Tant que le cirque de la corruption politique continuera en Irak, il n’y aura aucune solution à l’EI
Même si l’on se réfère à ses exigences habituellement peu élevées, l’Irak est tombé encore plus bas qu’on n’avait pu l’envisager par le passé. Ce n’est pas comme si les Irakiens n’avaient pas affaire à l’une des menaces terroristes mondiales les plus terribles qui vient même faire de l’ombre à un al-Qaïda à son apogée, autrement dit le groupe État islamique (EI).
Néanmoins, avec leur corruption, leur népotisme, leurs réseaux de patronage et leurs pratiques dignes de la mafia, les hommes politiques irakiens semblent penser que leurs manœuvres politiciennes et leur façon de se distribuer les ministères en fonctions de leurs intérêts politiques sont plus importantes que d’apporter une réponse à la crise qui touche le pays qu’ils ont été cooptés – je veux dire « élus » – pour servir. Il ne nous reste plus qu’à nous demander à quel point la menace de l’EI est aujourd’hui exagérée.
Et pourquoi ne devrait-on pas se demander si la menace de l’État islamique a été surestimée lorsque l’on voit que les dirigeants irakiens ont suffisamment de temps à consacrer à tenter de se renverser les uns les autres de sorte à faire profiter leur clique de l’argent dépensé par les citoyens irakiens normaux ?
Le plus triste dans cette histoire, c’est qu’au cours des derniers mois, les dirigeants terroristes à l’origine d’escadrons de la mort qui ont commis certaines des pires atrocités sectaires en Irak sont maintenant décrits comme des héros de la démocratie et des chantres de la diversité sociale irakienne. Bien sûr, nous parlons ici de Moqtada al-Sadr, rejeton de la famille de religieux chiites des Sadr, chef de l’organisation terroriste de l’Armée du Mahdi et de ses divisions désormais rebaptisées Brigades de la paix.
Bien que j’aie déjà affirmé ailleurs que l’idée de voir Moqtada al-Sadr jouer les héros capables de sauver l’Irak du sectarisme était aussi réaliste que celle de voir Danger Mouse [le héros d'un dessin animé britannique] sauver le monde, il est tout de même déconcertant de constater que des gens arrivent à croire qu’un homme qui, jusqu’à récemment, se consacrait ouvertement à la destruction de la population sunnite, puisse tout d’un coup avoir changé son fusil d’épaule.
Le tumulte parlementaire qu’il a provoqué était moins lié à la réalisation de l’unité entre Irakiens qu’au fait que Moqtada al-Sadr avait fait un gros caprice car l’Iran avait accordé plus de pouvoir et d’influence à d’autres protagonistes, à ses dépens. Ceci est démontré par le fait que Moqtada al-Sadr et ses partisans ont critiqué l’influence iranienne sur les groupes chiites irakiens lors de manifestations publiques : il oubliait alors – et c’est là toute l’ironie de la situation – que sa propre base de pouvoir était entretenue, financée et formée par l’Iran.
Ses critiques envers l’Iran n’ont pas fait florès au sein de ses détracteurs et de ses mécènes puisque les premiers ont fait remarquer qu’il venait de conclure une réunion avec Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah et autre marionnette de l’Iran, quand les seconds, en la personne du général iranien Qasem Soleimani, auraient menacé de lâcher leurs chiens sur Moqtada al-Sadr si ce dernier ne cessait pas définitivement de mordre la main qui le nourrit.
Néanmoins, les bouffonneries de Moqtada al-Sadr ont constitué une opportunité parfaite pour d’autres blocs sectaires, et notamment certains des groupes contrôlés par l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki, qui étaient désormais en mesure d’essayer de débarrasser le gouvernement irakien de toute présence arabe sunnite résiduelle, même si cette présence avait pour seule fonction de légitimer le Parlement très largement intolérant et particulariste. Pour atteindre cet objectif, le Parlement a voté le retrait du poste de président du Parlement à Salim al-Jabouri, membre arabe sunnite du Parti islamique irakien ; cette manœuvre d’exclusion a cependant échoué en raison de luttes internes aux factions et de l’incapacité générale à s’accorder sur quel bloc ou parti détiendrait la plus grande part du gâteau irakien, qui dégouline aujourd’hui de sang.
Salim al-Jabouri a semblé choqué par le fait que certains de ses anciens alliés soutenus par l’Iran faisaient maintenant tout leur possible pour l’évincer de son poste de président du Parlement. Ce n’est pas comme s’il n’avait jamais reçu d’avertissements sur le danger qu’il courait en tant que sunnite occupant une position emblématique dans un système sectaire mis en place par les Américains et dominé par les partis chiites, dont beaucoup entretiennent des liens forts et irréfutables avec les mollahs radicaux d’Iran.
Après tout, les forces américaines avaient fait une descente humiliante au domicile de l’ancien dirigeant du Parti islamique, Muhsin Abdulhamid ; et, plus tard, Nouri al-Maliki s’en est pris à un autre sunnite emblématique, l’ancien président Tareq al-Hachemi, le condamnant à mort par contumace alors que ce dernier était exilé en Turquie. L’idée même que Salim al-Jabouri ait pu être pris par surprise prête à rire, et, en Irak, ce genre de personnes est généralement surnommé qashmar, terme désignant une personne réputée pour sa candeur.
Le désastre du système politique irakien est également illustré par le fait que les dirigeants du pays ont fait de l’Irak l’un des États les plus corrompus au monde. En fait, l’Irak se classe même derrière le Nigéria, qui est « fantastiquement corrompu », selon les propos du Premier ministre britannique David Cameron à la reine Élisabeth la semaine dernière. En 2012, l’organisation Transparency International n’a accordé à l’Irak qu’une note de 18 sur 100 en matière de perception de sa capacité à lutter contre la corruption. Depuis, le pays a récidivé en n’obtenant qu’un maigre score de 16 points qui s’est répété tous les ans depuis 2012, ce qui montre à quel point la situation en Irak empire également dans d’autres domaines que celui de la violence perpétuelle et impitoyable.
L’indifférence envers l’Irak s’est tellement aggravée que quasiment personne ne parle du fait que la ville de Falloujah est prise entre le marteau du gouvernement de la Zone verte et l’enclume des fanatiques de l’EI. Les autorités irakiennes imposent un siège total sur la ville, qu’elles bombardent de manière ininterrompue depuis qu’elle est passée sous le contrôle de l’EI en 2014. C’est une chose de combattre l’État islamique, et c’en est une autre de bombarder l’hôpital général de Falloujah au point d’entraver presque totalement son fonctionnement. En l’espèce, c’est un crime de guerre, mais il est trop gênant pour la communauté internationale de reconnaître le fait que l’Irak auquel elle a donné naissance a surpassé Saddam Hussein dans tous les domaines, qu’il s’agisse de violence, de meurtres de masse ou de répression.
Tandis que le sujet principalement traité par les journaux est aujourd’hui la Syrie, avec quelques détours ponctuels vers la Palestine, l’Irak est largement tombé dans l’oubli. Il semble que la société se satisfasse désormais d’imaginer que quiconque combat l’État islamique a forcément un bon fond, sans tenir compte du fait que le gouvernement irakien et son sectarisme galopant sont les principaux responsables de la naissance de l’EI. La crise syrienne prend ses racines au plus profond de la catastrophe irakienne, et ses rameaux corrompus s’étendent à travers tout le Croissant fertile jusqu’à leur principale source de nutriments, à savoir Téhéran.
Si la communauté internationale a l’intention sérieuse de résoudre la crise syrienne, elle doit expier le péché originel que constitue l’Irak, et la manière dont le pays a été offert à des fanatiques sectaires enveloppés du linceul d’une démocratie factice.
- Tallha Abdulrazaq est chercheur à l’Institut de sécurité et de stratégie de l’Université d’Exeter. Il a été récompensé par le Young Researcher Award de la chaîne Al Jazeera. Vous pouvez consulter son blog à l’adresse thewarjournal.co.uk et le suivre sur Twitter (@thewarjournal).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des manifestants irakiens s’avancent vers le « Monument des sabres croisés » dans la zone solidement fortifiée de Bagdad qu’on appelle la « Zone verte », le 1er mai 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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