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La Diplomate sur Netflix : la politique étrangère américaine vue sous le prisme d’un mariage dysfonctionnel

Si la série se dévore, elle contribue à la romantisation de l’aventurisme militaire britannique et américain
Kate Wyler (interprétée par Keri Russell) et son mari Hal Wyler (Rufus Sewell) jouent un couple sur le point de divorcer, lorsqu’une attaque contre un navire de guerre britannique dans le Golfe coïncide avec un scandale politique à la Maison-Blanche (Netflix)
Kate Wyler (interprétée par Keri Russell) et son mari Hal Wyler (Rufus Sewell) jouent un couple sur le point de divorcer, lorsqu’une attaque contre un navire de guerre britannique dans le Golfe coïncide avec un scandale politique à la Maison-Blanche (Netflix)

Attention, cet article contient des spoilers.

Il y a une façon de regarder la très populaire série La Diplomate – thriller politique américain créé par Debora Cahn – qui n’est certainement pas la façon dont ses producteurs voulaient qu’elle soit vue. 

Ils semblent penser qu’ils ont créé une charmante comédie romantique, mêlée à un drame politique réel enraciné au « Moyen-Orient ». Ils n’ont pas tout à fait tort. Mais il faut gratter un peu cette surface.  

Diffusée sur Netflix en avril et renouvelée pour une deuxième saison peu après, La Diplomate met en scène un couple de diplomates américains – Kate Wyler (interprétée par Keri Russell) et son mari Hal Wyler (Rufus Sewell) – sur le point de divorcer, lorsqu’une attaque contre un navire de guerre britannique dans le Golfe coïncide avec un scandale politique à la Maison-Blanche. Ce qui conduit Kate à être envisagée pour un poste de vice-présidente.

La relation du couple tout au long de la série reste aimante, attentionnée, voire romantique – mais tout cela de manière… diplomatique. 

Cette prémisse se mue en intrigue télévisée très excitante et parfois superbe, si seulement on pouvait écarter certaines traces très désagréables de l’aventurisme militaire américain dans la région, objet de cette même intrigue.  

L’excellente critique de la série par Mike Hale pour le New York Times dit tout ce qu’il y a à savoir sur la dynamique politique et conjugale de la série – sauf, bien sûr, des trois principaux sous-textes de l’intrigue, qui doivent être mis en avant si la série veut intéresser quiconque en dehors du marché américano-britannique. 

Les récits fictifs de la « guerre contre le terrorisme » 

La prose de Hale est un parfait exemple de la façon dont les analyses des récits fictifs de la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis dans les pays musulmans – une guerre terrorisante contre des gens pour la plupart innocents – rejoignent joyeusement les scripts, faisant quasiment tomber dans l’oubli les questions de vie précaire et de mort horrible, désormais métamorphosées en matière pour divertir les Américains et les Européens.  

Les trois intrigues secondaires de la série impliquent l’Iran, l’Afghanistan et l’Irak, les deux dernières étant reléguées au second plan.

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Ce qui motive plutôt la série, c’est la relation amoureuse, bien que troublée, entre les Wylers ; l’incident impliquant le navire de guerre britannique, qui place l’Iran dans la ligne de mire d’une frappe militaire américano-britannique ; et la révélation éventuelle que la Russie aurait pu être derrière tout cela. C’est largement suffisant pour soutenir l’intrigue des huit épisodes de la première saison de la série.  

L’intrigue attire notre attention sur Kate qui navigue avec verve et panache, mais aussi un manque de confiance attachant, entre le président américain (Michael McKean) et le Premier ministre britannique (Rory Kinnear) pour empêcher une réaction militaire irréfléchie contre l’Iran alors que les faits ne sont pas encore clairs.

Il s’avère qu’elle et son mari ont un lien détourné avec le vice-ministre iranien des Affaires étrangères, qui leur assure que son pays n’est pas derrière l’attaque. Pour montrer leur bonne volonté, les Iraniens confient à Hal qu’ils ont annulé un projet d’assassinat d’un général américain à la retraite en représailles à l’assassinat du général Qasem Soleimani.  

Il faut vraiment saluer le fait qu’une série soit capable d’amener l’assassinat de Soleimani par l’ancien président américain Donald Trump dans une intrigue de comédie romantique. Chapeau !  

Ce que le scénario repousse à l’arrière-plan, c’est le fait que Kate avait servi à Bagdad, Beyrouth et Islamabad en tant que diplomate américaine. Avant sa réaffectation en tant qu’ambassadrice des États-Unis au Royaume-Uni, elle était en route pour l’Afghanistan après le retrait américain, et se sent toujours coupable vis-à-vis des informateurs et collaborateurs afghans laissés derrière elle. 

Lors d’une rencontre avec l’ambassadeur d’Iran au Royaume-Uni, on peut entendre Kate essayer de marmonner quelques mots persans, montrant l’étendue de sa connaissance des « locaux ».  

Il faut vraiment saluer le fait qu’une série soit capable d’amener l’assassinat de Soleimani par l’ancien président américain Donald Trump dans une intrigue de comédie romantique. Chapeau !  

Alors que l’Irak et l’Afghanistan sont poussés à l’arrière-plan, à peine visible, l’histoire choisit d’explorer l’attirance sexuelle de Kate pour le ministre britannique des Affaires étrangères Austin Dennison (David Gyasi), tandis que son mari est également brièvement distrait par la sœur disponible dudit ministre, Cecilia Dennison (T’Nia Miller).

Ce qui fait rouler la série, ce sont les histoires parallèles entre le mariage dysfonctionnel des Wyler et la danse diplomatique dysfonctionnelle entre les États-Unis et le Royaume-Uni, et entre eux et le reste du monde.  

Alors que l’histoire du couple blanc perturbé et ses alliances respectives avec le frère et la sœur britanniques noirs mijote avec bonjeur, l’intrigue se concentre sur une armée de mercenaires russes susceptible d’être derrière l’attaque contre le navire de guerre britannique – exécutée de manière à impliquer l’Iran.  

Leur mariage s’effondre, tout comme les relations spéciales entre les États-Unis et le Royaume-Uni, tandis que Kate et son mari tentent de trouver un moyen de ne pas laisser les choses devenir incontrôlables.

La présence iranienne dans la géopolitique de la région est bien vivace, recevant plus de temps d’antenne en tant qu’accusé à tort d’une attaque contre un navire de guerre britannique. 

Outil de soft power

La première saison de la série se termine brusquement, avec un cliffhanger sur un complot beaucoup plus sinistre, qui aurait pu être concocté au 10 Downing Street.  

Si on devait mettre en avant les trois sous-intrigues supprimées et mettre la comédie romantique en pause, la série se transformerait par inadvertance en un commentaire sur les politiques étrangères des États-Unis et du Royaume-Uni, les dépeignant comme un mariage dysfonctionnel avec le reste du monde.

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À l’exception d’un pow-wow dans l’avant-dernier épisode de la première saison, entre Kate et l’un de ses collègues de l’époque où elle travaillait en Afghanistan, on n’a aucune idée de ce qui est arrivé à ces informateurs autochtones laissés à la merci de la vengeance des talibans. Enfoncé encore plus profondément dans l’oubli : le destin de l’Irak, où Kate a également servi.   

Au mieux, le mariage dysfonctionnel au centre de la série devient une métaphore des États-Unis et de leur politique étrangère dans la région.

Au pire, la série illustre comment – après deux décennies de terreur du militarisme américain sous les administrations successives, républicaines et démocrates – le sort de millions d’Afghans est devenu un accessoire d’arrière-plan pour une comédie romantique visant à titiller les envies politiques du public américain et britannique.  

On ne peut pas reprocher à ces publics de se divertir avec une fusion viable de comédie romantique et de thriller politique, ce qui maintient les affaires lucratives de Netflix alors que ses scénaristes et acteurs se mettent en grève.

Avec des moyens beaucoup plus limités, les Afghans, les Iraniens et les Irakiens ont leur propre cinéma et d’autres formes d’expression artistique pour raconter leur version de ces histoires terrifiantes à quiconque veut écouter et regarder. Mais des sites comme Netflix ont un public beaucoup plus mondial.    

Le côté diplomatique de la série cherche en vain à transformer en héros super intelligents des agents et opérateurs du désordre mondial à la moralité douteuse, politiquement ineptes, mal équipés sur le plan intellectuel et dysfonctionnels

À la base, ces séries sont les normalisateurs idéologiques de soft power d’un militarisme immoral et destructeur des États-Unis et du Royaume-Uni, le côté diplomatique de la série cherche en vain à transformer en héros super intelligents des agents et opérateurs du désordre mondial à la moralité douteuse, politiquement ineptes, mal équipés sur le plan intellectuel et dysfonctionnels.  

Quand vous regardez la série et que vous êtes entraîné dans l’excellente performance collective de tous ses acteurs et de son équipe, vous n’êtes soudain plus devant l’écran et vous vous surprenez à être embarqué dans le romantisation de la terreur que les États-Unis, le Royaume-Uni et leur aventurisme impérial, ont lâché sur le monde.  

Donc, oui, c’est une bonne série, et vous devriez la regarder. Mais ce faisant, essayez de démêler les parties de l’intrigue profondément réprimées qui n’apparaissent pas à l’écran.  

Hamid Dabashi est professeur d’études iraniennes et de littérature comparée, récipendiaire de la chaire Hagop Kevorkian, à l’université de Columbia à New York, où il enseigne la littérature comparée, le cinéma mondial et la théorie postcoloniale. Parmi ses derniers ouvrages figurent The Future of Two Illusions: Islam after the West (2022), The Last Muslim Intellectual: The Life and Legacy of Jalal Al-e Ahmad (2021), Reversing the Colonial Gaze: Persian Travelers Abroad (2020) ainsi que The Emperor is Naked: On the Inevitable Demise of the Nation-State (2020). Ses livres et articles ont été traduits dans de nombreuses langues.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Hamid Dabashi is Hagop Kevorkian Professor of Iranian Studies and Comparative Literature at Columbia University in the City of New York, where he teaches Comparative Literature, World Cinema, and Postcolonial Theory. His latest books include The Future of Two Illusions: Islam after the West (2022); The Last Muslim Intellectual: The Life and Legacy of Jalal Al-e Ahmad (2021); Reversing the Colonial Gaze: Persian Travelers Abroad (2020), and The Emperor is Naked: On the Inevitable Demise of the Nation-State (2020). His books and essays have been translated into many languages.
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