Nous sommes en 2018, en exil à Dubaï, Sissi nous parle de Sissi
DUBAÏ, Émirats arabes unis – Pour toute action de Sissi, il y a une réaction. Beaucoup l’ont compris.
Ayant échappé aux procédures juridiques en Égypte, il s’est installé dans un penthouse opulent de Dubaï où il choisit de raconter son histoire via le prisme d’un esprit que Dieu a envoyé pour protéger l’Égypte. Middle East Eye s’est vu accorder un accès international exclusif. Sissi nous parle de Sissi à la veille de son anniversaire, rien que ça.
MEE : Merci de nous rencontrer aujourd’hui. Votre séjour à Dubaï est-il agréable ?
Sissi : De rien, Amr. J’apprécie beaucoup mon séjour. Les dattes de Dubaï sont de qualité supérieure et, sans pénurie de lait, je prends de délicieux petits-déjeuners. [Il glousse à sa modeste blague, technique visant à désarmer le journaliste]
Les gens malfaisants vous feront croire leurs mensonges. Je suis persuadé que, en tant que journaliste chevronné, vous savez que je suis un homme dont les propos sont attendus par les plus grands philosophes et présidents. [Il se cale dans un fauteuil bordé de dorures, un qui n’évoque pas un président qui a voulu se vendre]
Alors allons-y : quelles sont vos questions, fiston ? [Ignorant le fait que le journaliste n’est ni son fiston, ni assez jeune pour l’être]
MEE : Avec une certaine ironie du sort qui n’a pas échappé à grand-monde, vous avez été renversé le 3 juillet 2018, alors que les plus grandes manifestations de l’histoire récente de l’Égypte soulevaient la nation, et ce cinq ans jour pour jour après avoir vous-même renversé Mohammed Morsi. Qui en est le responsable selon vous ?
Sissi : [Avec un regard impatient] Soyons clairs pour tout le monde, pas uniquement pour les Égyptiens : l’Égypte est le berceau de la civilisation et cela fait de nous la cible de conspirations ici et ailleurs.
Ce coup d’État illégal incarne la haine de tout ce qui est juste, c’est une autre tentative visant à faire capoter ma feuille de route ; une feuille de route qui a conduit à une prospérité et une stabilité sans précédents. Ces hommes qui portent le Coran d’une main et le fusil de l’autre sont seuls responsables.
Les Égyptiens, qui ont du cœur et sont par nature très religieux, ont cru à tort qu’ils suivaient les ordres de Dieu en m’éloignant provisoirement du pouvoir. [Un sourire sournois éclaire son visage]
Cependant, je projette d’obtenir une livre égyptienne auprès de chaque Égyptien et, ensemble, nous sortirons de cette crise. En exploitant chaque Égyptien, avant même de s’en apercevoir, l’Égypte sera aussi grande que le monde.
MEE : Cela m’amène à plusieurs questions intéressantes, Monsieur le Président. Vous mentionnez la prospérité, toutefois, quinze mois après votre arrivée au pouvoir, plus de 50 % des jeunes étaient à la limite voire sous le seuil de pauvreté et 26,3 % d’entre eux étaient au chômage. En fait, selon la Banque mondiale, ce chiffre était bien plus important pour la tranche d’âge des 15-24 ans avec 42 %. Alors Monsieur Sissi, de quelle prospérité parlez-vous ?
Sissi : [Il reste le regard fixe pendant un silence de quinze secondes puis il croise les jambes] Ces soi-disant « faits » auxquels vous faites allusion sont connus pour être de la propagande du groupe dont on ne doit pas prononcer le nom. La Banque mondiale ou cette Agence centrale pour la mobilisation du public et pour les statistiques sont des repaires connus pour ces types, nous le savons bien. [Ses mots résonnent dans la suite caverneuse]
Avez-vous oublié mon brillant projet de fournir à la jeunesse égyptienne des voitures, équipées de cellules réfrigérées pour vendre des fruits et légumes ?
MEE : Non, Monsieur. En tant que journalistes, notre métier consiste à se souvenir. Trois mois après les promesses selon lesquelles ces véhicules arriveraient « bientôt », il n’y avait pas le moindre véhicule en vue. Au lieu de cela, nous avons constaté que 60 000 de ces jeunes étaient en prison au cours de la soi-disant « Année de la Jeunesse ». Est-ce que c’est ce que vous entendiez en parlant de 2016 comme étant l’« Année de la Jeunesse », Monsieur ?
En fait, Nashwa el-Hofy, votre représentant à la commission présidentielle du pardon, a célébré la jeunesse en clarifiant vers la fin de cette année-là que les pardons « n’incluraient pas Ahmed Maher et Alaa Abdel Fatah… ni les Frères musulmans ». Est-ce simplement un moyen d’utiliser les treize nouvelles prisons construites sous votre ère ?
Sissi : [En décroisant maladroitement les jambes, il donne un coup dans une tasse de thé cristalline sur la table devant lui] Écoutez jeune homme, [prononçant lentement sa phrase pour l’accentuer], protéger notre nation de ceux qui ont subi un lavage de cerveau par les valeurs occidentales et les mots doux de la démocratie est difficile. Tout a un coût et le terrorisme revêt diverses formes.
Ces jeunes ne comprennent pas à quel point c’est difficile pour un père, mais expliquer cela sera une priorité absolue à mon retour. Après tout, vous comprenez sûrement que les Égyptiens sont la prunelle de mes yeux. Malgré les merveilleuses dattes de Dubaï, je suis aveugle sans mes enfants égyptiens. [Il émet un profond soupir de soulagement presque imperceptible]
MEE : Vous avez abordé notre prochain sujet, Monsieur : le terrorisme. Il vous a propulsé à la présidence, mais a finalement mis fin à votre régime. En fait, à plus de la moitié de votre mandat, le Washington Post a souligné à juste titre que la « bataille au Sinaï n’a jamais été plus meurtrière » et que plusieurs personnalités de l’armée et du gouvernement avaient été assassinées au Caire.
Non seulement la prospérité était absente, l’inflation atteignant plus de 30 % en 2017 après l’accord du FMI, mais la sécurité manquait également. Qu’en dites-vous, Monsieur le Président ?
Sissi : [Tapant soudain du pied] Vous déformez les faits, Amr ! Vous savez que notre combat au Sinaï a été un succès ! Pratiquement toutes les semaines, nous, le porte-parole de l’armée pour être précis, avons annoncé la mort de dizaines de terroristes et que bien plus encore avaient été blessés et arrêtés…
MEE : [L’interrompant] Précisément. Comment l’armée pourrait-elle éliminer des dizaines de terroristes chaque semaine de votre présidence et en arrêter et blesser encore plus dans le même temps ? Wilayat Sinai, le groupe affilié à l’État islamique, devrait compter des milliers de membres pour que ces chiffres soient vrais, non ?
Sissi : Hahaha. Écoutez Amr, je ne suis ni statisticien, ni mathématicien. Je suis d’abord un militaire. Je ne me préoccupe pas des chiffres et des faits. Mon principal souci est de faire de l’armée la meilleure au monde et avec l’aide de Dieu c’est ce que j’ai fait.
N’avez-vous pas vu le porte-hélicoptères de la classe Mistral ? N’avez-vous pas entendu parler des avions de chasse Rafale ? Pensons aux aspects positifs, n’est-ce pas ? Soyez rassuré, le verre est à moitié plein, ce n’est qu’une question de perspective. Ne pensez pas à ce qui est, mais à ce qui pourrait être.
MEE : En parlant de changement de perspective, parlons du FMI. Votre régime, et d’autres qui le précédaient, regardaient avec suspicion le FMI, se méfiant de ses motivations et tactiques.
Pourtant, une fois que la crise économique du pays s’est aggravée et que le soutien économique du Golfe a commencé à diminuer, vous avez accouru vers le FMI pour un prêt de 12 milliards de dollars malgré des conditions très dures qui ont miné le soutien que vous apportait l’opinion publique. Sans regret ?
Sissi : [De la fumée semble lui sortir des oreilles] Quelle mosquée fréquentez-vous, mon garçon ? De toute évidence, elle doit être affiliée à l’Organisation ! De toute évidence, vous n’étiez pas présent quand j’ai dit « n’écoutez que moi ».
J’ai enquêté sur vous, n’oubliez pas mon expérience dans les renseignements. Je connais vos antécédents scolaires – ainsi que votre adresse. Nous savons qu’il y a des gens malfaisants. Il est temps que vous le compreniez aussi. [Il tape du poing sur la table encore humide du thé renversé précédemment]
MEE : Mais, Monsieur le Président, beaucoup se demandent avec les 30 milliards de dollars que vous auriez reçus du Golfe, selon le New York Times, pourquoi vous aviez besoin de 12 milliards de plus de la part de…
Sissi : [D’un ton tranchant] Cette conversation est terminée.
Sissi disparaît de la suite plus vite que l’argent du Golfe. Peut-être était-ce le flot d’insultes de ses concitoyens bien-aimés, pleuvant sur lui le jour de son anniversaire, qui a ruiné l’humeur présidentielle ?
Il y avait certainement d’autres questions, mais ceux qui ne s’intéressent qu’aux slogans comme réponses et aux mégaprojets comme solutions ne sont pas très friands de l’analyse détaillée de ses politiques.
- Amr Khalifa est journaliste indépendant et analyste. Il a récemment été publié dans Ahram Online, Mada Masr, The New Arab, Muftah et Daily News Egypt. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cairo67unedited.
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Photo : image travaillée par l’équipe d’infographie de MEE.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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