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Kameleddine Fekhar, mort… sous nos yeux silencieux

Alors que nous sommes des millions dans la rue à revendiquer un État de droit, nous avons permis que Kameleddine Fekhar meure incarcéré. Et pourtant, le droit était en sa faveur

Le docteur Fekhar est mort en prisonnier politique sans que le droit ne soit prononcé en sa faveur. C’est tragique. Et pourtant, le droit était en sa faveur. Ça, tout le monde le savait. Il n’y avait aucune autre possibilité. Aucune autre issue que celle du droit. Mais ce ne fut pas le cas.

Le droit fut détourné, comme sont détournés par la corruption tous les autres biens communs, au nez et à la barbe de tous.

Le droit de l’arbitraire 

Détourner le droit est sûrement la pire des corruptions, parce que ce détournement n’enrichit pas forcément celui qui détourne, mais appauvrit dangereusement une idée plus vaste, plus généreuse, qui est celle de la justice. Il appauvrit l’idée même du vivre-ensemble, cet équilibre fragile et tellement précaire dans nos sociétés.  

Le droit est un bien. Le plus précieux de tous, certainement. Une richesse commune, la seule qui nous permette un semblant de dignité, une équité devant l’arbitraire.

Détourner le droit est sûrement la pire des corruptions

Cette idée du droit pour tous est le fondement même du vivre-ensemble, sinon comment vivre ensemble sans droits pour tous ?

Mais encore une fois, ce bien, ce droit, ne fut pas prononcé en faveur du docteur Fekhar. Il a été dit en faveur de l’arbitraire. De la répression. De la saloperie. Encore une fois, sous nos yeux muets.  

Oui, tout le monde savait. Comme nous savions déjà pour Mohamed Tamalt, cet autre oublié, l’autre cadavre encombrant, celui que nous avons laissé mourir seul en prison ;  enterré trop vite pour taire un crime mais aussi pour cacher un malaise, le nôtre. Malaise de voir un homme mourir injustement sans en avoir suffisamment fait pour lui. 

Le journaliste Mohamed Tamalt, condamné pour « outrage » au président et aux institutions publiques, décédé en décembre 2016 après une grève de la faim (Facebook)

Tamalt est mort il y a quelques mois, lui aussi en prison, dans une infirmerie, presque dans les mêmes conditions atroces, suspectes, dans de cruelles souffrances, celles de la grève de la faim, cette ignominie qui tue lentement les plus robustes d’entre nous.

Et Fekhar était robuste. Mais sa robustesse a abdiqué. Comme celle de Tamalt. Et comment résister face à l’horreur inhumaine d’un système carcéral, otage lui-même d’une brutalité plus vaste encore, d’une prison plus féroce, celle d’un système politique autoritaire qui fait de l’humiliation des hommes et des femmes son seul mode d’emploi ?

Un système qui a fait de l’assassinat politique, au sens propre et figuré, une constante nationale, depuis plus d’un demi-siècle ? 

Un déshonneur

Tout le monde savait que Fekhar n’avait rien à faire en prison. Je le savais, sa femme et ses enfants le savaient, ses amis et ses adversaires le savaient aussi, c’était l’évidence même, alors que nous ne sommes pas juristes.

Toute cette lourde machine judiciaire le savait. Son avocat le savait, en tant qu’homme de loi, et les juges, les procureurs, les petits greffiers et les flics qui l’ont arrêté, auditionné, interrogé et condamné le savaient eux aussi, surtout eux, ils le savaient plus que tous les autres, parce qu’ils sont la loi, parce qu’ils sont le droit. Parce qu’ils sont la justice. Parce qu’ils disent le droit, nos droits et ils en sont garants.

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La mort de Fekhar déshonore définitivement cette justice qui n’en est pas, même si dans ce vaudeville de palais qui n’arrive à convaincre personne, dans cette justice spectacle, faite d’arrestations et d’humiliations sans présemption d’innocence, sans retenue, sans sérénité, elle tente maladroitement de se donner des allures de probité. D’honnêteté. 

Mais ça ne prend pas. La duperie est de mauvais goût. Comment croire en une justice qui incarcère le général Tartag et le général Toufik tout en refusant de libérer le docteur Fekhar ?

Comment croire en une justice qui prétend lutter contre le mal des oligarques quand elle refuse de soigner un homme malade, quand elle lui refuse l’assistance nécessaire avant que le seuil de l’irréparable ne soit franchi ? 

Comment croire en une justice qui prétend lutter contre le mal des oligarques quand elle refuse de soigner un homme malade ?

Les hommes de loi – ceux qui, tout le long de cette chaîne de la solidarité du crime, de la première minute de l’arrestation du docteur Fekhar jusqu’à son incarcération qui a provoqué sa mort –, tous ont failli. 

En tant qu’hommes de loi, ils se sont comportés en hors-la-loi. 

Et ils le savent. La justice est non seulement pas libre, pas indépendante, mais elle est dégueulasse, parce qu’elle humilie. Elle tue. Elle permet à d’autres de tuer en son nom. En notre nom. Ce qui est bien pire.

Un assassinat

Comment peut-elle encore se permettre d’arrêter et de juger d’autres personnes si elle même n’est pas jugée pour ses crimes ? Parce que c’en est un. La mort de Fekhar est un crime d’État. L’État a rendu possible la mort d’un homme. 

Comment peut-on justifier encore une fois cette mort ? Cet assassinat ? Un de plus. Un de trop. Faut-il attendre la prochaine victime ? 

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Ils l’ont tué. Ils l’ont laissé mourir. La justice qui, froidement, commet elle-même des crimes n’est pas digne d’être nommée justice et de juger le crime supposé ou réel des autres. Elle n’est pas juste. Elle est criminelle. Elle est une honte. Une tâche. Un crime à elle seule.

Et nous portons une part de cette honte. De ce crime commis en notre nom. 

Un crime porte une signature, mais cache parfois des interrogations. Un crime porte une responsabilité. Et dans le cas de Fekhar, c’est celle de l’État. C’est un crime d’État.

La justice est responsable de la mort d’un homme qui n’a commis aucun crime. Aucun délit.

La justice, en tant qu’un des rouages clés de l’État, porte la plus grosse part de responsabilité dans ce crime. 

Elle a permis à ce que le crime existe. Elle a permis l’arrestation d’un homme pour ses opinions politiques alors qu’elle aurait dû le protéger. Garantir son droit à la parole. 

Un prisonnier politique 

La place de Fekhar n’était pas dans une cellule de prison. Sa place est encore moins dans une tombe ou un cimetière.

Pourtant, nous avons permis à ce qu’un homme passe d’une cellule froide à une fosse de cimetière sombre.

Nous l’avons permis, alors que nous sommes des millions dans la rue à revendiquer un État de droit. 

Docteur Fekhar est mort. Mais le docteur Fekhar n’est pas innocent.

Parce que dire qu’il est innocent, c’est accepter son arrestation. C’est accepter la tyrannie. C’est s’insinuer dans une logique et une grille de lecture venant d’un ailleurs que nous ne voulons plus ni voir ni subir. 

Dire qu’il est innocent, c’est accepter son arrestation. C’est accepter la tyrannie

Dire qu’il est innocent, c’est le juger à notre tour aussi. 

Dire qu’il est innocent, c’est déjà le réduire et accepter son état de prisonnier, c’est le voir uniquement par les yeux de la répression, c’est le voir avec les yeux de ceux qui ont décidé de son arrestation et de sa mort. 

Docteur Fekhar n’est pas innocent, c’est un prisonnier politique qui a été tué en prison. Et ça, c’est une honte. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Sid Ahmed Semiane (SAS) est auteur réalisateur et photographe. Il est l’auteur, entre autres, des livres Octobre, ils parlent, Au refuge des balles perdues, La nuit tous les morts sont gris et Mes nuits dans mon rétroviseur. Il est aussi réalisateur de Sortie d’usine (2005) , Babylone Constantina (2021) et L’étrange Monsieur Daoud (2022).
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