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Le Blond, la Brute et le Raciste

La guerre en Ukraine révèle les biais racistes des médias occidentaux vis-à-vis de la population du Moyen-Orient
« Au nom du besoin d’identification des spectateurs, les médias ont ainsi laissé leur ethnocentrisme déborder. Cela leur était d’autant plus facile que les Ukrainiens sont des ‘’blancs’’, chrétiens de surcroît, majoritairement ‘’blonds aux yeux bleus’’, comme l’a rappelé à BBC News le procureur adjoint ukrainien David Sakvarelidze » - Muriel Rozelier (AFP/Alexander Khudoteply)
« Au nom du besoin d’identification des spectateurs, les médias ont ainsi laissé leur ethnocentrisme déborder. Cela leur était d’autant plus facile que les Ukrainiens sont des ‘’blancs’’, chrétiens de surcroît, majoritairement ‘’blonds aux yeux bleus’’, comme l’a rappelé à BBC News le procureur adjoint ukrainien David Sakvarelidze » - Muriel Rozelier (AFP/Alexander Khudoteply)

Le déchaînement de violence provoqué par l’invasion de l’Ukraine par la Russie a laissé le monde dans un état de sidération.

Sur les écrans, on a vu des colonnes d’hommes, de femmes et d’enfants, chassés de leurs maisons par l’avancée russe, venir frapper, désespérés, aux portes de l’Union européenne par un froid polaire. Des scènes d’exode qui rappellent celles tristement connues d’autres guerres et auxquelles un élan massif de solidarité des populations européennes a répondu.

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Hélas, ce conflit a aussi engendré des commentaires diffamatoires et racistes de la part des médias, qui ont souvent comparé le conflit ukrainien avec ceux de Syrie et d’Irak voire d’Afghanistan et se sont permis de juger de la valeur du flux migratoire.

Le premier dérapage est venu d’un journaliste émérite, l’envoyé spécial de la chaîne américaine CBS, Charlie D’Agata, pendant le direct qu’il assurait le 26 février depuis la ville de Kiev assiégée.

« Ce n’est pas un endroit, avec tout le respect que je leur dois, comme l’Irak ou l’Afghanistan, qui a vu des conflits faire rage pendant des décennies. C’est une ville relativement civilisée, relativement européenne – je dois choisir ces mots avec soin aussi –, une ville où vous ne vous attendriez pas à cela, ou n’espériez pas que cela se produise », a-t-il justifié.

Ancien reporter de guerre, il s’est ensuite excusé pour sa malheureuse comparaison. Il a assuré qu’il cherchait d’abord à exprimer l’incongruité de la guerre ukrainienne, pas à mettre en doute la culture irakienne ou afghane.

Orientalisme forcené

Mais nombreux sont les autres journalistes à lui avoir emboîté le pas, comme Lucy Watson de la chaîne britannique ITV News, qui a expliqué le 27 février, alors qu’elle se trouvait dans la capitale ukrainienne : « Aujourd’hui, l’impensable s’est produit. Ce n’est pas une nation du tiers monde. Ici, c’est l’Europe. »

Le même jour, la chaîne qatarie Al Jazeera English se faisait elle aussi prendre au piège. L’un de ses présentateurs, l’Anglais Peter Dobbie, commentait : « [C]es gens prospères […] de la classe moyenne. Il ne s’agit manifestement pas de réfugiés essayant de fuir des régions du Moyen-Orient qui sont encore en état de guerre. Ce ne sont pas des gens qui essaient de s’éloigner des régions d’Afrique du Nord. Ils ressemblent à n’importe quelle famille européenne qui vivrait à côté de chez vous. »

Tout à leur quête d’empathie pour la cause ukrainienne, les journaux ont fait preuve d’un mépris absolu vis-à-vis de « l’autre », en l’occurrence les peuples et les pays arabes dont ils se sont servis comme d’exemples repoussoirs

Al Jazeera s’est ensuite excusée, mais d’autres médias n’ont pas pu s’empêcher de noter d’autres similitudes, à l’instar du parc automobile ukrainien, semblable à celui des Européens de l’Ouest. « Ils ont des voitures qui ressemblent aux nôtres », a relevé un analyste de la chaîne française CNews, laissant supposer que les réfugiés arabes voyageaient, eux, à dos de chameau ou d’âne, ainsi que l’ont suggéré nombre d’internautes en rage.

Au nom du besoin d’identification des spectateurs, les médias ont ainsi laissé leur ethnocentrisme déborder. Cela leur était d’autant plus facile que les Ukrainiens sont des « blancs », chrétiens de surcroît, majoritairement « blonds aux yeux bleus », comme l’a rappelé à BBC News le procureur adjoint ukrainien David Sakvarelidze, le 27 février.

Tout à leur quête d’empathie pour la cause ukrainienne, les journaux ont fait preuve d’un mépris absolu vis-à-vis de « l’autre », en l’occurrence les peuples et les pays arabes dont ils se sont servis comme d’exemples repoussoirs. 

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Dans les journaux ou à la télévision, une évidente opposition a ainsi progressivement émergé entre, d’un côté, « l’Europe civilisée » et les réfugiés de « qualité », et de l’autre, un « Orient barbare » forcément voué à la violence et au chaos, dont les migrants seraient une menace pour la cohésion des sociétés européennes.

« On aura une immigration de grande qualité dont on pourra tirer profit », s’est ainsi félicité sur une radio française le député français Jean-Louis Bourlanges (MoDem).

Cette stigmatisation massive et répétée a obligé l’Association des journalistes arabes et moyen-orientaux (AMEJA) à relever, dans un communiqué, le 27 février, les « sous-entendus orientalistes et racistes » de la couverture de la guerre en Ukraine.

Une « mentalité omniprésente dans le journalisme occidental »

L’association a ainsi vivement condamné les stéréotypes répétés qui laissent supposer qu’un peuple (ou un pays) est « non civilisé » ou dispose de facteurs économiques qui le rendent plus ou moins digne d’un conflit.

Une « mentalité omniprésente dans le journalisme occidental », qui cherche à « normaliser la tragédie dans des régions telles que le Moyen-Orient, l’Afrique, l’Asie du Sud et l’Amérique latine », a-t-elle dénoncé.

Traduction : « Honnêtement, si vous n’utilisez pas une douchette quand vous allez aux toilettes, vous ne vous appuyez sur rien pour nous taxer de non civilisés. »

Ce que les Anglo-Saxons nomment le « othering process » (processus de l’altérisation) n’a pourtant rien de nouveau. Déjà, dans les années 1990, lorsque des dizaines de milliers de « blancs » mourraient dans la guerre des Balkans et que des centaines de milliers de « noirs » se faisaient découper à la machette au Rwanda, les Balkans faisaient la une de la presse bien plus souvent que le conflit entre les Tutsis et les Hutus.

Cela a eu des conséquences dramatiques sur le traitement de la crise humanitaire rwandaise : la reconnaissance médiatique trop tardive du génocide rwandais a déterminé la réponse internationale apportée, très largement insuffisante aux regards des crimes contre l’humanité qui se jouaient alors au « pays des mille collines ».

Réfugiés ukrainiens contre migrants syriens

Pour l’heure, les Ukrainiens semblent plus acceptables que leurs frères en malheurs, Irakiens, Syriens ou Libanais.

Il y a quelques mois encore, eux aussi crevaient de froid (quinze sont en effet morts) dans les forêts polonaises et biélorusses, à attendre un hypothétique passage en Europe.

Car si l’Europe, l’Allemagne particulièrement, a accueilli plus d’un million de réfugiés fuyant la guerre syrienne et irakienne entre 2015 et 2016, ses portes se sont assez vite refermées, et les gouvernements des pays concernés ont rapidement durci leurs modalités d’accueil.

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La discrimination dont sont actuellement victimes les Nigérians, les Indiens et les Arabes installés en Ukraine, pourtant eux aussi pris au piège du conflit ukrainien, et à qui la Pologne, principale frontière où ils tentent de fuir, refuse souvent le passage, est en cela révélatrice de ce « deux poids, deux mesures » que l’on retrouve aussi dans le traitement de l’information.

Héroïque, la « résistance » des Ukrainiens à l’invasion russe laisse aux Syriens qui font face à l’armée de Vladimir Poutine depuis 2015 un goût forcément amer. De même qu’aux Palestiniens, dont la « lutte » est souvent qualifiée de « terroriste », quand elle n’est pas tout simplement ignorée.

Traduction : « Souligner les doubles standards de la réponse internationale à la résistance armée ukrainienne par rapport à d’autres luttes non blanches telles que celle des Palestiniens n’est pas une compétition pour attirer l’attention. Cela met en évidence à quel point les attitudes et les perceptions racistes sont inhérentes à nos luttes. »

Si l’on veut que les choses changent, les médias doivent diversifier leurs personnels et admettre au sein de leur équipe de journaliste des « non-white people » (personnes non blanches).

C’est sans doute à cette seule condition qu’un traitement différent de l’information (et non différencié en fonction de la race, de la couleur de peau ou de l’appartenance ethnique) pourra se mettre en place. Dans tous les cas, moins orienté sur les peurs et fantasmes de l’Occident.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Journaliste installée au Moyen-Orient depuis vingt ans, au Liban depuis une dizaine d’années, Muriel Rozelier est entre autres l’auteure de Naplouse, Palestine, chroniques du ghetto et Une Vie de pintade à Beyrouth.
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