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Incendies en Kabylie : que faire de nos brûlures ?

​La Kabylie encore fumante doit aujourd’hui faire le deuil de ses enfants, de ses terres et forêts. Elle doit surtout faire naître un âge nouveau de ses brûlures
Un volontaire se repose après avoir combattu le feu, près de Tizi Ouzou, en Kabylie, le 12 août 2021 (AFP/Ryad Kramdi)
Un volontaire se repose après avoir combattu le feu, près de Tizi Ouzou, en Kabylie, le 12 août 2021 (AFP/Ryad Kramdi)

Le 9 août au soir, forêts et maquis s’enflamment progressivement en Kabylie. Personne ne sait à ce moment-là que les incendies, plus ou moins réguliers dans la région, vont se transformer en un drame écologique et humain inédit. 

D’abord, une chaleur suffocante, le thermostat qui frôle les 50 degrés, l’air immobile et brûlant, quelque chose d’oppressant qui s’affale de tout son poids sur la terre… Puis, des lueurs rouges commencent à perler çà et là dans les montagnes, ne tardant pas à filer en cortège de feu sur plusieurs kilomètres. 

Le 9 août au soir, les regards portés sur ces incendies sont plutôt distraits : la région est coutumière de ce phénomène naturel même si le souvenir de l’été 2017 reste encore vivace et douloureux. 

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Plus tard dans la nuit, le feu, alimenté par la canicule et transporté par un vent violent, atteint déjà quelques villages. Les regards ne sont plus du tout distraits mais personne ne sait encore que la Kabylie va littéralement s’enfoncer en enfer… 

Les jours qui suivent ne sont rien d’autre qu’un boléro d’horreurs et de deuils. Après les images émouvantes d’une population livrée à elle-même mais décidée à combattre les flammes, à coups de pelles et de branchages, on voit bien que le feu, indifférent à la bravoure et à la beauté de l’humain, est devenu incontrôlable, assoiffé de terre et de chair… 

Au loin, à Alger ou ailleurs, des larmes coulent déjà avant même l’annonce des premiers décès. 

Regarder un être cher immolé par le feu

Impitoyable ironie du sort, je dis à une amie que de voir la Kabylie brûler est à tout point comparable au fait de regarder un être cher immolé par le feu ! Là encore, personne ne sait que cette métaphore n’en sera plus une le lendemain ! 

Il y a dans cette région, tant pour ses enfants natals que pour d’autres Algériens amoureux d’elle, une telle charge affective et esthétique que l’attachement à sa beauté et à ses habitants transcende de loin les simples plaisirs que l’on peut y vivre. 

Généreuse, hospitalière et relativement « détendue » en matière de libertés, elle a toujours accueilli, en montagne ou en mer, les quêteurs de beauté, de paix et de plaisir. 

La Kabylie nous a non seulement appris la valeur et la beauté des choses simples mais aussi permis d’en puiser un regard moins crispé sur le monde

C’est sans doute lié à une tradition séculaire, ou plutôt un serment non écrit : celui d’offrir le gîte, ou du moins le sourire et la bienveillance, aux imsebriden (les passants) et autres étrangers. 

Laanaya, littéralement « la protection », fait partie d’un code ancestral complexe et intemporel, certainement dicté par la noblesse propre à la paysannerie et aux sociétés ayant longtemps vécu dans le giron de la nature. 

La Kabylie qui brûle, ce n’est donc pas un simple relief géographique ravagé par les flammes. C’est un être qui nous a toujours enveloppés d’un amour maternel, qui nous a non seulement appris la valeur et la beauté des choses simples mais aussi permis d’en puiser un regard moins crispé sur le monde. 

Et c’est sans doute tout cela, au-delà d’un élan de solidarité national, qui a poussé des centaines de personnes, issues des différentes régions du pays, à prendre la route pour la montagne martyre afin d’aider ses habitants à combattre un feu devenu monstrueux et meurtrier. Parmi ces « guérilleros » armés de pelles et de modestes tuyaux d’arrosage, figurait Djamel Bensmaïl…   

Jimmy ou le tourment indélébile

C’est dans cette même Kabylie, à Larbaa Nath Irathen, que le 11 août 2021, a eu lieu un crime inqualifiable qui nous hante et nous hantera longtemps.

Djamel Bensmaïl, surnommé Jimmy, avait 35 ans, des musiques et des peintures en guise de fortune, des souvenirs à la fois beaux et douloureux de ces manifs du vendredi auxquelles il participait passionnément dans sa ville natale, Miliana (une commune du sud-ouest algérien), mais aussi à Alger et ailleurs… 

C’était un jeune homme beau comme un amandier dont il aimait peindre les branches fleuries ; sa tendresse se devinait dans ce regard qui semblait faire une incessante déclaration d’amour au Vivant. 

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Il avait traversé les 230 kilomètres qui le séparaient de Larbaa Nath Irathen (sur les hauteurs de Tizi-Ouzou) parce qu’il ne pouvait supporter de rester assis chez lui alors que SA Kabylie mourrait à grand feu ; parce qu’il se sentait le devoir, tel un enrôlé volontaire, de donner ses bras chétifs et sa vigoureuse jeunesse à la lutte populaire contre l’incendie ; parce qu’il n’avait pas dépensé son énergie à dessiner des cercles rouges sur des photos afin de « prouver » le complot « génocidaire » ourdi par l’État contre la Kabylie... 

Au même moment, le ministre de l’Intérieur algérien ainsi qu’un responsable de la Protection civile martelaient sur les médias lourds que tous les incendies étaient « criminels », avant même que l’enquête n’ait livré le moindre début de conclusion. 

Ce discours péremptoire et alarmiste, conjugué à la vieille croyance répandue que les feux de forêt en Kabylie sont « perpétrés » par le « pouvoir », n’a pas tardé à trouver des oreilles crédules parmi une population déjà exténuée, sinistrée et endeuillée.      

Jimmy était un jeune artiste arabophone de Miliana, venu à Larbaa Nath Irathen pour aider ses amis kabylophones à combattre un feu sans identité et sans âme, qui avait pour seule(s) langue(s) ces flammes géantes avec lesquelles il dévorait tout sur son passage. 

Mais Jimmy, dans des circonstances trop opaques pour qu’on se satisfasse d’un maigre récit officiel, s’est vu en quelques minutes accusé de pyromanie, puis embarqué dans un fourgon de police, dont un groupe d’individus l’extirpa avant de le poignarder, le lyncher, le brûler et l’égorger. 

Des mains humaines ont commis cet acte, tandis que d’autres mains, tout aussi humaines, tenaient un portable pour filmer ou prendre un selfie devant le corps du supplicié. Sur cette scène de crime, il n’y avait pas de « monstres » ; ces derniers n’existent pas ; il n’y avait que des humains et quasiment personne pour sauver l’honneur de cette humanité, hormis un homme qui s’est interposé entre Jimmy et ses bourreaux, mais pas un policier, détenteur de l’autorité publique et d’une arme dont un seul tir en l’air aurait peut-être changé quelque chose. 

Au moins 90 personnes ont péri dans les flammes, asphyxiées ou brûlées vives, dont Yasmine Chenane, 22 ans, morte après avoir sauvé femmes, enfants et bétail. 

Que retenir de tout cela ?

Djamel Bensmaïl est mort de la pire des manières. Beaucoup en Kabylie et partout en Algérie n’en dorment plus la nuit. D’autres réclament aujourd’hui pour ses assassins le même supplice que ces derniers lui ont infligé. D’autres encore pensent que tout cela est un autre complot contre la région. 

Quant aux autorités et leurs médias, ils mettent un tel zèle à « résoudre » l’affaire qu’on se croirait dans un épisode de NCIS. Quatre-vingt-dix-huit interpelés, dont quelques-uns exhibés devant les caméras lors d’une séance d’aveux télévisés appelée « conférence de presse » tenue non pas par le procureur mais par le chef de la police judiciaire. 

Des pompiers combattent le feu à coups de lance à eau, près de Tizi Ouzou, le 11 août 2021 (AFP/Ryad Kramdi)
Des pompiers combattent le feu à coups de lance à eau, près de Tizi Ouzou, le 11 août 2021 (AFP/Ryad Kramdi)

Les « coupables », puisque la présomption d’innocence semble d’ores et déjà bafouée, évoquent vaguement un lien avec le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), qui existe depuis 2001 et dont la doctrine non violente est reconnue par tous. 

Quelques jours plus tard, après que cette mouvance a été officiellement classée « organisation terroriste » ainsi que « Rachad », un groupe d’obédience conservatrice proche des islamistes, le procureur annonce que l’instruction toujours en cours (et dont il faut absolument protéger le secret) ne laisse cependant aucun doute sur l’identité des commanditaires des feux de forêt et de l’assassinat de Jimmy ! 

Du meurtre de Djamel Bensmaïl, on pourrait sans doute tirer des leçons, gagner en humilité et en fraternité, sans pour autant verser dans la culpabilité collective ; comprendre qu’une foule peut œuvrer pour le meilleur et commettre aussi le pire 

Et d’annoncer, en guise d’apothéose, qu’un mandat d’arrêt international a été lancé contre Ferhat Mehenni, leader du MAK.

Que retenir de tout cela ? Comment demeurer émotionnellement et intellectuellement raisonnable face à cette conjonction dantesque de drames et de deuils ?

De cette Kabylie en cendres, paradis verdoyant devenu cimetière gris où gisent forêts et humains calcinés, on pourrait retenir le combat héroïque de ses habitants et de leurs compatriotes, des éléments de la Protection civile et de ces jeunes militaires envoyés au feu sans armes ou si peu ; on pourrait garder en mémoire cette formidable capacité d’auto-organisation qui un jour imposera des questions vitales sur le mode de gouvernance ; on pourrait surtout regarder en face les changements climatiques, les ravages d’une activité humaine totalement incontrôlable et les dégâts produits par l’abandon de certaines pratiques séculaires destinées à prévenir les incendies. 

Du meurtre de Djamel Bensmaïl, on pourrait sans doute tirer des leçons, gagner en humilité et en fraternité, sans pour autant verser dans la culpabilité collective ; comprendre qu’une foule peut œuvrer pour le meilleur et commettre aussi le pire ; qu’au-delà de l’indignation et du choc, il ne faut jamais transiger sur certains principes dont la présomption d’innocence. 

On pourrait surtout graver dans nos mémoires, comme une beauté éclose au milieu de l’horreur, le visage et les mots de Noureddine Bensmaïl, le père de la victime, qui au lendemain du meurtre de son fils, a incarné la dignité, l’apaisement et l’amour. De la réaction des pouvoirs, nous ne retiendrons rien qui vaille l’honneur d’être cité.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Sarah Haidar est une journaliste, chroniqueuse, écrivaine et traductrice algérienne. Elle a publié, depuis 2004, trois romans en arabe et deux autres en français (Virgules en trombe, paru chez les Éditions Apic en 2013 ; La morsure du coquelicot, sorti chez le même éditeur en 2016 en Algérie et réédité en 2018 aux Éditions Métagraphes en France).
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