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Twitter, Elon Musk et l’érosion de la place publique numérique

Cela fait six mois que Musk a pris le contrôle de ce réseau social, autrefois essentiel pour les journalistes et les activistes du Printemps arabe. Aujourd’hui, Twitter s’enfonce dans une étourdissante spirale descendante 
Twitter a annoncé la suppression des comptes qui ne paient pas d’abonnement mensuel (AFP/Chandan Khanna)
Twitter a annoncé la suppression des comptes qui ne paient pas d’abonnement mensuel (AFP/Chandan Khanna)

Depuis qu’Elon Musk a pris le contrôle de Twitter en octobre dernier, le réseau social s’enfonce dans le chaos, alimenté en partie par la décision hâtive de priver les coches bleues des comptes vérifiés.

Quand le conflit a éclaté au Soudan il y a quelques semaines, des centaines de milliers de personnes ont vu un tweet annonçant à tort la mort du général Mohamed Hamdan Dagalo, publié par un compte doté de la coche bleue censé représenter les paramilitaires des Forces de soutien rapide.

Même Jamal Khashoggi, le journaliste saoudien assassiné en 2018, a eu cette coche ajoutée à son compte le mois dernier, laissant donc entendre qu’il a réglé Twitter Blue depuis la tombe

D’autres se font passer pour des grands dirigeants se lamentant de la fin de la guerre en Irak, alors que les sociétés d’armement suspendent les ventes destinées à l’Arabie saoudite et que des lobbyistes israéliens prônent l’apartheid.

Rien de tout cela n’a amené Musk à revenir sur sa décision de retirer le badge de vérification des comptes à ceux qui refusent de payer 8 dollars par mois (à l’exception de certaines personnalités médiatisées, pour lesquelles la coche bleue a été restaurée contre leur gré). 

Même Jamal Khashoggi, le journaliste saoudien assassiné en 2018, a eu cette coche ajoutée à son compte le mois dernier, laissant donc entendre qu’il a réglé Twitter Blue depuis la tombe. 

Contrôler le débat public

Cela peut sembler anodin, mais cette coche bleue signifiait autrefois que les universitaires, chercheurs, journalistes, hommes d’affaires et personnalités publiques étaient bien les individus qu’ils affirmaient être. L’objectif était de lutter contre l’usurpation d’identité et d’endiguer la désinformation qui empoisonnait les réseaux sociaux. 

Mais d’un claquement de doigts, Musk a gommé la définition d’un « compte vérifié » sur Twitter, donnant naissance à une nouvelle ère de confusion.

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Faisons un instant abstraction du fait que Musk est un narcissique détestable dont l’acquisition de Twitter – malgré ses tentatives de dernière minute pour renoncer à un accord désastreux sur le plan financier – a été surtout motivée par son désir de contrôler le débat public.

Son égoïsme et son comportement imprévisible lui ont valu de nombreuses moqueries, mais, plus alarmant, sa direction de la société a fait naître un paysage internet de plus en plus dangereux pour les communautés vulnérables.

Le système consistant à payer pour obtenir le badge de Musk ne se contente pas de faciliter l’usurpation d’identité de personnes célèbres. En l’absence d’un véritable système de vérification de l’identité des utilisateurs, des sources potentielles peuvent être plus réticentes à entrer en contact avec des chercheurs et journalistes « non vérifiés » – ce qui peut se comprendre dans l’actuel climat d’incertitude.

Musk a même admis que Twitter allait supprimer activement les comptes qui ne paient pas d’abonnement mensuel pour cette coche bleue aujourd’hui dénuée de sens, réduisant la portée de ces voix et érodant davantage la place publique numérique. Les appels de possibles victimes seront étouffés, on passera à côté d’histoires importantes.

Son égoïsme et son comportement imprévisible lui ont valu de nombreuses moqueries, mais, plus alarmant, sa direction de la société a fait naître un paysage internet de plus en plus dangereux pour les communautés vulnérables

Les décisions hâtives d’Elon Musk ont, par ailleurs, dénigré la crédibilité de médias mainstream qui reçoivent des fonds publics, tels que NPR aux États-Unis et CBC au Canada. Il s’en est récemment pris à un certain nombre de médias en les affublant d’un label « financé par l’État » ou « financé par le gouvernement » – des qualificatifs autrefois réservés aux organes de propagande étatique dans des pays tels que la Russie et la Chine.

Face aux vives réactions, dans l’un de ses revirements caractéristiques, Musk a choisi vivement d’abandonner ces labels pour tous les médias. Mais NPR et CBC restent circonspects : aucun n’a repris ses activités sur la plateforme de plus en plus instable depuis ce fiasco.

Des signes indiquent que Musk panique. Cette semaine, il a tenté de faire pression sur NR pour obtenir son retour sur Twitter en menaçant de donner son pseudo à une « autre société » – une proposition irréfléchie qui peut être un feu vert à l’usurpation d’identité, sapant davantage la crédibilité de Twitter et encourageant d’autres internautes à chercher la sortie.

« C’est vraiment une menace extraordinaire »

« Si c’est un signe de l’avenir sur Twitter, nous pourrions bientôt observer une retraite encore plus rapide des médias et d’autres marques qui ne pensent pas que cela en vaille le coup », a indiqué à NPR Emily Bell, professeur à l’école de journalisme de Columbia. « C’est vraiment une menace extraordinaire. »

Après un article rapportant cette menace concernant son pseudo, Musk a envoyé au reporter Bobby Allyn un mail sur résumant à deux mots, rajoutés à l’article : « Tu crains. » De façon similaire, lorsqu’un quelconque journaliste tente désormais d’obtenir une réaction de Twitter – une chose courante avec les répercussions de la prise de pouvoir déstabilisante de Musk – il reçoit une réponse automatique avec l’émoji caca

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Alors que CBC faisait une pause sur son compte Twitter le mois dernier, Vass Bednar, spécialiste en politique publique à l’université McMaster a déclaré à La Presse canadienne que chaque « changement aléatoire et étrange » de Musk semble être un test d’« adhésion des utilisateurs ». 

« Est-ce que les gens vont vraiment quitter la plateforme ? », se demande-t-elle. « Ont-ils une alternative ou sont-ils disposés à faire disparaître ou taire leur voix numérique ? »

C’est la question clé. Publier sur Twitter aujourd’hui donne l’impression de crier dans l’espace, alors que Musk s’attelle à écarter les comptes qui refusent de payer un abonnement – tout en permettant au contenu on ne peut plus haineux de prospérer. Rien que cette semaine, les Community Notes (modérateurs chargés à l’origine de combattre la désinformation) ont été utilisées pour justifier le meurtre d’un homme noir sans abri et non armé souffrant d’une crise psychotique dans une rame du métro new-yorkais.

Cependant tout n’est pas noir. Dans cette implosion de la plateforme qui était autrefois un point de rassemblement pour le Printemps arabe, des alternatives émergent. 

Bluesky, un nouveau site de socialisation soutenu par le cofondateur de Twitter Jack Dorsey, a généré le buzz ces derniers jours et a attiré des utilisateurs médiatiques, parmi lesquels la membre du Congrès américain Alexandria Ocasio-Cortez et le présentateur de CNN Jack Tapper. Toujours en bêta mode et accessible uniquement sur invitation, il pourrait se déployer plus largement.

Cependant tout n’est pas noir. Dans cette implosion de la plateforme qui était autrefois un point de rassemblement pour le Printemps arabe, des alternatives émergent

S’il est difficile de repartir de zéro sur un nouveau réseau social, la réalité est que pour de nombreux twittos, la mauvaise gestion de Musk balaie toutes les années passées à construire une réputation ou une audience.

De manière étonnante, les utilisateurs qui cherchent Bluesky sur Twitter cette semaine ont connu ce qui pourrait être un glitch, ou une autre fonctionnalité conçue pour alimenter la mégalomanie de Musk : parmi les trois principaux résultats de recherche figurait Elon Musk lui-même.

- Megan O’Toole est une journaliste et rédactrice qui couvre principalement le droit, la politique, les conflits mondiaux et les droits de l’homme. Elle a fait des reportages dans plus d’une dizaine de pays parmi lesquels l’Irak, l’Iran, Israël et la Palestine, le Liban et la région frontalière entre la Syrie et la Turquie.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Megan O’Toole is a journalist and editor who reports primarily on law, politics, global conflicts and human rights. She has covered stories in more than a dozen countries, including Iraq, Iran, Israel/Palestine, Lebanon and the Syria-Turkey border region.
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