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« Nas Daily » : comment normaliser Israël en une minute

Le vlogueur israélo-palestinien Nuseir Yassin dissimule l’oppression israélienne tout en donnant l’illusion d’une culture vivante de la dissidence démocratique

Il y a quelques années, je suis tombée sur un site web (aujourd’hui disparu) géré par le ministère israélien de la Diplomatie publique et des Affaires de la diaspora, qui encourageait les Israéliens voyageant ou vivant à l’étranger à servir d’« ambassadeurs novices » au nom de l’État d’Israël en contrant les « idées fausses » et les « critiques » partout où elles apparaissaient.

L’objectif déclaré du site était de « permettre à chacun d’entre nous de s’armer d’informations et de fierté concernant les contributions globales et l’histoire d’Israël et de présenter au monde une image plus réaliste d’Israël ».

Dans cet inventaire d’« informations » compilées au profit de l’aspirant ambassadeur novice, il y avait des futilités telles que « L’invention israélienne d’un appareil d’épilation électrique fait le bonheur des femmes partout dans le monde », ou encore « Le terrorisme musulman sévit dans le monde entier sans lien avec le conflit israélo-arabe, la question palestinienne, les relations israélo-américaines ou l’existence et les politiques d’Israël ».

Des millions d’abonnés

Une autre arme de ce genre, plus subtile, est désormais apparue dans l’arsenal des relations publiques d’Israël : le vlogueur israélo-palestinien Nuseir Yassin, mieux connu à travers sa page Facebook, « Nas Daily », qui compte actuellement près de sept millions d’abonnés.

Diplômé de Harvard et originaire de la ville d’Arraba, en Galilée, Yassin, alors âgé de 24 ans, a renoncé en 2016 à son emploi dans le secteur de la haute technologie à New York et à son salaire de 120 000 dollars par an pour parcourir le monde en publiant tous les jours de courtes vidéos d’une minute qui respirent souvent une joie de vivre agaçante.

Pour beaucoup de Palestiniens, il est littéralement impossible de « passer à autre chose » quand Israël continue de leur imposer un blocus, de les massacrer et de les persécuter dans un contexte prolongé de nettoyage ethnique, d’occupation et de colonisation

Le format d’une minute est sans aucun doute bien adapté à la capacité de déconcentration des internautes mondiaux, tandis que les avantages de la marque « Nas Daily » ne sont pas difficiles à deviner.

D’après un reportage publié dans le Times of Malta, journal d’une des dernières destinations de Yassin, le vlogueur était logé dans « une suite de standing dans un hôtel cinq étoiles dont la directrice des ventes s’est dite heureuse de lui offrir cette suite à titre gratuit en l’échange d’une simple mention sur Instagram ».

En 2017, Yassin a expliqué ses motivations comme suit : « Écoutez, je ne suis qu’un gamin poilu de 25 ans qui veut vivre la meilleure vie possible… C’est tout. » 

Mais est-ce vraiment tout ?

« Un manuel de terrain pour la collaboration »

L’auteur Steven Salaita, anciennement titulaire de la chaire Edward W. Saïd d’études américaines à l’Université américaine de Beyrouth, écrit sur Mondoweiss que si l’exubérance de Yassin et son insistance sur la « positivité » peuvent plaire à un grand nombre dans un « monde en apparence brisé », son discours pourrait en réalité être lu « comme un manuel de terrain pour la collaboration ».

Il suffit de jeter un œil à l’explication d’une minute que livre Yassin de la création d’Israël en 1948 : « Certains Palestiniens sont partis, certains ont été tués et d’autres sont restés sur leurs terres. Mon peuple est resté. » Un résumé plutôt blasé, pour sûr, de la destruction de plus de 400 villages palestiniens, du massacre de plusieurs milliers de Palestiniens et de l’expulsion de trois quarts de million d’autres personnes.

Soulignant qu’il a choisi « d’accepter les frontières d’Israël et […] les nouvelles frontières de la Palestine » et de « passer à autre chose », Yassin a déclaré : « Parce que dans la vie, il y a des choses plus belles et plus importantes que le nom d’une terre qui méritent de s’y attarder ! »

Un Palestinien brandit le drapeau national lors d’une manifestation le long de la frontière de Gaza, le 8 juin 2018 (AFP)

Cela se comprend, en théorie – excepté que pour beaucoup de Palestiniens, il est littéralement impossible de « passer à autre chose » quand Israël continue de leur imposer un blocus, de les massacrer et de les persécuter dans un contexte prolongé de nettoyage ethnique, d’occupation et de colonisation.

À une autre occasion, Yassin a présenté sa « solution à la question israélo-palestinienne » en une minute, au cours de laquelle il a déclaré qu’« un pays pour les deux peuples ne fonctionner[ait] pas » et proposé la création de deux pays avec une frontière le long de la ligne verte de 1967. Israël devrait alors retirer ses colonies illégales et la Palestine devrait « construire un gouvernement unifié qui n’appelle pas à la violence à chaque occasion ».

Peu importe qu’Israël monopolise la violence depuis sept décennies ou que l’idée pas si nouvelle d’une solution à deux États ait été systématiquement sabotée par les Israéliens.

Dans une interview accordée en 2004 au journal israélien Haaretz, par exemple, Dov Weisglass – conseiller principal du Premier ministre de l’époque, Ariel Sharon – a expliqué que le « sens » du plan de désengagement d’Israël dans la bande de Gaza était un « gel du processus de paix ». Grâce à cela, « tout ce programme que l’on appelle l’État palestinien, avec tout ce qu’il comporte, a été retiré indéfiniment de notre ordre du jour », avait-il ajouté.

Obscurcir la relation agresseur-victime

Le déploiement par Yassin du mantra éculé selon lequel « les deux camps sont coupables », qui obscurcit ce qui est clairement une relation agresseur-victime, a atteint de nouveaux sommets le mois dernier lorsqu’Israël a entrepris le massacre de plus de 60 Palestiniens à Gaza le 14 mai.

Dans son emploi du temps chargé de retransmissions sur les hôtels de luxe et les piscines à débordement des Maldives, Yassin s’est excusé d’avoir interrompu sa programmation régulière pour donner son point de vue sur les événements : « Je suis tellement désolé. Je déteste faire des vidéos politiques. »

En fin de compte, son intervention politique a consisté à décréter que « tout n’est pas noir ou blanc » et que « si l’on se tient d’un seul côté, on a tort ». « Je peux nommer cent mauvaises choses que nous, les Palestiniens (et les Arabes comme en Égypte et en Jordanie), avons faites au cours des 70 dernières années, et il en va de même pour Israël », a-t-il précisé. 

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Le message a sûrement été apprécié par les près de deux millions de Palestiniens de Gaza pris au piège dans une enclave côtière assiégée et inéligibles au service de petit-déjeuner flottant dans la mer qui borde les Maldives.

Malgré sa prétendue aversion pour la politique, même le contenu en apparence superficiel des vidéos de Yassin – entre baignades aux Maldives, danses au Swaziland et cris d’amour pour le couscous marocain – est fondamentalement politisé à travers sa promotion par divers médias israéliens comme une sorte de trésor national. Le Jerusalem Post le présente ainsi comme « la star israélo-arabe de Facebook ».

En effet, la célébrité sur Facebook est un bel exemple des vies glorieuses que les Palestiniens pourraient mener si seulement ils cessaient de se plaindre d’Israël et « pass[aient] à autre chose ».

Laver les crimes israéliens

En octobre 2017, Yassin a produit une vidéo intitulée « This is not okay » (« Ce n’est pas correct »), en référence à Kuwait Airways, qui ne l’avait pas autorisé à embarquer pour un vol de New York vers l’Inde avec un passeport israélien et lui avait payé à la place un vol avec Qatar Airways. Les médias israéliens s’étaient alors jetés avec enthousiasme sur cette information. Le Times of Israel avait ainsi annoncé que Yassin avait « fustigé [le Koweït] pour son boycott de l’État juif dans une vidéo visionnée plus de 400 000 fois » et souligné l’opinion du vlogueur selon laquelle « cette interdiction stupide est purement politique ».

« Le moyen le plus facile pour un Palestinien de gagner une audience de masse est d’apaiser les angoisses des sionistes libéraux, observe Salaita. Yassin s’est avéré être un excellent objet d’étude ; “Nas Daily” excelle dans le banal. » En d’autres termes, Yassin « ne semble pas avoir conscience – ou se soucier – du fait qu’il ne fait que répéter les mêmes platitudes que celles que servent les diplomates, les responsables politiques, les intellectuels, les experts et les diffuseurs occidentaux depuis près de cinq décennies ».

Si les blogs faits de vidéos d’une minute peuvent constituer un modèle commercial idéal dans un monde technocapitaliste qui a besoin de flashs quotidiens de banalités joyeuses, la dissimulation de l’oppression est un acte purement et simplement antihumain

Bien évidemment, le succès de Yassin traduit une normalisation du colonialisme israélien et de l’occupation ainsi que l’édulcoration d’un paysage dévasté par les crimes. Même ses critiques superficielles d’Israël finissent par agir au nom de cet État en donnant l’illusion d’une culture vivante de la dissidence démocratique.

Yassin déclare que son travail consiste à faire des vidéos « de manière humaine sur les histoires vécues par les gens », ainsi que le rapporte Business Insider.

Toutefois, si les blogs faits de vidéos d’une minute peuvent constituer un modèle commercial idéal dans un monde technocapitaliste qui a besoin de flashs quotidiens de banalités joyeuses, la dissimulation de l’oppression est un acte purement et simplement antihumain. 

- Belen Fernandez est l’auteure de The Imperial Messenger: Thomas Friedman at Work (Verso). Elle collabore à la rédaction du magazine Jacobin.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : « Nas Daily » propose en une minute une « solution » au conflit israélo-palestinien (capture d’écran YouTube).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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