Les mirages de la Constituante : quelle démocratie pour quelle révolution en Algérie ?
À l’occasion d’assises tenues le 25 janvier au siège du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD, parti d’opposition laïc), les individus et collectifs s’inscrivant dans la démarche du Pacte de l’alternative démocratique (PAD) ont adopté une « plateforme pour l’aboutissement démocratique de la révolution ».
Chez les opposants, l’absence de critique du PAD – sauf à la marge – tient au fait qu’il regroupe la mouvance démocratique
Ce document, dont une bonne partie de la presse privée s’est fait l’écho, souvent en termes positifs, n’a pourtant donné lieu qu’à peu d’analyses de fond du côté des intellectuels, davantage occupés à commenter sur les réseaux sociaux un article de Kamel Daoud paru dans l’hebdomadaire français Le Point.
Chez les opposants, l’absence de critique du PAD – sauf à la marge – tient au fait qu’il regroupe la mouvance démocratique : RCD, Union pour le changement et le progrès (UCP), Front des forces socialistes (FFS), Mouvement démocratique et social (MDS), ainsi que les trotskistes du Parti des travailleurs (PT) et du Parti socialiste des travailleurs (PST).
« La glorification de l’unicité »
Mais cette collection de sigles ne constitue en rien un signal positif pour le hirak (mouvement populaire du 22 février), contrairement aux affirmations des promoteurs du PAD.
Depuis le surgissement du 22 février 2019, il s’agit sans doute là d’un des nombreux paradoxes révélés par une situation aussi historique qu’ambivalente pour la société algérienne.
En son temps, le Parti de la révolution socialiste de Mohammed Boudiaf – dont le portrait est brandi dans les rues d’Algérie – avertissait : « La glorification de l’unicité cherche à masquer la réalité des antagonismes de classes et à confondre les intérêts des exploiteurs et ceux des exploités dans un mouvement commun au nom d’un soi-disant intérêt national. »
De fait, le hirak s’est caractérisé par le rejet des organisations accusées de vouloir récupérer cette dynamique. De plus, la coalition d’appareils sans base militante ressemble – surtout chez certains partis compromis en raison de leur proximité avec le pouvoir – à une opération qui vise à se refaire une virginité sur le reflux du mouvement populaire.
Par ailleurs, le maintien du cadre fixé par le PAD depuis sa création en juin dernier – dont la démarche revient à définir les modalités de la « négociation » et de la « transition démocratique » –, aboutit, pour ses composantes de gauche, à mettre la question sociale entre parenthèses afin de ne pas froisser leurs alliés de la bourgeoisie libérale.
Le modérantisme du PAD
Cette concession, au nom de la nécessité d’édifier un « État civil, démocratique et social », en appellera d’autres, surtout dans l’hypothèse d’un dépassement du PAD en vue de la construction d’un « front national » élargi à de nouvelles forces qui déplaceront le centre de gravité au profit du courant islamo-conservateur.
La revendication de la séparation de l’islam et de l’État n’est pas assumée par le PAD qui, dans sa plateforme, défend néanmoins le principe de « liberté de conscience et de culte avec interdiction effective de toute utilisation de la religion à des fins politiques ». Ce qui n’implique pas d’évolution majeure par rapport à la législation actuelle.
Sur cette question et bien d’autres, le PAD exprime le modérantisme malgré sa référence au « processus révolutionnaire pacifique et évolutif ».
Si, non sans paternalisme, sa plateforme salue « une jeunesse militante extraordinaire », son texte a été lu par deux avocats et un médecin, bien loin d’incarner les générations montantes ou les classes populaires...
De plus, le document ne comporte aucune allusion au contexte global.
On n’y trouve pas la moindre trace de sympathie à l’endroit des peuples en lutte – comme en Iran –, pas plus qu’on n’y décèle une recherche de solidarité, contrairement aux Gilets jaunes qui déclaraient : « En s’alliant, les peuples en révolte pourront transformer leurs conditions de vie. »
Car le PAD constitue une tentative de constituer une opposition « patriotique », en usant d’outils ou paradigmes obsolètes qui témoignent d’une absence criante d’imagination.
Laminée, la gauche officielle apparaît aussi sclérosée par son incapacité à se libérer des vieux mots d’ordre comme celui de Constituante.
Ils s’inscrivent ainsi dans une continuité qui trouve son origine dans le mouvement anticolonialiste. Si la plateforme du PAD emploie l’expression consensuelle de « processus constituant souverain », certains protagonistes de gauche assument pour leur part la perspective de l’Assemblée constituante.
En effet, lors de son assemblée générale tenue en mai 1933 à Paris, l’Étoile nord-africaine (ENA), dirigée par Messali Hadj, adopta un programme en faveur d’un « gouvernement national révolutionnaire » par l’élection d’une Assemblée constituante, au moment où l’organisation tendait sa main aux commerçants pour se financer.
Les plébéiens de l’ENA s’inscrivaient dans une double filiation : la révolution française mais aussi le mouvement ouvrier dominé par la social-démocratie et le communisme dans son acception léniniste. Dès l’entre-deux-guerres, les partisans de Léon Trotsky firent de la Constituante un axe programmatique pour les « pays coloniaux et semi-coloniaux ».
À la fin des années 1970 et au début des années 1980, l’opposition de gauche agitait le mot d’ordre de Constituante en lui donnant un contenu radical : le « socialisme autogestionnaire » chez Mohammed Harbi et Hocine Zahouane, ou la « révolution prolétarienne » pour le Comité de liaison des trotskystes algériens, ancêtre du PT (Parti des travailleurs).
Le refus d'une « démocratie bourgeoise »
Toutefois, cette proposition soulevait quelques objections comme chez les communistes-léninistes d’El Oumami qui estimaient que la Constituante ne pourrait que « servir de soupape de sécurité aux fractions bourgeoises qui voudraient sauver leurs privilèges au prix de quelques concessions ».
Les militants regroupés autour du bulletin Travailleurs immigrés en lutte formulaient aussi leurs réserves à ce propos : « L’existence d’une Assemblée constituante n’est en aucune façon indispensable pour le prolétariat et elle ne peut en aucun cas exprimer ses intérêts, et encore moins réaliser son pouvoir de classe. »
Le refus de la « démocratie bourgeoise » ou la défense de « l’auto-organisation des travailleurs » étaient jadis relayés outre-Méditerranée par des revues marxistes hétérodoxes telles que Jeune Taupe et Spartacus. Mais le recul mondial de la gauche a pris des formes dramatiques en Algérie où ces courants ont disparu avec leur capital théorique.
En dehors du marxisme, l’anarchisme représente l’autre courant révolutionnaire au sein duquel on trouve une critique de la Constituante.
Or, cette sensibilité n’a guère eu de consistance en Algérie, à l’exception de la brève existence du Mouvement libertaire nord-africain comme le rappelle l’historien Pierre-Jean Le Foll Luciani.
« Agir et amener les masses à agir »
En 1924, Errico Malatesta affirmait dans un article paru dans Le Réveil communiste-anarchiste que la Constituante chercherait « à couper les ailes à la révolution, en créant un État qui reprendra au peuple le plus possible des conquêtes faites par lui pendant les premiers temps encore agités par la secousse insurrectionnelle ».
Dans une seconde contribution, l’anarchiste italien déclarait que « la Constituante, c’est encore la lutte entre les partis pour conquérir la prédominance et imposer en fait, sinon en droit, leur propre dictature. »
« La Constituante, c’est encore la lutte entre les partis pour conquérir la prédominance et imposer en fait, sinon en droit, leur propre dictature »
- Errico Malatesta, anarchiste italien
Mais Malatesta proposait une alternative : « agir et amener les masses à agir sans attendre que d’un pouvoir, d’un centre quelconque viennent des ordres. »
Le rejet de la Constituante s’articule au refus de la démocratie représentative et du suffrage universel. Cette critique libertaire défend une perspective fondamentalement différente de celle prônée de nos jours par le PST – malgré sa rhétorique anticapitaliste – ou énoncée par des universitaires qui veulent éviter « une instabilité sur le front social ».
Au lieu de dénigrer le slogan « Yetnahaw Gaâ » (Il faut tous les enlever) par des raccourcis douteux, il devient urgent de « redéfinir les conditions de possibilité de la liberté et de l’égalité », comme le souligne le philosophe Norbert Lenoir. Sous peine de sombrer dans un démocratisme mou dont s’accommodent des élites favorables à une « révolution citoyenne » orientée contre toute révolte sociale.
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