Des réfugiés morts dans la Manche et de l’inhumanité des gouvernements européens
À peine la nouvelle du naufrage et de la mort de 27 réfugiés aux larges des côtes du Pas-de-Calais était-elle annoncée que les gouvernements français et britannique commençaient à se rejeter la responsabilité de cette tragédie.
L’un des deux survivants du naufrage a depuis témoigné : l’embarcation se trouvait dans les eaux territoriales britanniques au moment du naufrage. Contactée par les réfugiés depuis leur embarcation, la police britannique a refusé d’intervenir. La police française n’a pas bougé non plus. Il s’agit d’un cas manifeste de non-assistance à personne en danger. Il semblerait que l’on ait sciemment laissé mourir ces migrants, et ce n’est pas la première fois en Europe.
Absence de compassion
Au lendemain de la tragédie, les paroles de compassion pour ces victimes ont été rares et mécaniquement prononcées de part et d’autre. La question migratoire n’est pas, pour les gouvernements européens, une question humaine qu’il s’agit de traiter avec humanité, mais un problème relatif à la sécurité des États qu’il convient de résoudre de manière sécuritaire.
L’Europe s’est maintenant accoutumée à la mort d’innocents qui ont fui leur pays pour échapper aux violences de gouvernements dictatoriaux. Elle refuse de considérer la question de la migration sur son continent comme la conséquence de situations géopolitiques qu’elle a parfois provoquées à la suite d’interventions militaires
Que ce soit dans la Méditerranée ou dans la Manche, les réfugiés meurent dans l’indifférence quasi- générale. Les médias en parlent peu, et les responsables politiques, de droite comme de gauche, se désintéressent du sort des migrants à de rares exceptions près.
Des organisations humanitaires, sur le terrain, se battent avec courage pour leur venir en aide, mais que peuvent-elles faire contre la police d’un appareil d’État ?
L’Europe s’est maintenant accoutumée à la mort d’innocents qui ont fui leur pays pour échapper aux violences de gouvernements dictatoriaux. Elle refuse de considérer la question de la migration sur son continent comme la conséquence de situations géopolitiques qu’elle a parfois provoquées à la suite d’interventions militaires. Les réfugiés viennent en Europe car ils fuient des régimes despotiques, une catastrophe environnementale ou la famine.
Le Premier ministre britannique Boris Johnson a déclenché les hostilités en tweetant une lettre adressée au président Emmanuel Macron, avant même que celui-ci n’ait pu en prendre connaissance : étonnante manière d’engager des négociations sur un sujet aussi sensible.
Cette lettre contenait une pseudo-feuille de route pour sortir de la crise : Johnson a demandé à la France de reprendre les réfugiés ayant traversé illégalement la Manche (environ 25 000 personnes en 2021). Une telle mesure serait illégale, et contreviendrait à la Convention de Genève de 1951. En vertu de son principe de non-refoulement, un refugié ne devrait pas être renvoyé dans un pays où sa vie ou sa liberté sont gravement menacées.
Boris Johnson a proposé par ailleurs à la France d’envoyer des forces de police britanniques pour contrôler les mouvements des réfugiés à partir des côtes françaises. Cette proposition a été perçue, en France, comme susceptible de porter atteinte à la souveraineté du territoire national.
Ce qui se disait jusqu’alors dans les cénacles gouvernementaux français a été publiquement affirmé par Macron : les méthodes de Johnson « ne sont sérieuses », et la France en a assez du double -langage britannique, selon lequel Londres est conciliant lors des négociations bipartites, mais devient hostile et mensonger lorsqu’il traite de la question devant ses médias nationaux.
Militarisation des mers
L’un des objectifs affichés du Brexit était de pouvoir reprendre le contrôle de l’immigration et des frontières. L’ironie est que c’est l’inverse qui s’est produit. Hors de l’Union européenne, le Royaume-Uni n’a plus la prérogative de renvoyer des réfugiés s’il peut être prouvé que ceux-ci ont déposé une première demande d’asile dans un pays sûr, en vertu du règlement de Dublin III.
Utilisée pour la première fois en 2012 par la ministre de l’Intérieur Theresa May, l’expression « environnement hostile » à l’égard des réfugiés est demeurée le mot d’ordre des gouvernements conservateurs successifs. Le Royaume-Uni bataille continuellement pour tenter de réduire le nombre de réfugiés à qui il accorde le droit d’asile.
La situation de crise perdure pourtant depuis le début des années 90. La « Jungle de Calais », un insalubre camp pour migrants, a été fermée par les autorités françaises en 2016. Avec les accords du Touquet signés en 2003, la France a accepté que la frontière terrestre du Royaume-Uni soit déplacée à Calais.
Les morts de la Manche sont essentiellement la responsabilité des gouvernements français et britannique
Les autorités britanniques gèrent en effet les demandes d’asile depuis le sol français. De leur côté, les autorités françaises doivent veiller à ce que les réfugiés ne rejoignent pas illégalement le Royaume-Uni.
Les coûts humain et financier de cette opération de police permanente sont en majorité supportés par la France. Boris Johnson et les tabloïdes britanniques semblent ignorer qu’à l’exception d’Emmanuel Macron, la plupart des dirigeants politiques français souhaiteraient aujourd’hui dénoncer les accords du Touquet. Si cela devait survenir, la frontière serait, de fait, repoussée à Douvres. Le Royaume-Uni devrait faire face aux demandes d’asile alors que les réfugiés sont déjà sur le sol britannique.
Les réactions initiales des deux gouvernements indiquent que rien ne va changer : la gestion sécuritaire maritime va être renforcée (avec davantage de contrôle policier sur la Manche, l’utilisation accrue de nouvelles technologies tel le drone, voire la fabrication de vagues artificielles pour dissuader les réfugiés de prendre la mer).
Cette sécurisation de la mer est dérisoire et n’empêchera pas des réfugiés qui ont quitté leur lointain pays, souvent en guerre, de tenter de traverser la Manche. Ils le font pour trois raisons majeures : ils ont de la famille qui vit au Royaume-Uni, ils parlent anglais et tout autre accès à l’île leur est interdit.
Le Royaume-Uni accorde l’asile au compte-gouttes, et l’accès par tout autre moyen (train ou avion) est impossible du fait des contrôles policiers drastiques. C’est donc la politique migratoire actuelle des deux pays qui incite les réfugiés à s’en remettre à des passeurs sans scrupules pour rejoindre le Royaume-Uni. Les morts de la Manche sont essentiellement la responsabilité des gouvernements français et britannique.
La gestion policière des migrations est immanquablement vouée à l’échec. Tenter de fermer ses frontières aux réfugiés en espérant qu’ils iront ailleurs si on les maltraite, ne règle rien non plus. La position des pays européens (qu’ils soient membres de l’Union européenne ou pas) est inefficace, inhumaine et moralement scandaleuse.
Quatre-vingt-cinq pour cent des réfugiés trouvent refuge dans un pays voisin, c’est-à-dire en dehors de l’Europe. Ces pays tiers sont pourtant moins riches que chacun des pays européens.
Une réaction humanitaire
En 2020-21, le nombre de demandes d’asile au Royaume-Uni est resté stable et bas, comparé à la période pré-pandémie. En Europe, le Royaume-Uni est en septième position en matière de demandes d’asile acceptées, loin derrière l’Allemagne, l’Espagne, la Grèce et la France.
Ce que les gouvernements européens ne veulent pas reconnaîitre, c’est qu’il n’existe aucune solution sécuritaire à la question des réfugiés. Seule une réaction humanitaire s’impose. Les réfugiés, dont le nombre est actuellement en baisse, devraient être accueillis en Europe.
Mais il faudrait aussi que cet accueil soit plus équitablement réparti. En vertu du règlement de Dublin III, les réfugiés sont tenus de demander l’asile dans le pays européen où ils débarquent. Cette règle, qui peut être interprétée plus souplement, laisse supporter le plus gros de l’effort d’accueil à la Grèce, l’Italie et l’Espagne.
La réponse politiquement efficace et moralement juste passe par des accords multilatéraux entre les pays européens. Les pays les plus riches sur le continent devraient rompre avec une politique migratoire qui ne fonctionne pas : financer le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés pour qu’il organise la mise en quarantaine des réfugiés dans des camps, dépenser des milliards d’euros chaque année pour ériger des barrières sécurisées aux frontières ou encore déporter des réfugiés en Libye, où ils sont torturés.
Il n’y aura aucune amélioration de la situation tant que des gouvernements d’États démocratiques continueront de maltraiter des personnes vulnérables et désespérées. La maltraitance d’État des réfugiés à Calais, dont les tentes et les effets personnels sont régulièrement « confisqués » par la police, puis détruits, est un acte criminel.
Les gouvernements européens qui agissent en notre nom devraient au contraire mettre le principe de dignité humaine au cœur de leur action. Leur rôle devrait être de fournir aux réfugiés des droits humains de base : aide sanitaire, nourriture, soins de santé, assistance légale, regroupement familial et fin des brutalités policières à leur encontre.
Invoquer les droits humains lors de sommets européens ou bipartites, et gérer ensuite la question des réfugiés sous un angle strictement policier, est une bêtise abyssale. C’est surtout une ignominie morale qui rapproche nos sociétés du fascisme.
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