien – en particulier un qui provoque l'effondrement de l'Autorité palestinienne – aurait un impact direct sur la sécurité de la Jordanie. C’est cet effondrement de la sécurité qui suscite l’inquiétude au royaume, plus que chez toute autre partie. Si l’AP s’effondre, il sera difficile de trouver quiconque disposé à négocier au nom du peuple palestinien.

Par-dessus tout, le déplacement de l'ambassade violerait l'accord israélo-jordanien qui a été signé grâce à la médiation et le parrainage des États-Unis. Cela relèguerait les négociations sur le statut final au domaine de l'absurde, dans la mesure où la question la plus importante – Jérusalem – aurait été réglée comme un fait accompli par les Israéliens et les Américains.

- Mohammad Ayesh est un journaliste arabe actuellement basé à Londres.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le roi Abdallah II et Donald Trump à Washington le 2 février 2017 (Palais royal jordanien/AFP).

Traduit de l’anglais (original).

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