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Algérie : entre faux « apaisement » et vraie inconséquence

Le processus révolutionnaire en Algérie tarde à accoucher d’un nouveau régime. Le pouvoir algérien réussit à se maintenir et semble même renforcé. Il bénéficie de la complaisance et de l’inconséquence d’une partie des élites algériennes
Manifestation du vendredi 2 août à Alger. Sur la pancarte : « Non à la continuité du système » (AFP)

Les Algériens ne sont pas sortis en vain le 22 février. Leur détermination a payé : la page des années Bouteflika est tournée. Mais plus de cinq mois après le début de la révolution, le régime est encore là, plus arrogant que jamais. L’état-major – et son chef Ahmed Gaïd Salah – a pris les choses en main, au grand dam d’une nation déterminée à en finir avec le pouvoir militaire.

Les initiatives politiques se succèdent et se ressemblent. Réunion de la « société civile », « forum pour le dialogue », « front démocratique », « panel de médiateurs »… n’ont finalement permis ni transition ni amplification du mouvement.

Toutes ces démarches ont un point commun : les discours qui en sortent ne ressemblent pas aux slogans des Algériens.

Le gentil flic et le méchant flic

Il existe ainsi un fossé net entre les revendications révolutionnaires perceptibles tous les mardis lors des marches étudiantes et tous les vendredis, et les discours des diverses instances portées par des élites autoproclamées.

Il existe ainsi un fossé net entre les revendications révolutionnaires et les discours des diverses instances portées par des élites autoproclamées

Tandis que les slogans hostiles à Ahmed Gaïd Salah – l’homme le plus honni d’Algérie – et les pancartes réclamant la primauté du civil sur le militaire sont pléthore, les personnalités médiatiques désireuses de prendre en main le mouvement (un peu comme le chef d’état-major) se montrent étonnamment discrètes sur ces points.

Cette absence de solidarité (des revendications peu relayées) menace le processus révolutionnaire.

En réalité, si le hirak ne ressemble pas tout à fait à une révolution, c’est en grande partie parce que la plupart des médias et des personnalités médiatiques tournent le dos au peuple qui sort et font les yeux doux à l’état-major.

Cette configuration ne peut que ravir le pouvoir algérien. Hier si faible, si méprisé, incapable d’organiser la moindre élection frauduleuse, il se retrouve aujourd’hui courtisé par des dialogueurs assoiffés de respectabilité (des anciens dignitaires du régime et des constitutionnalistes de salon, notamment).

Comme la victoire algérienne en Coupe d’Afrique des nations (CAN), ce « panel » mené par l’ancien président de l’Assemblée nationale Karim Younes (qui avait succédé à Abdelkader Bensalah, l’actuel chef d’État par intérim, à ce poste) est une occasion pour les dirigeants algériens de se racheter – ou plutôt de s’acheter – une légitimité.

Le pouvoir algérien apparaît comme renforcé. Monsieur Bensalah, que les Algériens n’ont jamais reconnu comme président et qui n’a pas rempli sa mission constitutionnelle (organiser une élection présidentielle), se retrouve aguiché par des personnalités présentées comme « respectables ».

Abdelkader Bensalah, président par intérim (AFP)

Après la ruse diplomatique (l’arrivée à Alger de Lakhdar Brahimi et le tour d’Europe de Ramtane Lamamra), la ruse judiciaire (arrestations spectacles de quelques symboles haïs du régime), la ruse de la division (hostilité anti-amazighe, discours anti-français, menaces à l’encontre d’une cinquième colonne fantasmée…), nous nous retrouvons avec la ruse de « l’apaisement » et du « dialogue ».

Grâce à une police aguerrie (formée par le mouvement), à des médias soumis ou complaisants, à des élites autoproclamées et pusillanimes, le régime algérien semblait avoir repris quelques couleurs ces dernières semaines. Le chef d’État intérimaire pouvait ainsi jouer au gentil flic et faire quelques promesses aux dialogueurs, notamment sur la libération de prisonniers d’opinion qui n’ont rien à faire en prison.

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Le chef d’état-major, qui agit désormais en véritable empereur, n’a pas hésité à venir bousculer cet apaisement en rejetant toutes les conditions préalables des dialogueurs (libération des prisonniers, ouverture de certains lieux publics aux manifestants, ouverture du champ médiatique…).

Le gentil flic promet l’ouverture et le méchant flic menace et réprime. Une énième ruse ou un simple sabordage ?

Toujours est-il que le pouvoir algérien, qui tient bon depuis février, est dans une impasse. Il tient à son élection présidentielle pour tourner la page du hirak. Et les Algériens semblent bien déterminés à ne pas lui offrir ce cadeau.

Après deux élections avortées (en avril et en juillet), un troisième échec serait un coup dur pour les dirigeants algériens.

La grande inconséquence institutionnelle

Le maintien du cadre constitutionnel (et la volonté affichée de sauver les institutions algériennes) est l’arme symbolique utilisée par le pouvoir algérien pour se maintenir.

Malheureusement, il peut compter sur des constitutionnalistes ultramédiatisés pour relayer cette propagande (à défaut de relayer les revendications du peuple algérien) : sortir du cadre constitutionnel serait une catastrophe.

Cette inconséquence et cet attachement absurde à une Constitution (de dictature – il suffit de la lire pour s’en convaincre) écrite clandestinement nous obligent à rappeler quelques évidences.

Après deux élections avortées, un troisième échec serait un coup dur pour les dirigeants algériens

D’abord, si les Algériens avaient attendu que les manifestations (notamment à Alger) soient légales et compatibles avec la sacro-sainte stabilité des institutions, il n’y aurait pas eu de 22 février et un homme sans vie serait aujourd’hui encore président.

Ensuite, il suffit de scruter le fonctionnement de l’État algérien pour se rendre compte que la Constitution n’est nullement respectée et que l’anarchie est du côté des institutions et non du côté du hirak.

Qu’est-ce qui autorise formellement le chef d’état-major à s’exprimer comme un tyran, à s’adresser au pouvoir judiciaire et à s’ériger en contrôleur suprême des institutions du pays ? Rien.

La Constitution algérienne permet-elle au chef d’État intérimaire de se maintenir à ce poste indéfiniment, après avoir échoué à organiser une élection présidentielle ? L’autorise-t-elle à limoger un ministre ? Non et non.

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D’ailleurs, le pouvoir algérien a bien conservé sa nature cryptocratique et clandestine : on ne sait toujours pas qui prend quelles décisions. Il n’y a aucune institution stable à protéger.

Enfin, ce cadre constitutionnel est incompatible avec les revendications des Algériens, y compris celles du 22 février.

Dire non à un Bouteflika moribond, c’est dire non à un pouvoir opaque qui dirigeait le pays à sa place. C’est donc dire non aux dirigeants actuels. C’est dire non à un apparatchik – le chef d’État par intérim – presque aussi silencieux que son prédécesseur.

C’est dire non à un gouvernement clandestin (nommé dans des conditions troubles par un pouvoir obscur) dont les membres rasent les murs. C’est surtout dire non à un général – le chef d’état-major – qui a couvert les pires méfaits des années Bouteflika.

Ces gens n’ont pas la confiance des Algériens. Ces derniers ne veulent pas dialoguer avec eux et les laisser organiser la moindre élection.

Maintenir la pression populaire

Penser qu’il est possible d’organiser la moindre transition sérieuse avec des gens qui ont triché impunément, c’est être aussi fou que ce régime corrompu.

Deux possibilités s’offrent aux Algériens aujourd’hui : la rupture ou la continuité.

Deux possibilités s’offrent aux Algériens aujourd’hui : la rupture ou la continuité

La continuité, ce serait organiser une élection présidentielle avec les dirigeants actuels et dans le cadre « légal » actuel. Un nouveau président serait « élu » (comme les autres) et le régime serait sauvé.

La rupture, c’est la sortie assumée de ce cadre constitutionnel. Seule la pression populaire peut l’obtenir et l'idée du recours à la désobéissance civile va précisément dans ce sens.

Devant l’impossibilité d’organiser une élection, le pouvoir algérien pourrait être forcé de laisser la place à une instance de transition (composée de « sages » bien intentionnés qui auraient la confiance des Algériens), éventuellement issue d’une consultation populaire.

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Cette rupture implique une réécriture de la Constitution algérienne par les Algériens (donc une assemblée constituante) et une refondation des institutions algériennes.

Tel est le moyen le plus sûr d’échapper à un pouvoir militaire dont le bilan politique est abominable depuis 1962.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Adlene Mohammedi est docteur en géopolitique et notamment spécialiste de la politique arabe de la Russie postsoviétique. Il dirige le centre d’études stratégiques AESMA, ainsi qu’Araprism, association et site dédiés au monde arabe
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