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Un référendum pour gouverner la Turquie ou le monde ?

Pourquoi devriez-vous vous soucier du destin démocratique de la Turquie tout en ignorant des pays tels que la Pologne et la Hongrie au sein même de l’UE et des pays de son voisinage tels que l’Égypte, gouvernée par une bande de meurtriers ?

Le 16 avril, la Turquie a organisé un référendum sur son système de gouvernance. Il ne fait aucun doute que les résultats du référendum, qui ont approuvé le passage à un système présidentiel, ont montré que le public était divisé au sujet des amendements constitutionnels. En effet, cette division était évidente depuis le moment où les projets d’amendements ont été présentés devant le parlement en janvier.

Ce n’est pas l’endroit pour discuter des dix-huit amendements qui ont jeté les bases du passage d’un système de gouvernance parlementaire à un système présidentiel. Beaucoup, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, ont écrit sur la signification de ces articles et de leurs conséquences pour le système de gouvernance. Il est également certain que le débat qui les entoure se poursuivra au cours des deux prochaines années, du moins jusqu’à ce que le processus de transition soit terminé à la suite d’élections législatives et présidentielles simultanées qui devraient avoir lieu à l’automne 2019.

Il n’y a pas eu un seul chef de gouvernement important dans l’histoire de la Turquie qui n’a pas fini par demander une transition vers un système présidentiel

Ce qui importe maintenant, ce sont les indications très importantes du référendum et de ses résultats.

Dans un pays dont la population dépasse déjà les 80 millions d’habitants, en plus d’environ cinq millions d’expatriés, le nombre de personnes ayant le droit de vote est d’environ 58 millions. Environ 86 % des personnes en droit de voter se sont effectivement rendues aux urnes, ce qui est considéré comme un taux de participation sans précédent et inouï dans les principales démocraties occidentales.

En plus d’attester du sentiment profond d’appartenance des Turcs vis-à-vis de leur patrie et d’un sentiment de responsabilité quant à son avenir, ce taux de participation incroyable reflète également la profondeur des racines démocratiques turques malgré l’histoire turbulente du pays, ainsi que la conviction que la démocratie est la seule option pacifique et rationnelle pour le changement politique.

Un pays divisé

Les résultats ont été très serrés. Un peu plus de 51 % des électeurs ont soutenu les amendements constitutionnels et un peu plus de 48 % ont voté contre. Ceux qui se sont opposés aux amendements soutiennent que les résultats du référendum indiquent que le système présidentiel ne bénéficie pas du soutien d’une majorité convaincante et que le président Erdoğan, qui a dirigé la campagne en faveur des amendements avec le Parti pour la justice et le développement (AKP) et le Parti d’action nationaliste (MHP), n’ont pas réussi à acquérir le soutien populaire nécessaire.

D’autre part, les partisans du système présidentiel répondent que la différence minime de pourcentage entre ceux qui soutiennent les amendements et ceux qui s’y opposent dissimule l’ampleur de la différence en termes de nombre de suffrages entre les deux camps, qui dépasse 1,3 million de voix. Ils ajoutent que la campagne référendaire est parvenue à faire grimper le pourcentage de partisans de moins de 30 % il y a quelques mois à plus de 51 % le jour du référendum.

La Turquie, comme le reste des pays du Machrek, est divisée sur le plan politique. Elle n’est pas seulement divisée sur les questions d’éducation, de santé et d’impôt sur le revenu comme dans le cas des démocraties occidentales stables, mais également au sujet de principes fondamentaux qui présentent une importance pour les nations et les États. Dans les pays qui sont divisés à ce point, le système parlementaire ne fonctionne pas comme il le devrait et peut devenir un obstacle et un élément perturbateur au lieu d’instaurer un climat d’assurance et de confiance politiques.

Il n’y a pas eu un seul chef de gouvernement important dans l’histoire de la Turquie, depuis l’apparition du pluralisme politique en 1950, qui n’a pas fini par demander une transition vers un système présidentiel, y compris Adnan Menderes, Süleyman Demirel, Turgut Özal et Necmettin Erbakan.

Je n’ai jamais vu un intérêt mondial pour la Turquie comparable à ce que j’ai observé pendant les jours qui ont précédé le référendum et le jour même du référendum

Ce problème n’a pas émergé pendant les règnes de Kemal Atatürk et d’İsmet İnönü, entre 1923 et 1950, puisque tous deux ont gouverné le pays sous le gouvernement à parti unique du Parti républicain du peuple (CHP) et se sont accordé des pouvoirs considérables malgré la Constitution et le système parlementaire.

Certes, une section de la classe politique turque et de la rue turque rejette par principe la transition vers le système présidentiel. Néanmoins, la division entre la majorité des citoyens ne concerne pas le système présidentiel en soi, mais plutôt la nature du système présidentiel. C’est ce qui a abouti au résultat du référendum.

Les chiffres de la plupart des provinces dans lesquelles les nationalistes du MHP jouissent d’une influence tangible montrent que le niveau de soutien pour les amendements constitutionnels n’est pas très différent du niveau de soutien obtenu par l’AKP aux élections de novembre 2015. En d’autres termes, le soutien apporté par le Parti d’action nationaliste au système présidentiel, considéré comme le bébé du Parti pour la justice et le développement, a effectivement contribué à faire avancer les amendements au parlement, mais n’a pas tant contribué à accroître le nombre d’électeurs qui ont soutenu les changements lors du référendum.

Les Kurdes votent « Oui »

Une section d’au moins 5 % de la base de l’AKP a voté « Non » au référendum, ne jugeant pas convaincantes les justifications apportées par la campagne en faveur du « Oui ». La plupart de ces personnes appartiennent à la classe moyenne et sont des citadins vivant dans les grandes villes. Cela explique pourquoi le camp favorable au système présidentiel n’a pas eu la majorité dans les cinq plus grandes villes, à savoir Istanbul, Ankara, Izmir, Adana et Antalya.

Comment les amendements ont-ils donc rencontré le succès ? La réponse se trouve dans les provinces majoritairement kurdes du sud-est, où les principales villes ont voté en faveur des amendements. Dans certains cas, le nombre de suffrages favorables a représenté le double du nombre de votes obtenus par le Parti pour la justice et le développement lors des élections de novembre 2015.

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan (au centre), accompagné de son épouse Emine Erdoğan (en arrière-plan, à gauche), prononce un discours devant ses partisans au palais présidentiel d’Ankara, le 17 avril, suite aux résultats du référendum national (AFP

Ce résultat a des implications extrêmement importantes. La première est que la rue kurde s’est distanciée du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et des politiques qu’il poursuit depuis l’été 2015. La deuxième est que la majorité des Kurdes continuent d’avoir confiance en la capacité d’Erdoğan et de son administration à adopter une approche différente pour résoudre le problème kurde. La troisième est que le Parti pour la justice et le développement n’est pas nécessairement obligé de faire des concessions au Parti d’action nationaliste par rapport à la question kurde.

Ces reporters occidentaux ne savent rien des traditions du pays ou de sa culture

Indépendamment du débat sur le système présidentiel, il est certain que le référendum ne représente pas la fin du processus. Ce qui a été soumis au vote est un ensemble d’amendements à une Constitution qui, à l’heure actuelle, a été modifiée des dizaines de fois. La Turquie n’a d’autre choix que de convenir un jour de rédiger une nouvelle Constitution qui sera complètement nouvelle. Lorsque ce moment arrivera, le système de gouvernance en Turquie sera encore une fois soumis à un examen.

En outre, la Turquie a encore deux années de période de transition à traverser avant que le processus menant au système présidentiel soit terminé. Au cours de ces deux années, le climat, le contexte et les politiques du changement dans le système de gouvernance auront la priorité sur les pouvoirs dont jouira telle ou telle administration.

Pourtant, le référendum n’était pas une affaire strictement turque. Depuis que je me suis familiarisé avec les questions turques, lorsque je poursuivais mes études de doctorat il y a environ trois décennies, je n’ai jamais vu un intérêt mondial pour la Turquie comparable à ce que j’ai observé pendant les jours qui ont précédé le référendum et le jour même du référendum. Sans aucun doute, tout cet intérêt n’était pas entièrement compréhensible. Les principaux journaux occidentaux ont envoyé leurs reporters pour couvrir le scrutin turc.

En Turquie, ces reporters ont passé la plupart de leur temps dans les hôtels confortables d’Istanbul à parler de l’influence exercée par des chefs de petits villages anatoliens sur leurs citoyens, comme s’il s’agissait de leur plus grande découverte sur les défauts de la démocratie turque. Ces gens ne savent rien des traditions du pays ou de sa culture ; la plupart d’entre eux ne se rendent pas compte que les chefs de petits villages, qu’ils soient turcs, kurdes, sunnites ou alévis, exercent cette influence depuis des centaines d’années et que leur influence ne sert pas seulement le Parti pour la justice et le développement, mais aussi le Parti républicain du peuple, le Parti d’action nationaliste et même le Parti démocratique des peuples pro-kurde.

Les partisans de la tyrannie

Certains auteurs arabes ont exprimé leur inquiétude quant à l’avenir de la démocratie turque. L’ironie du sort est que l’un d’entre eux est connu pour avoir été étroitement associé à l’ancien président égyptien Hosni Moubarak. Il est également connu pour avoir célébré le coup d’État militaire et pour avoir appelé le régime de Sissi à exterminer ses adversaires. Certains de ces auteurs sont étroitement associés aux familles dirigeantes arabes qui agissent dans le monde arabe depuis 2011 dans le but de rassembler le soutien en faveur de la contre-révolution et du retour des dictateurs militaires au pouvoir.

Certains journaux suisses ont publié sur leur une un appel aux électeurs turcs afin qu’ils votent « Non » aux amendements constitutionnels. La chaîne de télévision officielle allemande a diffusé un programme spécial soutenant le camp favorable au « Non ». Certaines capitales ont interdit à des ministres turcs de rencontrer les électeurs turcs vivant en Europe tout en protégeant les rassemblements du PKK (terroriste) qui appelaient à rejeter les amendements et à assassiner le président turc.

Ce référendum était une affaire strictement turque, alors pourquoi a-t-on fait comme s’il s’agissait d’un référendum pour gouverner le monde entier ?

La chancelière allemande a publié un communiqué conjoint avec son ministre chargé des Affaires étrangères exprimant une inquiétude au sujet de la division qui existe au sein de l’opinion publique turque. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe a envoyé une mission de surveillance du scrutin à l’occasion du référendum. Cette mission comprenait deux parlementaires européens qui ont soutenu le PKK et qui ont participé à la campagne contre les amendements constitutionnels.

Pourquoi tout cet intérêt pour la Turquie ? Lorsque vous n’êtes pas un démocrate arabe et lorsque vous ne vous voyez pas naturellement autre part que dans le camp qui s’oppose à la transition démocratique dans votre pays, pourquoi devriez-vous vous inquiéter de l’avenir de la démocratie dans un pays voisin qui n’est même pas arabe ?

Et lorsque vous êtes un responsable européen, vous devez savoir avec certitude que la Turquie, qui se tient à la porte de l’Union européenne depuis cinquante ans, ne deviendra jamais membre de l’Union européenne. Pourquoi devriez-vous alors vous soucier du destin démocratique de la Turquie tout en ignorant des pays tels que la Pologne et la Hongrie au sein même de l’Union et des pays de son voisinage tels que l’Égypte, gouvernée par une bande de meurtriers ?

Or, malgré cela, ce pays – l’Égypte – reçoit l’honneur d’une visite de la chancelière allemande alors que plusieurs milliers de ses citoyens sont détenus non loin du site où Angela Merkel a tenu sa conférence de presse.

Par essence, ce référendum était une affaire strictement turque, quelle que soit l’ampleur de la division au sein du peuple turc à ce sujet. Alors pourquoi a-t-on fait comme s’il s’agissait d’un référendum pour gouverner le monde entier ?

- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al-Jazeera.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des partisans du « Oui » agitent le drapeau national turc en acclamant le président turc Recep Tayyip Erdoğan lors de son discours au palais présidentiel d’Ankara, le 17 avril 2017, suite au résultat d’un référendum national appelé à déterminer le destin de la Turquie (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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