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Elon Musk, Twitter et le mythe réinventé du sauveur blanc

L’homme le plus riche de la planète s’est donné pour mission de sauver la civilisation telle que nous la connaissons. Mais laquelle ? 
Elon Musk, PDG de Tesla, à Grünheide (Allemagne), le 22 mars 2022 (AFP)
Elon Musk, PDG de Tesla, à Grünheide (Allemagne), le 22 mars 2022 (AFP)

Mi-avril, l’homme le plus riche du monde, Elon Musk, a fait l’acquisition de Twitter et s’est confié la plus honorable des missions : sauver la civilisation telle que nous la connaissons.

Oui, c’est bien ce qu’il a dit

« La liberté d’expression est le fondement d’une démocratie qui fonctionne, et Twitter est la place publique numérique où les sujets vitaux pour le futur de l’humanité sont débattus », a-t-il ajouté.

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Outre l’obscénité de l’idée selon laquelle Twitter pourrait décider de l’avenir de la civilisation, le fait de se présenter comme l’homme capable de la sauver ou de sauver notre avenir comporte un certain degré de folie messianique. 

Comme si cela ne suffisait pas, à mesure que la nouvelle se répandait et que les réactions affluaient, la théâtralité s’est amplifiée. Tweet après tweet, Elon Musk a attisé les flammes avec la verve d’un super-vilain. 

On l’a vu demander un cryptage de bout en bout pour les messages directs envoyés sur Twitter, puis promettre de remettre de la cocaïne dans le Coca-Cola. Il était à la fois le propriétaire, le visionnaire et le bouffon de la cour. Il était invincible.

En bref, nous sommes dans de beaux draps.

Au-delà de cette folie, l’objectif déclaré d’Elon Musk à travers le rachat de Twitter porte sur un prétendu retour à la liberté d’expression, ou une réduction de la modération du contenu. Dans ce cas précis, la « liberté d’expression » est en réalité un blanc-seing permettant à la droite d’intimider sans retenue.

Twitter va devenir encore plus inaccessible

D’après ce que nous savons jusqu’à présent, c’est-à-dire très peu de choses, si Twitter se retrouve finalement entre ses mains, il affirme qu’il ouvrira les algorithmes afin que les utilisateurs aient une meilleure idée de ce qui se passe en coulisses.

Mais il fera également de Twitter une société privée, ce qui va à l’encontre de l’ambition affichée de rendre la plateforme plus transparente. D’une opacité déjà frustrante, Twitter va devenir encore plus inaccessible.

L’appel d’Elon Musk à une approche plus laxiste en matière de modération des contenus a déjà résonné et dynamisé la droite américaine, qui y voit la possibilité d’un retour de l’ancien président Donald Trump.

Le rachat par Elon Musk pourrait avoir un effet dévastateur sur les membres déjà marginalisés de la communauté numérique

Même si Trump affirme jusqu’à présent qu’il ne reviendra pas sur Twitter, les récents événements ont certainement relevé les enjeux alors que les activistes du numérique se démènent pour cerner ce nouveau paysage.

La plupart s’accordent à dire que le rachat par Elon Musk pourrait avoir un effet dévastateur sur les membres déjà marginalisés de la communauté numérique.

Selon l’organisation de défense des droits numériques Access Now, « à moins que les protections nécessaires en matière de droits de l’homme ne soient incluses dans les conditions de la vente – qui n’ont pas encore été divulguées –, les actionnaires de Twitter doivent voter contre l’accord pour défendre les utilisateurs les plus vulnérables de la plateforme ».

Néanmoins, les partisans d’Elon Musk continuent de mettre en valeur sa prétendue quête visant à sauver la liberté d’expression et soutiennent que le milliardaire pourrait investir dans une multitude d’autres produits pour gagner encore plus d’argent.

Marjorie Taylor Greene, membre d’extrême droite de la Chambre des représentants américaine, s’exprime sur le rachat de Twitter par Elon Musk lors d’une conférence de presse à Washington, le 28 avril 2022 (AFP)
Marjorie Taylor Greene, membre d’extrême droite de la Chambre des représentants américaine, s’exprime sur le rachat de Twitter par Elon Musk lors d’une conférence de presse à Washington, le 28 avril 2

Cela revient à ignorer deux éléments cruciaux : l’immense pouvoir culturel que représente la possession d’une plateforme sociale influente, ainsi que la manière dont cette plateforme a dynamisé la marque d’Elon Musk au cours de la dernière décennie. Twitter est une pièce maîtresse de son jeu.

Par ailleurs, l’idée selon laquelle Elon Musk ferait revenir des sujets de discussion de droite « étouffés » revient à ignorer les propres conclusions de Twitter selon lesquelles les algorithmes du site « amplifient déjà davantage les contenus politiques de droite que ceux de gauche ».

« Étendre la lumière de la conscience »

À travers cette détermination à le présenter comme l’homme ultime qui résoudra les problèmes, qui transforme en or tout ce qu’il touche, déterminé à préserver un esprit américain masculin très pionnier, Elon Musk est érigé par ses partisans en sauveur blanc mythique des temps modernes.

Même l’ancien cofondateur de Twitter, Jack Dorsey, l’a décoré d’un attribut similaire lorsqu’il a approuvé la vente, le décrivant comme « la seule solution à laquelle [il fait] confiance [pour] étendre la lumière de la conscience. »

Tous semblent ignorer qu’Elon Musk n’a littéralement aucun antécédent démontrable en matière d’engagement envers la liberté d’expression, un élément prétendument central de son acquisition

Au-delà de la mise en scène, tous semblent ignorer qu’Elon Musk n’a littéralement aucun antécédent démontrable en matière d’engagement envers la liberté d’expression, un élément prétendument central de son acquisition.

L’histoire de la commande de Tesla annulée en 2016 par Elon Musk, passée par un blogueur qui l’avait critiqué, est certes l’exemple le plus cité, mais on se souvient moins des informations rapportées par Bloomberg en 2021, selon lesquelles Tesla avait demandé au gouvernement chinois de censurer les critiques à l’encontre de l’entreprise sur les réseaux sociaux.

Ces exemples nous en disent long sur la mesquinerie d’Elon Musk et sa volonté d’instrumentaliser les tactiques répressives d’un État autocratique pour protéger sa marque.

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Nooran Alhamdan, chercheur diplômé au sein du programme consacré à l’informatique du Middle East Institute, estime qu’il est troublant de voir une plateforme utilisée par des millions de personnes pour raconter leurs histoires et partager leurs souffrances se retrouver désormais entre les mains d’un seul homme. 

« Idéalement, Twitter et les autres réseaux sociaux devraient être démocratisés au lieu d’être utilisés pour manipuler et surveiller les masses et générer des profits sur leur dos », indique-t-il à Middle East Eye.

Un impact international

Si Elon Musk revient sur les contrôles déjà faibles mis en place par Twitter, les suprémacistes blancs américains ne seront pas les seuls à faire monter les enchères et à se cacher derrière des lois discriminatoires pour harceler et intimider les noirs, les femmes, les membres de la communauté LGBTQI+, les musulmans ou les juifs. Un effet d’entraînement se fera ressentir dans le monde entier.

Comme le relève un article publié par l’Electronic Frontier Foundation, « les normes communautaires de Twitter restreignent les discours légalement protégés d’une manière qui affecte de façon disproportionnée des interlocuteurs fréquemment réduits au silence. »

Les spéculations vont déjà bon train quant aux accords qu’Elon Musk entend conclure avec des gouvernements tels que la Chine (ou l’Inde) en échange d’un accès sans entrave à leurs vastes marchés

En d’autres termes, étant donné la difficulté de modérer du contenu à une certaine échelle et dans différentes langues à travers le monde, ce sont souvent les personnes marginalisées qui en font les frais.

Mais compte tenu de l’exceptionnalisme américain qui constitue l’essence même des géants technologiques, la matérialisation de ces changements ailleurs dans le monde a toujours été une question reléguée au second plan.

« Modérer le contenu à une certaine échelle est une mission impossible. C’est soit trop, soit pas assez et les nuances sont rarement adéquates », affirme à MEE Marwa Fatafta, responsable des politiques pour la région MENA au sein d’Access Now.

« En ce qui concerne les utilisateurs arabophones, nous sommes pris entre le marteau et l’enclume : trop de censure des voix critiques, alors que les discours haineux, les trolls d’État et les campagnes de dénigrement sévissent sur ces plateformes. »

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Les spéculations vont déjà bon train quant aux accords qu’Elon Musk entend conclure avec des gouvernements tels que la Chine (ou l’Inde) en échange d’un accès sans entrave à leurs vastes marchés.

Il n’est pas déraisonnable de s’attendre à ce qu’il tire parti de Twitter pour servir ses intérêts commerciaux ou à ce que certains pays le poussent à exploiter la « liberté d’expression » pour compromettre certains droits.

Lorsque l’accord a été dévoilé, Yoaz Hendel, ministre israélien de la Communication, a écrit sur Twitter : « Nous nous réjouissons de l’avènement d’une nouvelle ère de #libertédexpression. Mais, chose tout aussi importante, nous espérons en Israël que nous pourrons également reconnaître et combattre l’#antisémitisme et l’incitation à la violence contre les juifs et l’État d’Israël sur les réseaux sociaux, rapidement et dès que cela se produit. C’est une question de vie ou de mort. »

Dans ce cas précis, il ne faut pas sous-estimer la main tendue par l’homme politique à Elon Musk.

Depuis plus de dix ans, après tout, Israël fait des réseaux sociaux un « champ de bataille » sur lequel il sort le grand jeu pour résorber toute critique d’Israël, y compris en utilisant l’antisémitisme comme arme pour réduire au silence et criminaliser les voix palestiniennes.

« Les entreprises à la tête des réseaux sociaux travaillent depuis des années avec le gouvernement israélien et la cyber-unité israélienne pour juguler ce qu’ils qualifient d’“incitation” à la haine », explique Nooran Alhamdan.

Et avec l’introduction d’Elon Musk dans l’équation, il n’y a aucune raison de croire que la situation changera. Au contraire, elle s’apprête à se détériorer sérieusement.

Azad Essa est journaliste. Il travaille pour Middle East Eye et est basé à New York. Il a travaillé pour Al Jazeera English de 2010 à 2018, couvrant le sud et le centre de l’Afrique. Il est l’auteur de The Moslems are Coming (Harper Collins India) et Zuma’s Bastard (Two Dogs Books).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

| Senior Reporter
Azad Essa is a senior reporter for Middle East Eye based in New York City. He worked for Al Jazeera English between 2010-2018 covering southern and central Africa for the network. He is the author of 'Hostile Homelands: The New Alliance Between India and Israel' (Pluto Press, Feb 2023)
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