Les incroyables mœurs de la République Bouteflika
Une dame réussit à s’introduire auprès d’un ministre. Elle se présente comme la fille secrète du roi. Le ministre en question l’introduit auprès d’autres responsables gouvernementaux, de gouverneurs, de hauts responsables de l’armée et de la sécurité, et auprès de tout ce qui compte dans le gotha politique.
Ensuite, tout ce monde pense partager un secret, et tous se pressent pour rendre service à la mystérieuse dame, dans l’espoir de rentrer dans les bonnes grâces du roi.
Plus la mystérieuse fille du roi amasse de l’argent, plus elle suscite des intrigues, et plus son statut de fille du roi prend de la consistance. Au fil du temps, elle devient, à son tour, donneuse d’ordres. Elle organise des rencontres, transmet des messages, favorise des décisions, pour acquérir un nouveau statut, celui d’un véritable centre de pouvoir.
Non, ce n’est pas un conte de l’ère du royaume de Caligula, ni une histoire de l’époque abbasside, ni même la trame d’un mauvais roman policier.
C’est l’histoire de Zoulikha Nachinachi, plus connue sous le sobriquet de « Madame Maya », cette dame qui a réussi à faire fortune en Algérie durant l’ère Bouteflika en jouant sur ce thème que personne n’ose évoquer, mais qui revient souvent : la vie secrète d’Abdelaziz Bouteflika.
L’ancien chef de l’État algérien, décédé le 17 septembre 2021, s’était marié sur le tard, à l’approche de la soixantaine, et cette union n’a pas tenu longtemps.
Officiellement, M. Bouteflika n’a pas laissé d’enfants. Dans sa jeunesse, il était réputé mener une vie sulfureuse, mais la vie privée reste, en Algérie, un domaine relativement protégé. Ce qui favorise rumeurs et manipulations.
L’Algérie de Bouteflika offrait un terrain idéal pour des aventuriers de la trempe de Madame Maya.
Sentiment d’impunité
Très diminué sur le plan physique à la suite d’un AVC qui l’avait fortement handicapé en avril 2013, M. Bouteflika était absent. Les institutions étaient en pleine déliquescence. L’argent coulait à flots. Faire preuve de zèle pour servir les puissants de l’ombre, et obtenir des privilèges en retour, était devenu une des pratiques les plus partagées dans le sérail.
De plus, un sentiment d’impunité s’était répandu dans tous les cercles de décision. Dans un tel pays, il est possible de faire tout ce qu’on veut. Il suffit d’oser.
Lors de son procès, la fausse fille de M. Bouteflika a donné des indications sidérantes sur ces pratiques. Madame Maya a notamment raconté comment elle avait obtenu des avantages indus avec une facilité déconcertante. Elle est allée voir le préfet de Chlef, Mohamed Ghazi, qui lui a aussitôt accordé une concession de quinze hectares pour créer un parc d’attractions. Elle a aussi obtenu un terrain de 5 000 mètres carrés, qu’elle a revendu au double de son prix, selon ses propres déclarations.
L’argent coulait à flots. Faire preuve de zèle pour servir les puissants de l’ombre, et obtenir des privilèges en retour, était devenu une des pratiques les plus partagées dans le sérail
En fait, c’était la grande spécialité de Madame Maya : acheter à bas prix des biens immobiliers publics, grâce à ses contacts dans l’administration, pour les revendre sur le marché libre. La justice a ainsi recensé 28 transactions réalisées par Madame Maya en une dizaine d’années selon le même procédé.
À côté de cela, Madame Maya menait grand train. Elle habitait évidemment une villa à la résidence d’État du Club des pins ; un ministre avait mis à sa disposition un véhicule avec chauffeur ainsi que des personnes s’occupant du ménage ; pour aller à l’aéroport international d’Alger, elle se faisait escorter par des policiers, et sur place, elle se faisait assister par le service du protocole du salon d’honneur pour exporter illégalement des devises !
Plus cocasse encore est l’implication du général Abdelghani Hamel dans cette histoire. Officier de gendarmerie avec un cursus brillant, ayant fait ses classes dans les années 1990 lors de la lutte antiterroriste, le général Hamel a été un moment considéré comme un successeur potentiel du président Bouteflika.
Devenu patron de la police algérienne, il avait offert sa protection à la sulfureuse Madame Maya, lui avait fait installer des caméras de surveillance par des agents de la police dans sa villa du Club des pins, faisait accompagner les filles de l’usurpatrice par des policiers et avait même chargé des maîtres-chiens de la DGSN (police) de dresser son berger allemand et son caniche !
Il est vrai que le général Hamel avait lui aussi un penchant prononcé pour l’immobilier. Jugé plusieurs fois, condamné à de lourdes peines de prison, dont une à quinze ans de détention, il avait réussi à accumuler une fortune comprenant 64 biens immobiliers entre appartements, villas, terrains, locaux commerciaux et autres biens de toutes sortes dans la région d’Alger.
Il possédait également, avec sa femme et ses enfants, 25 sociétés et 135 comptes bancaires sur lesquels étaient déposés près de 625 millions d’euros.
Comment M. Hamel, patron de la police après avoir été commandant de la Garde nationale, corps d’élite par excellence, a-t-il pu être berné dans une histoire aussi fantaisiste que celle d’une supposée fille cachée du président de la République ?
Comment un responsable de la sécurité de ce niveau, ayant une bonne formation, a-t-il pu se comporter de manière si peu professionnelle, au point de ne pas vérifier une histoire aussi saugrenue, alors qu’il s’agit d’un fait lié directement à la sécurité du chef de l’État ?
Ou bien M. Hamel était-il au courant, et il a joué le jeu, pour utiliser Madame Maya et s’enrichir à son tour, à une époque où plus aucune règle n’était respectée ?
Des lingots d’or offerts par les émirs du Golfe
Le général Hamel n’était pas le seul à avoir succombé à la tentation. L’ancien Premier ministre Ahmed Ouyahia, lui aussi considéré un moment comme le premier successeur potentiel de Bouteflika, a succombé à son tour.
Alors qu’il apparaissait sous l’image d’un personnage certes autoritaire mais plutôt austère, ayant le sens de l’État, M. Ouyahia a fini par amasser une fortune, et il ne s’en cachait même pas : il déposait son argent, 300 millions de dinars, sur des comptes ouverts auprès de banques publiques !
Et lorsqu’il a été acculé, il a fait un aveu incroyable pour justifier les sommes faramineuses retrouvées sur ses comptes bancaires : il a déclaré avoir revendu des cadeaux, des lingots d’or, offerts par des émirs du Golfe en guise de remerciement après leur séjour dans le Sahara algérien, où ils s’adonnaient à des parties de chasse ! Et il a laissé entendre qu’il n’était pas le seul à avoir perçu ce type de présents.
La campagne anti-corruption lancée au lendemain du départ du président Bouteflika, en avril 2019, a révélé l’inimaginable. Certes, les Algériens savaient que la corruption avait atteint des seuils alarmants, mais deux points ont choqué l’opinion : l’ampleur du phénomène et la qualité des personnes concernées.
Certes, les Algériens savaient que la corruption avait atteint des seuils alarmants, mais deux points ont choqué l’opinion : l’ampleur du phénomène et la qualité des personnes concernées
Des responsables gouvernementaux de premier plan (chefs de gouvernement, ministres de l’Énergie, des Finances, des Affaires étrangères) étaient impliqués, ainsi que des officiers généraux responsables de l’appareil militaire et sécuritaire, dont les patrons de la police et de la gendarmerie, alors que le directeur des finances du ministère de la Défense était accusé d’avoir détourné plus 60 millions d’euros !
Avec un personnel aussi vulnérable, le système de sécurité du pays était devenu extrêmement fragile.
Cette décrépitude a favorisé le mensonge, public et assumé, en toute impunité. Le sénateur et professeur en médecine Rachid Bougherbal a déclaré en avril 2013 que le président Bouteflika avait été atteint d’un « accident ischémique transitoire sans séquelle ».
Deux mois plus tard, des images du président Bouteflika étaient diffusées. Elles révélaient un homme physiquement très diminué. Ce qui n’empêchait pas Djamel Ould Abbès, patron du premier parti du pays, le FLN, médecin de formation, d’affirmer sans rire que le chef de l’État allait bientôt pouvoir remarcher.
Abdelhamid Temmar, ami d’enfance de Bouteflika, ministre jusqu’à 2010, a fait, la semaine dernière, une autre révélation. En 2009, le chef de l’État avait été victime d’une « hémorragie gastrique », selon une version officielle. M. Temmar a déclaré qu’il s’agissait en fait d’un AVC, celui de 2013 étant donc un « second AVC ».
Le mensonge étant devenu la règle, de nouvelles pratiques humiliantes sont apparues. Le chef de l’État ne pouvait même plus s’exprimer, encore moins se déplacer ou mener une activité normale.
Certaines cérémonies officielles tournaient alors au loufoque : des responsables se réunissaient autour d’un cadre portant une photo du chef de l’État, et des cadeaux et messages étaient adressés au portrait de M. Bouteflika.
Des hommes politiques de premier plan affirmaient, sans sourciller, que le chef de l’État suivait toutes les affaires du pays, y compris dans le moindre détail, et prenait toutes les décisions.
En fait, le pays était livré à des groupes opaques qui se servaient impunément, sans plus respecter la moindre règle légale, éthique ou économique. Chacun était dans son propre monde, sans égard pour le bien collectif.
Des personnalités de premier plan, qui avaient accompagné Bouteflika dans un premier temps, l’ont abandonné en chemin, refusant de cautionner les dérives en cours.
Ali Benflis, Abdelaziz Belkhadem et Ahmed Benbitour, anciens chefs de gouvernement, ont tour à tour quitté le navire, tout comme Abdelhamid Temmar, ami d’enfance du président, et Yazid Zerhouni, compagnon de longue date, ainsi qu’Abdellatif Benachenou, qui avait, dans un premier temps, donné un contenu économique à la présidence Bouteflika.
Totalement pollué
Le monde économique était totalement pollué. Quelques noms y régnaient en maîtres, se partageant marchés et privilèges.
Ali Haddad, symbole de cette période, a réussi à obtenir des marchés sans rapport avec les capacités de son entreprise : 134 marchés publics, évalués à plus de 7 milliards de dollars.
Djamel Ould Abbas, secrétaire général du FLN, vendait des places de députés : ses propres fils offraient, en contrepartie de grosses sommes d’argent, des places sur les listes FLN garantissant d’être élu.
Chakib Khelil, ministre de l’Énergie, était au cœur d’un système qui percevait des centaines de millions de dollars sur les contrats d’hydrocarbures.
Mohamed Bedjaoui, ancien ministre des Affaires étrangères, présentait sa propre candidature à l’UNESCO au nom d’un pays étranger, le Cambodge, alors que l’Algérie avait décidé de soutenir le candidat égyptien, dans le cadre d’une démarche commune arabo-africaine.
Abdessalam Bouchouareb, ministre de l’Énergie, favorisait les entreprises amies et bloquait leurs concurrentes contre de grosses sommes d’argent.
On peut continuer ainsi à énumérer indéfiniment les exemples de comportements délictueux que ni les services de sécurité ni la justice n’arrivaient à contrer dans l’Algérie de Bouteflika. Jusqu’à la grande vague du 22 février 2019.
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