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Souad Labbize transmue l’enfer du viol en chef-d’œuvre littéraire

À l’occasion de la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, ce lundi 25 novembre, MEE présente Enjamber la flaque où se reflète l’enfer, un puissant récit non fictionnel de Souad Labbize sur le viol
Enjamber la flaque où se reflète l’enfer, de Souad Labbize, est un manifeste littéraire sur la violence commise contre les femmes et les enfants (Daikha Dridi)

Enjamber la flaque où se reflète l’enfer est un tout petit livre qui tient dans la paume de la main. On y fait des découvertes monumentales. Dès les premiers mots, on comprend qu’il existe quelque chose d’aussi terrible que le viol d’une petite fille : « la pluie acide des mots maternels ».

L’auteure, Souad Labbize, y raconte dans une écriture spectaculaire de force et de dépouillement le premier viol, subi à l’âge de 8 ans, mais aussi la réaction incroyablement violente de la mère contre la victime, sa propre fillette, qui, malgré son âge, est tout de même coupable à ses yeux d’avoir décidé de sortir, sans y avoir été autorisée, pendant qu’elle faisait la sieste.

Les caves de l’enfance

Depuis cette réaction incontrôlée de la mère, écrit Souad Labbize dans Enjamber la flaque où se reflète l’enfer : « Je suis rarement revenue, depuis l’été soixante-quatorze, vers ces paroles enfermées dans mon cachot intime, le plus éloigné de ma vue quand je descends dans les caves de l’enfance. À chaque tentative de visite, ces paroles refusent que je les approche. »​​​​​​ ​

La fillette s’éclipse pour une petite balade solitaire dehors pendant que sa mère fait la sieste. Un homme l’approche et lui donne la main, elle le suit.

L’enfant n’a pas encore l’âge et les outils nécessaires pour comprendre ce qui lui est arrivé, dans son désarroi aggravé par « les hurlements » de sa mère, elle entend le mot « violet » et ne comprend pas pourquoi sa mère convoque cette couleur à ce moment-là.

S’ensuit une description minutieuse et infiniment triste de ce que cette incompréhension du langage utilisé par l’adulte cause à l’enfant qui devient littéralement terrifié par la couleur « violet ».

La force d’impact du langage utilisé par l’adulte contre l’enfant est double, en français et en arabe, démultipliant le supplice de la fillette, qui reçoit comme une déflagration la description que fait, en arabe dialectal, sa mère à son père de « ce qui a failli arriver à sa fille ».

C’est ainsi que la violence des mots de la mère n’a pas seulement arraché à la fillette la possibilité de dire ce qui lui est arrivé, elle a annihilé l’acte du viol lui-même, la fillette ayant préféré, pour faire taire la mère, le déni, balbutiant qu’elle avait réussi à s’enfuir à temps.

« Hélas, le texte écrit et puis publié en France et en Algérie n’est pas une délivrance mais un élargissement de la faille »

- Souad Labbize

Depuis, Souad Labbize, y compris à 50 ans, est inconsolable de cette douloureuse quête des mots qui se refusent de venir à elle :

« Tant que je n’aurai pas réussi à les convaincre de m’accompagner vers la lumière, ces paroles m’exposent à la toute-puissance de ma mère, à sa colère inattendue, toujours aussi terrifiante.

J’aimerais les écouter une fois, une seule fois, leur accorder ma compassion, les envelopper de tendresse, puis les laisser dans leur cachette d’enfant si elles tiennent à y rester », écrit-elle.

« Au-delà du choc impossible à décrire autrement qu’avec des larmes, je suis encore face à l’impuissance à donner corps aux paroles ravalées, celles que j’aimerais vocaliser si seulement je les connaissais. Ces paroles errent sans corps, inconsolables. Si je pouvais leur coudre des vêtements pudiques pour qu’elles acceptent de sortir. Qu’elles expriment ce qui n’a pas été dit quand un mensonge a pris le relais pour faire cesser les hurlements de ma mère. »

« Jamais exercice de rédaction ne m’aura autant fait pleurer »

Cette quête douloureuse se prolonge y compris dans l’écriture de ce récit. À la question de Middle East Eye de savoir si l’écriture d’Enjamber la flaque où se reflète l’enfer a été une délivrance, Souad Labbize répond que cela a, en réalité, été un surcroît de souffrance.

« L’écriture de ce texte m’a été extrêmement pénible, jamais exercice de rédaction ne m'aura autant fait pleurer pendant les quelques semaines où je m’y suis attelée. Je m’entendais pleurer à chauds bouillons, une voix d’enfant qui se rapprochait et demandait d’être secourue, une régression qui a accompagné l’aveu, car c’est ainsi que je le vis et l’ai vécu, un aveu non de culpabilité quant aux faits évoqués mais de ce qui probablement me caractérise selon les amis proches : j’avoue être très fragile et forte en même temps, ce qui est épuisant au quotidien. Cette force, je la tiens de ma fragilité que j’assume sans m’endurcir, cela aussi est difficile. Hélas, le texte écrit et puis publié en France et en Algérie n’est pas une délivrance mais un élargissement de la faille. »

« Quand je le présente dans des classes d’adolescents en France, ils disent souvent que ça leur apprend que derrière l’apparence joviale et volontaire que j’affiche, il y a des souffrances qui auraient pu m’anéantir »

- Souad Labbize

L’auteure avertit, d’ailleurs, le lecteur, dans un très bref préambule, que l’acte d’écrire ne lui permettra pas forcément de s’exprimer « de pleine voix ». Réfléchie et poignante, elle explique à MEE l’impossibilité pour elle encore maintenant de dire, de parler de ce qui lui est arrivé :

« Le préambule fait partie du texte, ces aveux-là ne peuvent toujours pas être exprimés à l’oral, je rends grâce à l’écrit et à toute personne qui le lit de ne pas marcher sur les grenades tombées du grenadier dans ma gorge. À l’instant où je réponds à cette question, les larmes resurgissent et la petite fille se dresse devant moi m’intimant le silence… Je croyais commencer un texte plus long, partant de ma grand-mère morte enceinte de jumeaux à la suite des coups donnés par mon grand-père. Au bout de trois semaines de travail acharné à ciseler ce témoignage, j’ai eu pitié de moi-même et du lecteur. Les faits ne s’arrêtent pas là, hélas, j’ai choisi de ne pas tout révéler… »

Le déni dans lequel l’ont forcée ses parents, qui n’ont pas même tenté de retrouver le violeur ou d’en savoir plus sur son identité, livre la fillette de 8 ans : elle devient victime exemplaire de toutes les violences sexuelles et physiques qu’elle recevra plus tard. Elle les subira dans l’effroi amplifié par le silence, n’en dira mot à sa mère, à son frère, à son père.

Un manifeste littéraire

Souad Labbize réussit en définitive à faire d’un récit très personnel, très intime, un puissant manifeste littéraire sur les violences commises à l’égard des femmes et des enfants. La romancière a « souhaité faire surgir le politique de l’intime mais avec l’exigence que ce soit une sorte de poème en prose sans pathos et ne décrivant pas en profondeur ce que j’ai subi mais les conséquences, une peine à vivre comme un patrimoine de la peau, de l’ADN », explique-t-elle à MEE.

Enjamber la flaque où se reflète l’enfer est édité en France par les éditions iXe et en Algérie par les éditions Barzakh dans les deux langues, en français et en arabe. L’éditrice algérienne, Selma Hellal, l’a distribué avec volontarisme, gratuitement, pendant le Salon du livre d’Alger, (qui s’est tenu du 30 octobre au 9 novembre dernier) aux lectrices et lecteurs qui flânaient. Elle le décrit comme « un véritable manuel d’autodéfense ».

L’auteure n’y explique pas techniquement comment faire pour se protéger. Elle décrit avec justesse, minutie et talent, les mécanismes de l’enfer vécu par un enfant, une fille, livrée par ceux qui sont censés la protéger à la cruauté des adultes. Aux lectrices et lecteurs d’en tirer les leçons.

Enjamber la flaque où se reflète l'enfer, de Souad Labbize, est publié en français et en arabe dans un même livre (Daikha Dridi)
Enjamber la flaque où se reflète l'enfer, de Souad Labbize, est publié en français et en arabe dans un même livre (Daikha Dridi)

Souad Labbize éclaire ainsi pour MEE l’idée de « manuel d’autodéfense » exprimée par son éditrice : « Peut-être parce qu’il dit entre les lignes qu’il nous appartient, à nous, moitié broyée des sociétés patriarcales, de nous relever et faire cesser le silence autour de toutes ces montagnes de peines qui nous abrutissent ? Quand je le présente dans des classes d’adolescents en France, ils disent souvent que ça leur apprend que derrière l’apparence joviale et volontaire que j’affiche, il y a des souffrances qui auraient pu m’anéantir... »

Comment, en effet, est-il possible de puiser autant de beauté et de pureté d’écriture d’un choc aussi inouï que le viol et toutes les souffrances qui en découlent ? D’où puiser autant de courage lorsqu’on a subi une démolition intégrale à l’âge de 8 ans ? C’est au fond là le plus beau des exploits d’Enjamber la flaque où se reflète l’enfer de Souad Labbize.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Daikha Dridi est journaliste-reporter. Elle a animé, à Alger, le « Café presse politique », talk-show politique de la web radio algérienne Radio M. Elle a été rédactrice en chef adjointe du HuffPost Algérie. À San Francisco, elle a créé et codirigé le site de news alternatif International Boulevard. Elle est l’auteure de Alger, blessée et lumineuse (Autrement, 2006).
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