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Vers l’abysse juridique ? Le rejet des arrêts de la cour constitutionnelle turque inquiète

Le rejet par le gouvernement et un tribunal de rang inférieur d’un arrêt de la plus haute cour du pays reflète pour certains une politisation dangereuse du système judiciaire turc
Sympathisants de journalistes accusés d’avoir des liens avec le mouvement de Fethullah Gülen devant le palais de justice d’Istanbul en 2014 (AFP)

ISTANBUL, Turquie – L’inquiétude croît en Turquie après que le gouvernement et des juridictions inférieures ont ouvertement ignoré une décision de la cour constitutionnelle turque au début du mois, faisant craindre une détérioration de l’État de droit et de l’institution judiciaire dans le pays.

Le 11 janvier dernier, un tribunal de rang inférieur a refusé de se conformer à une décision de la cour constitutionnelle turque, gardienne de la constitution et des droits garantis par celle-ci aux citoyens.

C’est la première fois qu’un autre organe judiciaire du pays défie une décision de justice, marquant un sérieux écart par rapport au passé, lorsque les attaques se limitaient à des piques politiques.

« Toute la prémisse d’un État de droit est menacée s’il y a une juridiction inférieure qui refuse de reconnaître une décision provenant de la plus haute cour du pays »

- Osman Can, ancien rapporteur de la cour constitutionnelle et député AKP

La cour constitutionnelle, dans une décision adoptée avec une majorité de onze voix contre six, avait statué que deux journalistes actuellement emprisonnés, Mehmet Altan et Şahin Alpay, devaient être libérés en attendant leur verdict car leurs droits fondamentaux avaient été violés.

Ces journalistes ont été arrêtés il y a dix-huit mois et sont accusés de faire partie de la branche médiatique du mouvement de Fethullah Gülen, que le gouvernement a désigné comme étant un groupe terroriste et accuse d’avoir orchestré la tentative de coup d’État de juillet 2016.

En cas de condamnation, Altan et Alpay font face à plusieurs peines d’emprisonnement à perpétuité consécutives pour tentative de renversement de l’ordre constitutionnel turc et appartenance à l’Organisation terroriste fethullahiste (FETÖ), le nom que l’État donne au mouvement.

Cependant, quelques heures après la décision de la cour constitutionnelle, une juridiction inférieure a déclaré qu’elle ne respecterait pas la décision car elle n’avait pas été « notifiée ».

La décision du tribunal supérieur avait pourtant été annoncée au public et, après l’annonce du tribunal inférieur, la cour constitutionnelle a publié une série de messages sur les réseaux sociaux pour préciser que sa décision faisait partie des archives publiques.

Traduction : « La cour constitutionnelle s’est prononcée sur la demande concernant l’arrestation en cours de Mehmet Hasan Altan. Le communiqué de presse et l’article complet relatif à la décision peuvent être consultés sur le site internet de la cour. »

Selon des experts juridiques, la décision de la cour constitue un précédent et s’appliquera aux affaires impliquant d’autres journalistes emprisonnés après le coup d’État ainsi que des prisonniers détenus pendant de longues périodes sans procès.

Le 12 janvier, le gouvernement a publiquement soutenu le tribunal inférieur. Bekir Bozdağ, vice-Premier ministre et porte-parole du gouvernement, a déclaré que la cour constitutionnelle avait outrepassé sa juridiction.

« La cour constitutionnelle ne peut dépasser ses limites légales lorsqu’elle enquête sur des requêtes individuelles. La cour constitutionnelle n’est pas une cour d’appel. Or, elle a agi comme une cour d’appel dans ses décisions sur Altan et Alpay », a affirmé Bozdağ.

« Déjà révoltante »

Les juristes, cependant, ne sont pas convaincus et sont préoccupés par ces développements qui, selon eux, reflètent une politisation dangereuse de l’État de droit.

Osman Can, ancien rapporteur à la cour constitutionnelle, professeur de droit et ancien député du Parti de la justice et du développement (AKP), a déclaré à Middle East Eye que prononcer de telles décisions relevait entièrement de la juridiction de la Cour constitutionnelle.

« Il est vrai que la cour constitutionnelle ne peut pas acquitter. Mais elle peut signaler des violations des droits fondamentaux et décider de réparer ces violations », a déclaré Can.

Lundi, un deuxième tribunal a rejeté un appel formulé par les avocats d’Alpay contre le refus de la juridiction inférieure de le libérer suite à la décision de la cour constitutionnelle.

« La détention de Şahin Alpay et Mehmet Altan était déjà révoltante, elle est désormais illégale », a déclaré Johann Bihr, responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale de Reporters sans frontières. « S’ils ne sont pas libérés dans les plus brefs délais, il faudra constater que tout vestige de l’État de droit a disparu en Turquie. »

Can a indiqué qu’en dépit du caractère sensible de ces cas particuliers, les agissements des juridictions inférieures étaient préoccupants vis-à-vis de l’État de droit.

Şahin Alpay et Mehmet Altan (Twitter/@mediaforeign)

« D’un point de vue purement juridique, toute la prémisse d’un État de droit est menacée s’il y a une juridiction inférieure qui refuse de reconnaître une décision provenant de la plus haute cour du pays. Si la cour constitutionnelle statue qu’il y a eu une violation de droits, tout tribunal de première instance doit alors accepter cela », a déclaré Can.

Il a précisé que le fait que ces affaires soient liées à la FETÖ les rendaient extrêmement sensibles d’un point de vue politique, mais qu’une approche politique pouvait s’avérer très dommageable pour les structures juridiques du pays.

« Je ne respecterai ni ne suivrai la décision »

Dans le passé récent, les attaques politiques contre la cour constitutionnelle ont été le résultat d’affaires liées à la FETÖ.

Le 28 février 2016, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a fustigé la cour constitutionnelle pour une autre décision similaire, déclarant qu’il « ne respecter[ait] ni ne suivr[ait] la décision ».

La cour constitutionnelle avait statué le 25 février 2016 que les droits des journalistes emprisonnés Can Dündar et Erdem Gul avaient été enfreints et qu’ils ne devaient pas être incarcérés pendant la durée de leur procès.

Les deux journalistes étaient accusés d’« espionnage » et de « propagande au nom d’une organisation terroriste ». Leur arrestation était intervenue après la publication par les deux hommes d’un article consacré à des allégations d’envoi d’armes à des groupes en Syrie par les services de renseignement turcs.

Can Dündar (au centre), son épouse Dilek Dündar (à droite) et Erdem Gül (à gauche) à la sortie d’une audience au tribunal, en avril 2016 à Istanbul (AFP)

Selon les autorités, les membres des services de police et les procureurs impliqués dans ces raids de 2014 contre les camions transportant des armes étaient des gülenistes. Les autorités ont également déclaré que le journal d’orientation kémaliste et laïque Cumhuriyet, dirigé par Dündar et dont le bureau d’Ankara était sous la direction de Gül, se rendait coupable de propagande pro-FETÖ.

Gül est resté à Ankara tandis que Dündar, qui se trouvait à l’étranger lors de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, refuse de rentrer en Turquie tant que l’état d’urgence – déclaré le 20 juillet 2016 et prolongé depuis par périodes de trois mois – demeure en vigueur. 

L’état d’urgence octroie au gouvernement le pouvoir de gouverner par décret et de contourner ainsi le parlement ; ses pouvoirs en matière de maintien de l’ordre et d’arrestations sont également renforcés.

La cour constitutionnelle turque s’est dispensée de toute décision relative aux violations des droits sous l’état d’urgence peu de temps après sa mise en œuvre, invoquant une absence de compétence.

Les répercussions à plus grande échelle

Les préoccupations récentes concernant le rejet de la décision de la cour constitutionnelle ont remis en question sa capacité à servir de voie de recours au sein du système judiciaire turc.

« Nous demandons à la Cour européenne des droits de l’homme de prendre acte [de la situation d’Altan et d’Alpay] : plus que jamais, elle apparaît comme le seul recours accessible aux journalistes turcs emprisonnés », a poursuivi Bihr, de Reporters sans frontières.

À LIRE : Les autres victimes du coup d’État : des innocents emprisonnés pour avoir utilisé une application

L’insubordination des juridictions inférieures crée la menace d’une société anarchique et présente également des risques de répercussions internationales, selon Can. 

« La société perd le droit et les moyens de demander réparation pour les violations commises à l’encontre de ses droits. Les membres de la société pourraient alors commencer à chercher leurs propres solutions aux problèmes et cela pourrait avoir des conséquences désastreuses pour un État de droit », a déclaré Can.

« Si le tribunal n’est pas respecté, la Cour européenne des droits de l’homme pourrait également cesser de considérer la cour constitutionnelle turque comme une voie de recours légitime devant être empruntée avant qu’une affaire ne lui soit renvoyée. Et c’est dommageable pour la Turquie », a-t-il déploré.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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