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Qu’y a-t-il derrière la convocation par Erdoğan d’élections anticipées ?

La décision d’Erdoğan d’organiser des élections législatives et présidentielles surprises en juin laisse l’opposition dans le désarroi et ouvre la voie à une concentration accrue de ses pouvoirs

Lorsque le puissant président turc Recep Tayyip Erdoğan a annoncé mercredi qu’il avait décidé d’organiser de nouvelles élections le 24 juin, dix-sept mois avant la date prévue, les députés de son parti qui regardaient l’émission ont poussé des cris de surprise.

Dans quelques jours, ils élaboreront à la hâte la législation nécessaire pour un scrutin qu’ils n’avaient pas vu venir.

Pourquoi ce changement ?

Depuis plusieurs mois, les spéculations vont bon train entre les commentateurs quant à la tenue simultanée d’élections législatives et présidentielles anticipées en Turquie. Des ministres proches du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir avaient très fermement assuré que cela ne se produirait pas.

Les élections sont censées être le point culminant de la transition de la Turquie entre une démocratie parlementaire et un nouveau régime présidentiel simplifié dans lequel la Grande Assemblée nationale sera le partenaire subalterne du pouvoir. La date initiale des élections, le 3 novembre 2019, aurait laissé suffisamment de temps pour adapter les institutions et la législation d’ici là.

Le président Erdoğan, qui a toujours rejeté l’idée d’élections anticipées dans le passé, a reconnu qu’il s’agissait d’une sorte de volte-face

Désormais, cela se fera dans la précipitation. La transition vers le nouveau système politique devra être accélérée et les procédures administratives plutôt fastidieuses relatives aux élections en Turquie devront être bouclées en seulement 65 jours. Alors pourquoi ce changement a-t-il été opéré ?

Selon les analystes, ce changement est survenu après que Devlet Bahçeli, allié fidèle d’Erdoğan et chef du Parti d’action nationaliste (MHP), un parti d’extrême droite, a réclamé la tenue de ces élections, bien que la date qu’il a proposée – à savoir fin août, à l’occasion de l’anniversaire de la victoire turque face aux Byzantins – ait été rejetée. Malgré les démentis, Bahçeli semble agir sur la base d’avertissements.

Erdoğan, qui a toujours rejeté l’idée d’élections anticipées dans le passé, a reconnu qu’il s’agissait d’une sorte de volte-face. Il a déclaré qu’il avait décidé de cela en raison des diverses opérations militaires transfrontalières dans lesquelles la Turquie est impliquée en Syrie et en Irak et de la gravité de la situation internationale.

Le Premier ministre turc, Binali Yıldırım, a également répété que des « préoccupations géopolitiques » sous-tendaient cette décision.

Une campagne électorale accélérée

En apprenant la tenue d’élections en juin, les partis d’opposition ont réagi instantanément en soutenant que le gouvernement était pris de panique. Cependant, c’est plutôt la position de l’opposition turque qui est très délicate, alors que l’AKP compte environ vingt points d’avance dans les sondages.

Les affirmations de l’opposition turque selon lesquelles le gouvernement se précipite aux urnes par crainte d’une détérioration de la situation économique sont probablement exagérées ; néanmoins, alors que la livre turque a brusquement chuté face aux autres devises au cours des dernières semaines, une campagne électorale accélérée signifiera que les électeurs seront relativement limités.

Le pays retient son souffle et attend de voir ce qui va se passer. Le résultat sera presque certainement un accroissement des pouvoirs personnels du président

Un autre facteur a incité cette décision : en effet, l’AKP souhaite peut-être parer un éventuel défi lancé par un nouveau groupe d’opposition conservateur, le Bon Parti, dirigé par une femme politique redoutable, Meral Akşener. La législation électorale fastidieuse de la Turquie interdit aux partis de participer aux élections avant que six mois se soient écoulés depuis leur congrès inaugural ou qu’ils aient un groupe au Parlement.

La nationaliste de droite Meral Akşener, ancienne ministre turque de l’Intérieur et vice-présidente du Parlement, célèbre l’annonce de la création de son nouveau parti, « İYİ Parti » (le « Bon Parti »), à Ankara, le 25 octobre 2017 (AFP)

Le Bon Parti est trop petit pour avoir un groupe et a annoncé cette semaine qu’il pourrait se présenter à des élections à partir du 28 juin ; ainsi, le choix d’Erdoğan d’organiser le scrutin quatre jours plus tôt ne ressemble guère à une coïncidence. Néanmoins, le président du Conseil électoral supérieur turc a déclaré qu’il ne savait pas encore lui-même si le Bon Parti allait pouvoir se présenter. 

Le Bon Parti pourrait se présenter en « empruntant » des membres à d’autres partis d’opposition et en formant un groupe parlementaire, ou peut-être en concluant un accord avec un autre petit parti de droite pour inscrire ses candidats sur la liste de ce parti, bien que cela puisse constituer un handicap évident.

Une constellation d’opposition

Akşener a déclaré qu’elle se présenterait contre Erdoğan dans la course à la présidence et a commencé à recueillir les 100 000 signatures nécessaires pour y participer. Bien qu’Erdoğan soit encore loin devant tous les autres candidats possibles (Akşener est la seule candidate majeure à s’être déclarée jusqu’ici), les sondages laissent entendre que son pourcentage de soutien pourrait être inférieur aux 50 % requis pour gagner au premier tour du scrutin. Si tel était le cas, toute la constellation d’opposition pourrait se rallier derrière Akşener et lui donner éventuellement l’avantage.

Mais les choses n’iront probablement pas aussi loin. Erdoğan a de grandes chances de gagner au premier tour. Si les sondages d’opinion en Turquie tendent à refléter les penchants de ceux qui en sont à l’origine, un institut de sondage pro-AKP qui s’est avéré être un bon indicateur en 2015 annonce toutefois une victoire d’Erdoğan avec un pourcentage de 55 % grâce à son alliance avec le MHP.

La course à la présidence, que beaucoup verront comme le dernier soupir du système constitutionnel parlementaire dans le pays, pourrait être encore plus féroce cette fois-ci. Le pays retient son souffle et attend de voir ce qui va se passer

Akşener sera encore plus affaiblie si le chef de centre-gauche du Parti républicain du peuple, Kemal Kılıçdaroğlu, tient sa promesse en se présentant aux élections présidentielles. Figure laïque de centre-gauche et membre de la minorité religieuse alévie de la Turquie, il semble inéligible dans un pays majoritairement sunnite et fortement conservateur et sa candidature aura pour effet de miner l’opposition dans son ensemble.

Néanmoins, puisqu’il est encore possible que les prochaines élections se jouent à la photo-finish, l’AKP a monté une alliance électorale avec Bahçeli et le MHP, un parti beaucoup plus modeste, pour s’assurer que ce dernier échappe à la législation turque qui oblige à rassembler 10 % des suffrages nationaux.

En retour, les suffrages recueillis par le MHP lors des élections présidentielles devraient être reversés à Erdoğan et lui permettre de franchir la barre des 50 %.

Toutefois, ce pacte est quelque peu impopulaire auprès des organisations provinciales de l’AKP, qui pourraient dans les faits ne pas apprécier l’idée de céder des sièges parlementaires au MHP malgré sa très faible représentation électorale. De même, suite à ce pacte, les futurs gouvernements AKP pourraient être tributaires de la poursuite de l’accord avec les députés MHP pour conserver leur majorité.

Ceci dit, comme il n’y aura pas de Premier ministre dans le nouveau système et comme les ministres seront principalement responsables devant le président plutôt que devant le Parlement, cela pourrait ne pas avoir beaucoup d’importance. Les dernières élections turques, en 2015, ont été âpres, tendues et entachées d’explosions, faisant même plusieurs morts.

La course à la présidence, que beaucoup verront comme le dernier soupir du système constitutionnel parlementaire dans le pays, pourrait être encore plus féroce cette fois-ci. Le pays retient son souffle et attend de voir ce qui va se passer. Le résultat sera presque certainement un accroissement des pouvoirs personnels du président.

- David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : partisans du président turc Recep Tayyip Erdoğan en liesse à Istanbul, le 16 avril 2017 (Reuters).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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