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Le massacre de Hama, mythe fondateur de la politique syrienne ?

Il y a 40 ans, éclatait l’un des événements les plus importants et les plus retentissants de l’histoire contemporaine de la Syrie. Ce jour-là, les forces armées syriennes entament à Hama une répression qui se solde par des abus incommensurables parmi la population civile
Portraits de personnes qui auraient été tuées lors du massacre de Hama en 1982 reproduits sur une page Facebook dédiée, en février 2012. Selon les estimations, entre 2 000 et 40 000 Syriens ont été victimes de la répression des autorités à Hama il y a 40 ans (AFP/Joseph Eid)

Le 2 février 1982, des forces armées envoyées par le régime syrien encerclent Hama, ville située à environ 220 km au nord de la capitale Damas. Hama est un bastion de l’organisation des Frères musulmans. Ses membres, opposants au régime du président alaouite Hafez al-Assad, ont eu recours, le long des années précédentes, à des attentats et coups d’armes que le pouvoir syrien ne tolère plus. Il convient donc de frapper fort, de manière à dissuader non seulement les Frères musulmans, mais aussi quiconque serait tenté d’emprunter leurs méthodes.

Il n’y a pas de consensus aujourd’hui quant au nombre exact de Syriens qui payèrent le prix de cette tragédie. La fourchette d’estimation est large, oscillant entre 2 000 et 40 000 victimes. Seule certitude : dans un monde dans lequel les moyens digitaux n’existaient pas, la répression pouvait s’exercer à tout-va.

Pour autant, si massacre et abus ont bien eu lieu, l’importance de Hama réside également dans le fait qu’il est la base de l’un des principaux mythes fondateurs de la politique syrienne.

Hafez al-Assad et la quête d’une légitimité

Les détails de la prise du pouvoir syrien par l’ancien président Hafez al-Assad sont connus. En 1970, cet officier de l’armée de l’air syrienne mène un coup d’État, pacifique au demeurant, à l’encontre du pouvoir en place, incarné par le président Noureddine al-Atassi.

Assad en profitera pour mettre la main sur le parti Baas au pouvoir. L’année suivante, il est consacré officiellement président de la République arabe syrienne.

Dans les années qui suivent, il a pour tâche de définir les nouvelles orientations des politiques interne et étrangère syriennes, tout en œuvrant à la consolidation de la légitimité de son pouvoir.

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Hafez al-Assad est issu de la communauté alaouite, dont l’on dit généralement qu’elle est chiite, par opposition au sunnisme. Mais le dire ainsi est, pour beaucoup, un leurre. Aux yeux des chiites orthodoxes (duodécimains), comme ceux incarnés par le clergé chiite en Iran, les alaouites sont des hérétiques, car ils ne reconnaissent pas l’ensemble des douze imams qu’eux vénèrent.

Les sunnites font exactement le même constat : comment peuvent-ils reconnaître la légitimité d’une excroissance du chiisme ? Le président syrien se doit donc de trouver une légitimité, de façon à ce que sa condition d’alaouite n’entrave pas ses fonctions présidentielles, surtout dans un pays à majorité sunnite.

C’est chose faite en 1973, quand l’imam Moussa Sadr, autorité suprême des chiites au Liban, dit de la communauté alaouite qu’elle fait pleinement partie du chiisme.

Hama, 1982…

Cependant, depuis son arrivée au pouvoir, Hafez al-Assad est confronté à bien des problèmes, dus à sa qualité d’alaouite. Ses opposants, sunnites pour l’essentiel, ne semblent pouvoir se résoudre à voir le représentant d’une secte qu’ils abhorrent prendre les commandes du pays.

En 1973, devant les contestations d’une partie de la population qui se plaint de ce que la Constitution nouvellement promulguée ne précise pas que le chef de l’État doit être musulman, Hafez al-Assad se déclare rassurant à cet égard. Cette mention religieuse est introduite dans la loi fondamentale (article 3). Mais le fond des choses reste le même : Assad voit une opposition grandissante se bâtir à son encontre.

C’est quelques années plus tard que l’on assiste au faîte de la violence entre le pouvoir syrien et ses opposants. Ces derniers, incarnés par l’organisation des Frères musulmans, ont eu le temps de se structurer, le long des années 1970.

Assad souhaite aussi faire de cet épisode un exemple dissuasif pour tout mouvement d’opposition cherchant à exercer la violence dans le futur, notamment – ou surtout – à partir du moment où un tel mouvement s’approprierait la religion pour servir des projets politiques

Mais un premier point de non-retour intervient en 1979, quand un officier de l’armée syrienne, membre au demeurant du parti Baas au pouvoir, fait ouvrir le feu, à l’École d’artillerie d’Alep, sur plusieurs dizaines de soldats alaouites. Cet événement ouvre dans le pays un épisode de violence qui mène, quelques années plus tard, à un point culminant : les massacres de Hama.

Hama est, certes, l’expression d’un événement violent par lequel le régime syrien cherche à faire cesser une contestation violente à son encontre. Mais c’est aussi un épisode à travers lequel Hafez al-Assad cherche à ériger en modèle un exemple de répression qui insiste, en parallèle, sur les orientations politiques favorisées par le régime.

À l’époque, la guerre Iran-Irak (1980-1988) bat son plein, et la faveur de Damas à un Iran mené par des ayatollahs chiites est assumée.

En parallèle, Assad veut aussi mettre fin aux menaces d’une organisation qui s’approprie des éléments religieux (le sunnisme, l’alaouisme) pour tenter de restructurer la réalité politique syrienne.

Les massacres et attentats anti-alaouites et/ou anti-gouvernementaux menés et/ou encouragés par les Frères musulmans durant les années qui précèdent Hama paraissent en soi des motifs suffisants pour agir, qui plus est alors que la notion de droits humains universels n’importe pas vraiment.

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Mais Assad souhaite aussi faire de cet épisode un exemple dissuasif pour tout mouvement d’opposition cherchant à exercer la violence dans le futur, notamment – ou surtout – à partir du moment où un tel mouvement s’approprierait la religion pour servir des projets politiques.

L’ampleur des destructions à Hama, le nombre de victimes (côté population s’entend, même si l’armée a aussi essuyé son lot de pertes lors des combats durant le raid armé qu’elle a opéré sur la ville), les abus exercés à l’encontre de femmes et enfants portent en germe une volonté de la part du pouvoir syrien de clarifier une chose : quiconque veut se hasarder dans la voie d’une confrontation avec le pouvoir se trompe durement.

Hama reste ainsi aujourd’hui un épisode inscrit durablement dans l’ADN du pouvoir syrien. Ses opposants y voient une preuve de la barbarie dont le régime est capable pour supprimer des voix contestataires ; Damas regarde plutôt Hama comme un épisode qui a permis de mettre les points sur les i et de le prémunir contre toute tentative similaire à l’avenir.

Pour le pouvoir syrien, la division entre alaouites et sunnites prévalait déjà avant Hama, même si elle s’est évidemment maintenue par la suite. Selon Damas, cet état de fait reflète des logiques politico-historiques que des initiatives simples, comme le dialogue, ne sauraient en aucun cas régler.

Hama, 40 ans plus tard…

En mars 2011, dans la foulée du « Printemps arabe », lorsqu’une contestation s’affiche face au pouvoir syrien, le souvenir de Hama reste évidemment très présent dans les esprits. Quand bien même le régime syrien est coutumier de l’imposition d’un climat de répression à l’encontre de toute voix dissidente – ou de toute contestation irrédentiste, comme dans le cas de la communauté kurde –, Hama demeurait le symbole suprême de ce dont le régime syrien était capable.

Après quelques rapides hésitations, Bachar al-Assad et son entourage voient rapidement dans ces opposants et contestataires l’expression d’un agenda sectaire, islamiste, téléguidé en premier lieu par des puissances sunnites du Golfe.

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Depuis, ce qui a, en quelque sorte, abondé dans le sens du régime et de sa conception, c’est la manière par laquelle l’opposition officielle et importante au gouvernement syrien – incarnée dans un premier temps par la structure d’opposition du Conseil national syrien (CNS) – s’avérait être majoritairement composée de membres de l’organisation syrienne des Frères musulmans.

Qui plus est, les soutiens financiers et armés dont bénéficiait cette structure renvoyaient aussi, en bonne partie, au cas de pays du Golfe soucieux de renverser le régime syrien coûte que coûte. Pour Damas, cela faisait une raison de plus pour ne pas négocier avec ceux qui avaient été à l’origine de bien des violences trois décennies plus tôt.

Autre avantage pour le régime : discréditer, en les mettant dans un même sac, l’ensemble des protestataires promouvant un slogan qui prône la fin du régime syrien.

La suite de l’histoire est connue. Outre la création d’une situation qui incarne l’une des plus grandes tragédies de l’histoire récente du Moyen-Orient, la scène socio-politique syrienne connaît une fragmentation qui permet aussi l’émergence, en Syrie, d’organisations proches d’al-Qaïda. Sans oublier le très sérieux rôle-clé incarné par l’État islamique, qui a eu en Syrie une assise substantielle.

Autant d’éléments qui, en retour, permettront au régime syrien de suggérer, symboliquement, une connexion – idéologique à tout le moins – unissant ces formations terroristes et les opposants syriens à son pouvoir.

De l’usage de la violence

Le régime syrien a-t-il eu tort dans son interprétation des événements de la dernière décennie ? L’affirmer sans nuances serait se tromper. Il existe une certaine accointance – au moins idéologique – entre certains membres de l’opposition et les orientations sectaires qu’entretiennent les formations jihadistes.

L’auteur de ces lignes a été le témoin, dans la foulée des événements de l’année 2011, de plusieurs épisodes, dans lesquels des membres de l’opposition syrienne, particulièrement quand ils étaient excédés, n’hésitaient pas à recourir à l’argument sectaire – « place aux sunnites », « on va rendre aux alaouites ce qu’ils nous ont fait »… – comme pour signifier la validité de leurs revendications.

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Les extrémistes existent, au sein du régime, comme chez ses opposants. C’est là un fait qu’il faut bien admettre, loin de tout angélisme qui voudrait que l’opposition syrienne ne serait formée que de blanches colombes.

Mais ces dernières existent aussi, évidemment, et elles sont nombreuses. Elles sont cependant souvent occultées par les voix rendues beaucoup plus audibles d’une opposition mue par un agenda politique qui dépasse les frontières de la Syrie, et qui convoque le passé (la répression du régime) pour légitimer son présent (la lutte contre le régime).

Mais il faut plus que des souvenirs bâtis sur la brutalité de Hama pour effrayer un régime qui a su tirer son épingle de la situation. On ne manquera pas à ce titre de remarquer comment, dans la période post-2011, alors que des villes comme Homs ou Alep subissaient d’intenses bombardements, Hama est restée plutôt préservée. Sa population n’a pas fait montre d’une protestation massive. Et on ne peut que penser que le souvenir de Hama, et la manière par laquelle le régime y puise une partie des mythes fondateurs de sa politique, y est pour quelque-chose.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Barah Mikaïl est directeur de Stractegia, un centre basé à Madrid et dédié à la recherche sur la région Afrique du Nord – Moyen-Orient ainsi que sur les perspectives politiques, économiques et sociales en Espagne. Il est également professeur de géopolitique spécialisé dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Université Saint Louis (Madrid, Espagne). Il a été auparavant directeur de recherche sur le Moyen-Orient à la Fundación para las Relaciones Internacionales y el Diálogo Exterior (FRIDE, Madrid, 2012-2015) ainsi qu’à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS, Paris, 2002-2011). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et publications spécialisées. Son dernier livre, Une nécessaire relecture du « Printemps arabe », est paru aux éditions du Cygne en 2012.
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