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La persécution de Julian Assange

Selon le rapporteur spécial de l’ONU sur la torture, le Royaume-Uni et les États-Unis sont de mèche pour détruire publiquement le fondateur de WikiLeaks et dissuader d’autres lanceurs d’alerte de dénoncer leurs crimes
D’après Nils Melzer, Assange n’est pas seulement un prisonnier politique. C’est un prisonnier dont la vie est gravement menacée par des mauvais traitements (AFP)
D’après Nils Melzer, Assange n’est pas seulement un prisonnier politique. C’est un prisonnier dont la vie est gravement menacée par des mauvais traitements (AFP)

La secrétaire d’État britannique à l’Intérieur Priti Patel décidera ce mois-ci si Julian Assange doit être extradé vers les États-Unis, où il risque une peine pouvant aller jusqu’à 175 ans d’emprisonnement, qui serait probablement purgée en isolement strict 24 heures sur 24 dans une prison de sécurité maximale.

Il a déjà passé trois ans dans des conditions tout aussi difficiles dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, à Londres. 

Les dix-huit chefs d’accusation retenus contre Assange aux États-Unis sont liés à la publication par WikiLeaks, en 2010, de documents officiels ayant fait l’objet de fuites, dont beaucoup montrent que les États-Unis et le Royaume-Uni sont responsables de crimes de guerre en Irak et en Afghanistan. Personne n’a été traduit en justice pour ces crimes. 

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Au lieu de cela, les États-Unis ont défini le journalisme d’Assange comme de l’espionnage – et, par voie de conséquence, affirmé leur droit d’interpeller tout journaliste dans le monde qui s’attaque à l’État de sécurité nationale américain – et les tribunaux britanniques leur ont donné leur bénédiction à travers une série d’audiences en vue de son extradition. 

La longue procédure engagée contre Assange s’est déroulée dans des salles d’audience à l’accès très restreint et dans des circonstances qui ont régulièrement empêché les journalistes de couvrir correctement l’affaire.

Cependant, malgré les graves implications pour la liberté de la presse et la justice démocratique, le sort d’Assange n’a guère suscité qu’un soupçon d’inquiétude dans la plupart des médias occidentaux.

Peu d’observateurs semblent douter de la signature prochaine par Priti Patel du mandat d’extradition américain. Nils Melzer, professeur de droit et rapporteur spécial des Nations unies, en est même certain. 

En sa qualité d’expert de l’ONU sur les questions liées à la torture, il s’est donné pour mission depuis 2019 d’examiner minutieusement le traitement infligé à Assange pendant ses douze années d’enfermement croissant – supervisé par les tribunaux britanniques –, mais aussi la mesure dans laquelle les procédures régulières de justice et l’État de droit ont été respectés dans les poursuites engagées contre le fondateur de WikiLeaks. 

Melzer distille ses recherches détaillées dans un nouveau livre, intitulé The Trial of Julian Assange, qui fournit un compte rendu choquant de l’illégalité effrénée des actes des principaux États impliqués – la Grande-Bretagne, la Suède, les États-Unis et l’Équateur. Il rend également compte d’une campagne rodée de désinformation et de diffamation visant à dissimuler ces méfaits. 

Comme le conclut Melzer, il en a résulté une attaque incessante non seulement contre les droits fondamentaux d’Assange, mais aussi contre son bien-être physique, mental et émotionnel, ce que l’auteur qualifie de torture psychologique. 

Le rapporteur spécial de l’ONU soutient que le Royaume-Uni a investi beaucoup trop d’argent et de ressources pour assurer les poursuites contre Assange au nom des États-Unis, mais aussi que son besoin de dissuader d’autres personnes de suivre la voie tracée par Assange et de dénoncer les crimes occidentaux est bien trop pressant pour qu’il prenne le risque de laisser Assange en liberté. 

Le Royaume-Uni a préféré participer à une vaste mascarade juridique visant à masquer la nature politique de l’incarcération d’Assange. Et ce faisant, il a systématiquement fait fi de l’État de droit. 

Selon Melzer, l’importance de l’affaire Assange relève du fait qu’elle crée un précédent propice à une érosion des libertés les plus fondamentales que nous tenons pour acquises. Il ouvre son livre par une citation d’Otto Gritschneder, un avocat allemand qui a observé de près la montée du nazisme : « Ceux qui dorment dans une démocratie se réveillent dans une dictature. »

Dos au mur

Melzer élève la voix car il estime que dans l’affaire Assange, tous les poids et contrepoids institutionnels qui pouvaient être appliqués au pouvoir des États, en particulier à celui des États-Unis, ont été brimés.

Il souligne que même l’éminent groupe de défense des droits de l’homme qu’est Amnesty International s’est gardé de qualifier Assange de « prisonnier de conscience » alors qu’il coche toutes les cases, l’organisation craignant manifestement une réaction négative de la part de ses financeurs (p. 81).

L’auteur note également que mis à part le Groupe de travail de l’ONU sur la détention arbitraire, composé d’experts en droit, l’ONU elle-même ignore dans une large mesure les violations des droits d’Assange (p. 3). Cela s’explique en grande partie par le fait que même des États comme la Russie et la Chine hésitent à brandir la persécution politique d’Assange comme un bâton pour battre l’Occident – comme on aurait pu s’y attendre. 

Son livre de 330 pages regorge tellement d’exemples d’abus de procédure qu’il est impossible d’en résumer ne serait-ce qu’une infime partie

La raison, observe Melzer, est que le modèle de journalisme de WikiLeaks exige de tous les États une responsabilité et une transparence accrues. Avec l’abandon tardif d’Assange par l’Équateur, il semble être totalement à la merci de la principale superpuissance mondiale. 

Selon Melzer, la Grande-Bretagne et les États-Unis ont ouvert la voie aux calomnies contre Assange et à sa disparition progressive sous le couvert d’une série de procédures judiciaires. Cela a uniquement été rendu possible par la complicité des procureurs et du pouvoir judiciaire, qui suivent la voie de la moindre résistance en réduisant au silence Assange et la cause qu’il représente.

Cette politique officielle « de petits compromis » décrite par Melzer s’accompagne de conséquences dramatiques (p. 250-251).

Son livre de 330 pages regorge tellement d’exemples d’abus de procédure – au niveau du droit, des poursuites et de la justice – qu’il est impossible d’en résumer ne serait-ce qu’une infime partie. 

Cependant, le rapporteur spécial de l’ONU refuse de parler d’un complot – ne serait-ce que parce qu’en s’aventurant sur ce terrain, il s’accuserait lui-même d’en faire partie. L’auteur admet que lorsque les avocats d’Assange l’ont contacté pour la première fois pour lui demander de l’aide en 2018 en soutenant que ses conditions d’incarcération s’apparentaient à de la torture, il a ignoré leur requête. 

Comme il le reconnaît aujourd’hui, il a lui aussi été influencé par la diabolisation d’Assange, malgré sa longue formation professionnelle et universitaire qui lui permet de reconnaître les techniques de gestion de la perception et de persécution politique.

« Pour moi, comme pour la plupart des gens dans le monde, il n’était qu’un violeur, un hacker, un espion et un narcissique », confie-t-il (p. 10).

Ce n’est que plus tard, lorsque Melzer a finalement accepté d’examiner les effets de l’enfermement prolongé d’Assange sur sa santé – et qu’il a constaté que les autorités britanniques entravaient son enquête à la moindre occasion et le dupaient ouvertement –, qu’il a approfondi ses recherches. Lorsqu’il a commencé à examiner les discours juridiques entourant l’affaire Assange, les fils se sont rapidement dénoués. 

Il souligne les risques liés au fait de s’exprimer – ce dont il a directement fait l’expérience directe –, qui empêchent d’autres personnes de prendre la parole.

« À travers ma position intransigeante, j’ai mis en danger non seulement ma crédibilité, mais aussi ma carrière et, potentiellement, même ma sécurité personnelle […] Je me suis soudainement retrouvé dos au mur, à défendre les droits de l’homme et l’État de droit face à ces mêmes démocraties que j’avais toujours considérées comme mes plus proches alliées dans la lutte contre la torture. Ce fut une courbe d’apprentissage abrupte et douloureuse » (p. 97).

« J’étais devenu sans le vouloir un dissident au sein même du système », regrette-t-il (p. 269).

Une subversion de la loi

La toile d’affaires complexes qui a pris au piège le fondateur de WikiLeaks – et qui le maintient en prison – comprend une enquête pour agression sexuelle menée pendant dix ans par la Suède et qui s’est avérée totalement improductive, une détention prolongée pour une violation des conditions de sa libération sous caution qui s’est produite après que l’Équateur a accordé l’asile à Assange pour empêcher son extradition politique vers les États-Unis, ainsi que la convocation secrète d’un grand jury aux États-Unis, suivie d’une série interminable d’audiences et d’appels au Royaume-Uni en vue de son extradition dans le cadre de cette même persécution politique contre laquelle il formulait des mises en garde. 

Selon Melzer, l’objectif de tout cela n’est pas d’accélérer les poursuites contre Assange, puisque cela pourrait mettre à nu l’absence de preuves contre lui dans les dossiers suédois et américain. Il s’agit plutôt de le piéger dans un interminable processus de non-poursuites, de le garder emprisonné dans des conditions toujours plus draconiennes et de laisser le temps en parallèle à l’opinion publique de se retourner contre lui.

Manifestation devant Australia House à Londres, en soutien au fondateur de WikiLeaks Julian Assange, le 22 février 2020 (AFP)
Manifestation devant Australia House à Londres, en soutien au fondateur de WikiLeaks Julian Assange, le 22 février 2020 (AFP)

Ce qui ressemblait – du moins aux yeux des observateurs – à une simple application de la loi en Suède, en Grande-Bretagne et aux États-Unis était en réalité l’exact inverse : une subversion répétée de celle-ci. Selon Melzer, le non-respect des procédures juridiques de base était si constant qu’il ne peut être considéré comme une simple série d’erreurs malencontreuses.

Ses objectifs étaient « la persécution systématique, la réduction au silence et la destruction d’un dissident politique gênant » (p. 93).

D’après Melzer, Assange n’est pas seulement un prisonnier politique. C’est un prisonnier dont la vie est gravement menacée par des mauvais traitements incessants qui correspondent à la définition de la torture psychologique.

Cette torture repose sur le fait que la victime est intimidée, isolée, humiliée et soumise à des décisions arbitraires (p. 74). Melzer précise qu’une telle torture n’a pas pour seule conséquence de briser les mécanismes d’adaptation mentale et émotionnelle des victimes, mais qu’elle a aussi, à terme, des conséquences physiques très tangibles.

Melzer explique les « Règles Nelson Mandela », du nom du leader de la résistance noire longtemps emprisonné qui a contribué à faire tomber l’apartheid en Afrique du Sud, lesquelles restreignent le recours aux formes extrêmes d’isolement cellulaire. 

Dans le cas d’Assange, cependant, « cette forme de mauvais traitements est très rapidement devenue le statu quo » à Belmarsh, même si Assange était un « détenu non violent qui ne représentait aucune menace pour quiconque ». À mesure que sa santé se détériorait, les autorités pénitentiaires ont intensifié son isolement, prétendument pour sa propre sécurité. Ainsi, conclut Melzer, « sa réduction au silence et les mauvais traitements ont pu se perpétuer indéfiniment, sous le couvert de préoccupations pour sa santé » (p. 88-89).

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Le rapporteur observe qu’il ne remplirait pas la fonction qui lui a été confiée par l’ONU s’il ne protestait pas non seulement contre la torture subie par Assange, mais aussi contre le fait que cette torture vise à protéger ceux qui ont commis des actes de torture et d’autres crimes de guerre révélés dans les journaux de guerre sur l’Irak et l’Afghanistan publiés par WikiLeaks. Ils continuent d’échapper à la justice avec la connivence active de ces mêmes autorités étatiques qui cherchent à détruire Assange (p. 95).

Fort de sa longue expérience dans le traitement de cas de torture à travers le monde, Melzer estime qu’Assange dispose d’une grande force intérieure qui lui permet de survivre, même s’il est de plus en plus fragile et malade sur le plan physique. Assange a perdu beaucoup de poids, est régulièrement confus et désorienté et a été victime d’un AVC mineur à Belmarsh. 

Le lecteur doit en déduire que beaucoup d’entre nous auraient déjà succombé à une crise cardiaque ou à un AVC, voire mis fin à leurs jours. 

Une autre insinuation troublante pèse sur cet ouvrage : cette issue serait l’ambition ultime de ceux qui le persécutent. Les audiences actuelles en vue de son extradition peuvent se prolonger indéfiniment, avec des appels jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, ce qui permettrait de garder Assange hors des radars pendant tout ce temps, aggraverait sa santé et renforcerait l’effet dissuasif sur les lanceurs d’alerte et autres journalistes. 

Cette situation leur profitera dans tous les cas, relève Melzer. Si la santé mentale d’Assange s’effondre complètement, ils pourront l’enfermer dans un établissement psychiatrique. Et s’il meurt, cela les libérera enfin du désagrément de cette mascarade juridique qu’ils doivent perpétuer depuis si longtemps pour préserver son silence et l’éloigner des regards (p. 322).  

La comédie suédoise

Melzer consacre une grande partie de son livre à la reconstitution des accusations d’agression sexuelle portées contre Julian Assange en Suède en 2010. Son but n’est pas de discréditer les deux femmes concernées – en réalité, il soutient que le système juridique suédois les a abandonnées comme il a abandonné Assange –, mais de montrer que cette affaire a préparé le terrain pour la campagne visant à dépeindre Assange comme un violeur et un narcissique qui tente d’échapper à la justice. 

Les États-Unis n’auraient peut-être jamais pu lancer leur persécution ouvertement politique contre Assange s’il n’avait pas déjà été transformé en une cible de haine populaire à cause de l’affaire en Suède. Sa diabolisation était nécessaire – tout comme sa disparition – pour faciliter la redéfinition du journalisme de sécurité nationale en tant que forme d’espionnage.

L’examen méticuleux de l’affaire par Melzer – aidé par sa maîtrise du suédois – révèle une chose que les médias grand public ont ignorée : les procureurs suédois n’ont jamais eu un semblant de dossier contre Assange, ni manifestement la moindre intention de faire avancer l’enquête au-delà de la prise initiale de déclarations de témoins.

Les allégations portées contre Assange étaient si intenables que les autorités suédoises n’ont jamais cherché à les examiner sérieusement. Cela aurait révélé instantanément leur inanité 

Néanmoins, comme l’observe Melzer, cette affaire est devenue « la plus longue “enquête préliminaire” de l’histoire de la Suède » (p. 103).

Le premier procureur à avoir examiné l’affaire, en 2010, a immédiatement abandonné l’enquête, ne constatant « aucun soupçon de crime » (p. 133).

Lorsque l’affaire a finalement été bouclée en 2019, de nombreux mois avant la prescription, un troisième procureur a simplement observé qu’« il [était] impossible de supposer que des enquêtes supplémentaires apporter[aient] un changement significatif à la situation en matière de preuves » (p. 261).

Ces propos formulés dans un langage juridique revenaient à avouer qu’interroger Assange n’aurait donné lieu à aucun chef d’accusation. Les neuf années précédentes n’avaient été qu’une mascarade juridique.

Mais au cours de ces années intermédiaires, l’illusion d’une affaire crédible a été si bien entretenue que de grands journaux, dont le quotidien britannique The Guardian, ont évoqué à maintes reprises des « accusations de viol » contre Assange, alors qu’il n’avait jamais été accusé de quoi que ce soit.

Mais surtout, comme Melzer ne cesse de le souligner, les allégations portées contre Assange étaient si intenables que les autorités suédoises n’ont jamais cherché à les examiner sérieusement. Cela aurait révélé instantanément leur inanité. 

Au lieu de cela, Assange a été piégé. Pendant les sept années où il a obtenu l’asile à l’ambassade d’Équateur à Londres, les procureurs suédois ont refusé de suivre les procédures normales et de l’interroger là où il se trouvait, en personne ou par ordinateur, pour résoudre l’affaire. Mais ces mêmes procureurs ont également refusé de donner les assurances habituelles selon lesquelles il ne serait pas extradé vers les États-Unis, ce qui aurait rendu inutile son asile à l’ambassade.

De cette manière, Melzer explique que « le discours du violeur suspecté a pu être perpétué indéfiniment sans jamais être présenté devant un tribunal. Dans la sphère publique, cette issue délibérément provoquée pouvait facilement être attribuée à Assange en l’accusant d’échapper à la justice » (p. 254).

Une neutralité abandonnée

En fin de compte, si l’affaire en Suède a porté ses fruits en permettant de calomnier Assange, c’est parce qu’elle était portée par un discours presque impossible à remettre en question sans donner l’impression de rabaisser les deux femmes qui en formaient le centre.

Mais le discours du viol n’était pas celui des femmes. Dans les faits, il a été imposé à l’affaire – tout comme aux deux femmes – par des éléments de l’establishment suédois, relayés par les médias suédois. Cherchant à comprendre pourquoi cette occasion de discréditer Assange a été saisie avec autant d’agressivité, Melzer hasarde une hypothèse. 

Après la chute de l’Union soviétique, les dirigeants suédois ont abandonné la position historique de neutralité du pays pour se ranger du côté des États-Unis et de la « guerre contre le terrorisme » mondiale. Stockholm a rapidement fait son entrée au sein de la communauté occidentale de la sécurité et du renseignement (p. 102).

Tout cela a été mis en péril lorsqu’Assange a commencé à s’intéresser à la Suède en tant que nouvelle base pour WikiLeaks, attiré par les protections constitutionnelles accordées aux responsables de médias.

En réalité, c’est précisément pour cette raison qu’il se trouvait en Suède à l’approche de la publication par WikiLeaks des journaux de guerre sur l’Irak et l’Afghanistan. Il ne devait être que trop évident pour l’establishment suédois qu’une installation du siège de WikiLeaks sur son territoire risquait de mener Stockholm vers une collision avec Washington (p. 159).

Un bandeau annonce la publication de 400 000 documents américains secrets sur la guerre en Irak sur le site WikiLeaks, le 22 octobre 2010, à Times Square à New York (AFP/Stan Honda)
Un bandeau annonce la publication de 400 000 documents américains secrets sur la guerre en Irak sur le site WikiLeaks, le 22 octobre 2010, à Times Square à New York (AFP/Stan Honda)

Selon Melzer, c’est ce contexte qui explique la décision étonnamment hâtive prise par la police d’informer le procureur général de l’ouverture d’une enquête pour viol à l’encontre d’Assange, quelques minutes seulement après qu’une femme désignée sous le seul nom de « S. » s’était adressée initialement à un policier dans une gare du centre de Stockholm. 

En réalité, S. et une autre femme, « A. », n’avaient pas l’intention de porter une quelconque allégation à l’encontre d’Assange. Après avoir appris qu’il avait eu des rapports sexuels avec elles dans un intervalle rapproché, elles voulaient qu’il fasse un test de dépistage du VIH. Elles pensaient pouvoir lui forcer la main en se rapprochant de la police (p. 115). La police avait d’autres plans. 

Les irrégularités dans le traitement de l’affaire sont si nombreuses que Melzer y consacre la majeure partie d’une centaine de pages. Les témoignages des femmes n’ont pas été enregistrés, transcrits textuellement ou attestés par un second officier. Ils ont été résumés. 

Cette même procédure profondément viciée, qui ne permet pas de savoir si leur témoignage a été influencé par des questions orientées ou si des informations importantes ont été exclues, a été utilisée lors des entretiens avec des témoins proches des femmes. L’interrogatoire d’Assange et ceux de ses alliés, en revanche, ont été enregistrés et transcrits textuellement (p. 132).

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La raison pour laquelle les femmes ont fait leur déclaration – leur souhait d’obtenir d’Assange un test de dépistage du VIH – n’a pas été mentionnée dans les comptes rendus de la police.

Dans le cas de S., son témoignage a été modifié ultérieurement à son insu, dans des circonstances très suspectes qui n’ont jamais été expliquées (p. 139-141). Le texte original est expurgé et il est impossible de savoir ce qui a été modifié.

Chose encore plus étrange, un rapport criminel pour viol a été enregistré contre Assange dans le système informatique de la police à 16 h 11, soit onze minutes après la rencontre initiale avec S. et dix minutes avant qu’un officier supérieur ne commence à l’interroger – et deux heures et demie avant la fin de cet entretien (p. 119-120).

Autre signe de la rapidité stupéfiante du déroulé des événements, le procureur général de Suède avait reçu deux rapports criminels contre Assange de la part de la police à 17 heures, bien avant la fin de l’entretien avec S.. Le procureur a alors immédiatement émis un mandat d’arrêt contre Assange, avant même la rédaction du compte rendu par la police et sans tenir compte du fait que S. n’avait pas accepté de le signer (p. 121).

Presque immédiatement, l’information a fuité dans les médias suédois et dans l’heure qui a suivi la réception des rapports criminels, le procureur général a rompu le protocole en confirmant les informations aux médias suédois (p. 126).

Des modifications secrètes

Le manque constant de transparence dans le traitement d’Assange par les autorités suédoises, britanniques, américaines et équatoriennes devient un thème du livre de Melzer. Les preuves qui ne sont pas cachées au public en vertu des lois sur la liberté d’information sont lourdement expurgées ou seules certaines parties sont publiées – vraisemblablement celles qui ne risquent pas de compromettre le discours officiel. 

Pendant quatre ans, les avocats d’Assange se sont vu refuser toute copie des SMS envoyés par les deux Suédoises, au motif qu’ils étaient « classifiés ». Les messages ont également été refusés aux tribunaux suédois, même lorsqu’ils délibéraient sur l’opportunité de prolonger un mandat d’arrêt contre Assange (p. 124).

Ce n’est que neuf ans plus tard que ces messages ont été rendus publics, bien que Melzer note que les numéros d’index montrent que de nombreux messages continuent d’être retenus. Il manque notamment douze messages envoyés par S. depuis le commissariat, alors que l’on sait qu’elle était mécontente de la version qui lui était imposée par la police. Ces messages auraient probablement été cruciaux pour la défense d’Assange (p. 125).

Les SMS des femmes qui ont été rendus publics suggèrent fortement qu’elles ont eu le sentiment d’être entraînées dans une version des événements qu’elles n’avaient pas acceptée

De même, une grande partie de la correspondance ultérieure entre les procureurs britanniques et suédois qui ont maintenu Assange prisonnier de l’ambassade d’Équateur pendant des années a été détruite – alors même que l’enquête préliminaire suédoise était censée se poursuivre (p. 106).

Toutefois, les SMS des femmes qui ont été rendus publics suggèrent fortement qu’elles ont eu le sentiment d’être entraînées dans une version des événements qu’elles n’avaient pas acceptée.

Les messages laissent entendre qu’elles ont lentement cédé, à mesure que le poids du discours officiel s’est abattu sur elles, avec la menace implicite que si elles le contestaient, elles couraient le risque d’être poursuivies pour faux témoignage (p. 130).

Quelques instants après son entrée au commissariat, S. affirme par SMS à une connaissance que « l’agent de police semble aimer l’idée [d’]attraper [Assange] » (p. 117).

Dans un message ultérieur, elle écrit que « c’est la police qui a inventé les charges » (p. 129). Et lorsque l’État lui assigne un ténor du barreau, elle se contente de dire qu’elle espère qu’il pourra la sortir « de cette merde » (p. 136).

Dans un message envoyé plus tard, elle se confie : « Je ne voulais pas en faire partie [de l’affaire Assange], mais maintenant je n’ai pas le choix » (p. 137).

C’est sur la base des modifications secrètes apportées au témoignage de S. par la police que la décision du premier procureur d’abandonner les poursuites contre Assange a été annulée et que l’enquête a été rouverte (p. 141). Comme le note Melzer, le mince espoir d’engager des poursuites contre Assange reposait essentiellement sur un terme, à savoir si S. était « endormie », « à moitié endormie » ou « somnolente » au moment de leur rapport sexuel. 

« Tant que les autorités suédoises seront autorisées à se cacher derrière le prétexte commode du secret, la vérité sur cet épisode douteux ne sera peut-être jamais révélée », écrit Melzer (p. 141).

Une extradition hors du commun

Ces failles ainsi que bien d’autres irrégularités flagrantes dans l’enquête préliminaire suédoise relevées par Melzer sont des éléments essentiels pour décoder la suite des événements. Ainsi, comme le conclut Melzer, « les autorités ne poursuivaient pas la justice dans cette affaire, mais un programme complètement différent, purement politique » (p. 147).

Sous la menace de l’enquête, Assange éprouvait des difficultés à tirer parti de la dynamique des journaux de guerre sur l’Irak et l’Afghanistan qui ont révélé les crimes de guerre systématiques commis par les États-Unis et le Royaume-Uni.

« Les gouvernements concernés avaient réussi à s’emparer des projecteurs dirigés vers eux par WikiLeaks pour les braquer vers Assange », observe Melzer. 

Et ils le font sans cesse depuis lors.

Assange a été autorisé à quitter la Suède après que le nouveau procureur chargé de l’affaire a refusé à plusieurs reprises de l’interroger une seconde fois (p. 153-154).

Cependant, dès le départ d’Assange pour Londres, une notice rouge d’Interpol a été émise, autre fait extraordinaire compte tenu de son utilisation réservée aux crimes internationaux graves, ouvrant ainsi la voie au discours de l’homme qui tente d’échapper à la justice (p. 167).

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Un mandat d’arrêt européen a été approuvé par les tribunaux britanniques peu de temps après – chose encore une fois exceptionnelle, cela s’est produit après l’opposition des juges à la volonté expresse du Parlement britannique, qui affirmait que de tels mandats ne pouvaient être émis que par une « autorité judiciaire » dans le pays demandant l’extradition, et non par la police ou un procureur (p. 177-179).

Une loi a été adoptée peu après cette décision pour combler cette lacune et veiller à ce que personne d’autre ne subisse le sort d’Assange (p. 180).

Alors que l’étau se resserrait autour de lui mais aussi de WikiLeaks – le groupe a été privé de serveurs, ses comptes bancaires ont été bloqués et les sociétés de crédit ont refusé de traiter des paiements (p. 172) –, Assange n’a eu d’autre choix que d’accepter que les États-Unis soient le moteur des agissements en coulisses.

Il s’est précipité vers l’ambassade d’Équateur après s’être vu offrir l’asile politique. Un nouveau chapitre de la même histoire était sur le point de commencer. 

Comme le montrent les quelques e-mails conservés, les responsables britanniques du Crown Prosecution Service (CPS, Service des poursuites judiciaires de la Couronne) intimidaient leurs homologues suédois pour qu’ils poursuivent l’affaire alors que l’intérêt de la Suède faiblissait. Le Royaume-Uni, censé être une partie désintéressée, a insisté en coulisses pour qu’Assange soit contraint de quitter l’ambassade – et son lieu d’asile – pour être interrogé à Stockholm (p. 174).

Un avocat de la CPS a lancé à ses homologues suédois : « Ne vous avisez pas de vous dégonfler ! » (p. 186).

À l’approche de Noël, la procureure suédoise a plaisanté à l’idée de recevoir Assange en cadeau : « Je peux m’en passer… À vrai dire, ce serait un choc de le recevoir, celui-là ! » (p. 187).

Lorsqu’elle a confié au CPS les doutes de la Suède quant à la poursuite de l’affaire, elle s’est excusée d’avoir « gâch[é] [leur] week-end » (p. 188).

Dans un autre e-mail, un avocat du CPS donnait une recommandation : « Ne pensez pas que l’affaire est traitée comme une demande d’extradition parmi d’autres » (p. 176).

Une opération d’espionnage dans l’ambassade

Cela peut expliquer pourquoi William Hague, le secrétaire d’État britannique aux Affaires étrangères de l’époque, a risqué un incident diplomatique de grande ampleur en menaçant de violer la souveraineté équatorienne et d’envahir l’ambassade pour arrêter Assange (p. 184).

Mais aussi pourquoi Sir Alan Duncan, alors ministre au sein du gouvernement britannique, a régulièrement consigné dans son journal, publié plus tard sous forme de livre, ses manœuvres agressives en coulisses pour faire sortir Assange de l’ambassade (p. 200, 209, 273, 313).

Et pourquoi la police britannique était prête à dépenser 16 millions de livres sterling d’argent public pour assiéger l’ambassade pendant sept ans afin d’imposer une extradition qui n’intéressait nullement les procureurs suédois (p. 188).

L’Équateur, le seul pays disposé à offrir un refuge à Assange, a rapidement changé de cap une fois que son populaire président de gauche Rafael Correa a quitté le pouvoir en 2017. Son successeur, Lenín Moreno, a subi d’énormes pressions diplomatiques de la part de Washington et s’est vu proposer d’importants avantages financiers en échange de l’abandon d’Assange (p. 212).

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Dans un premier temps, selon toute vraisemblance, il s’agissait principalement de priver Assange de presque tous ses contacts avec le monde extérieur, y compris d’un accès à internet et au téléphone, et de lancer une campagne de diabolisation dans les médias l’accusant de maltraiter son chat et de barbouiller les murs d’excréments (p. 207-209).

En parallèle, la CIA a collaboré avec la société de sécurité de l’ambassade pour lancer une opération d’espionnage complexe et secrète visant Assange et tous ses visiteurs, y compris ses médecins et ses avocats (p. 200). Nous savons désormais que la CIA envisageait également de kidnapper ou d’assassiner Assange (p. 218).

Finalement, en avril 2019, après avoir déchu Assange de sa citoyenneté et révoqué son droit d’asile – en violation flagrante du droit international et équatorien –, Quito a laissé la police britannique le cueillir (p. 213).

Il a été traîné à la lumière du jour pour sa première apparition publique depuis de nombreux mois, mal rasé et débraillé – un « gnome à l’air dément », comme l’a décrit un chroniqueur de longue date du Guardian

En réalité, l’image d’Assange avait été soigneusement travaillée pour éveiller l’antipathie de ceux qui allaient le regarder aux quatre coins du monde. Le personnel de l’ambassade lui avait confisqué son nécessaire de rasage et de toilette plusieurs mois auparavant.

Dans le même temps, ses effets personnels, son ordinateur et ses documents ont été saisis et transférés, non pas à sa famille ou à ses avocats, ni même aux autorités britanniques, mais aux autorités américaines – les véritables auteurs de cette intrigue (p. 214).

Ce fait, tout comme l’espionnage par la CIA des conversations d’Assange avec ses avocats à l’intérieur de l’ambassade, aurait dû polluer suffisamment toute procédure judiciaire contre lui pour rendre sa libération exigible.

Mais l’État de droit n’a jamais semblé compter dans l’affaire Assange, comme Melzer ne cesse de le constater.

C’est même tout le contraire. Assange a été immédiatement emmené dans un commissariat de Londres, où un nouveau mandat d’arrêt a été émis en vue de son extradition vers les États-Unis.

L’après-midi même, Assange a comparu devant un tribunal pendant une demi-heure, sans avoir le temps de préparer sa défense, pour être jugé pour une violation des conditions de sa libération sous caution commise sept ans plus tôt, liée à l’obtention de son droit d’asile à l’ambassade (p. 48).

Il a été condamné à 50 semaines d’emprisonnement – quasiment le maximum – dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, où il se trouve depuis lors. 

Manifestement, ni les tribunaux britanniques ni les médias n’ont compris que si Assange avait enfreint les conditions de sa libération sous caution, c’était justement pour échapper à une extradition politique vers les États-Unis à laquelle il a été confronté dès qu’il a été forcé de quitter l’ambassade.

« Nous vivrons tous dans une tyrannie »

Une grande partie du reste du livre décrit avec une précision troublante ce que Melzer qualifie de « procès-spectacle anglo-américain », à savoir les abus de procédure sans fin auxquels Assange est confronté depuis trois ans, dans la mesure où les juges britanniques ne sont pas parvenus à empêcher ce qui, selon Melzer, ne doit pas être considéré comme une simple bévue, mais comme une série d’erreurs judiciaires flagrantes.

On retient notamment que les extraditions pour des motifs politiques sont expressément interdites par le traité d’extradition entre la Grande-Bretagne et les États-Unis (p. 178-180, 294-295). Mais une fois encore, la loi n’a aucune valeur lorsqu’elle s’applique à Assange. 

La décision concernant son extradition revient désormais à Priti Patel, la belliqueuse secrétaire d’État britannique à l’Intérieur qui a déjà dû un jour démissionner du gouvernement pour avoir entretenu des relations secrètes avec une puissance étrangère, Israël, et qui est à l’origine du plan draconien actuel du gouvernement visant à expédier les demandeurs d’asile au Rwanda, presque certainement en violation de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés.

Melzer s’adresse régulièrement au Royaume-Uni, aux États-Unis, à la Suède et à l’Équateur pour dénoncer les nombreux abus de procédure autour de l’affaire Assange ainsi que la torture psychologique qu’il subit. Comme le souligne le rapporteur spécial de l’ONU, les quatre pays ignorent ses demandes ou les traitent avec un mépris manifeste (p. 235-244).

« Lorsque dire la vérité sera devenu un crime, nous vivrons tous dans une tyrannie »

– Nils Melzer

Assange ne pourra jamais espérer un procès équitable aux États-Unis, souligne Melzer. Premièrement, parce que des responsables politiques de tous bords, y compris les deux derniers présidents américains, ont publiquement qualifié Assange d’espion, de terroriste ou de traître, beaucoup ayant laissé entendre qu’il méritait la mort (p. 216-217).

Et deuxièmement, parce qu’il serait jugé dans le fameux « tribunal des espions » d’Alexandria, en Virginie, situé au cœur de l’establishment américain du renseignement et de la sécurité, sans accès au public ou à la presse (p. 220-222).  

Là, aucun jury n’éprouverait de sympathie pour l’acte d’Assange, qui a mis à nu les crimes de sa communauté. Ainsi, comme l’observe Melzer, « Assange ferait l’objet d’un procès secret portant sur la sûreté de l’État et très semblable à ceux que l’on voit dans les dictatures » (p. 223).

Par ailleurs, une fois aux États-Unis, Assange pourrait ne jamais réapparaître, en raison des « mesures administratives spéciales » qui le maintiendraient en isolement total 24 heures sur 24 (p. 227-229). Melzer décrit ce dispositif comme « un autre terme malhonnête pour parler de torture ». 

Le livre de Melzer ne rend pas seulement compte de la persécution d’un dissident. Il relève que Washington commet des violations à l’encontre de tous les dissidents, dont les plus célèbres sont les lanceurs d’alerte Chelsea Manning et Edward Snowden

Selon Melzer, si l’affaire Assange est aussi importante, c’est parce qu’elle marque le moment où les États occidentaux ont arrêté de se contenter de prendre pour cible les lanceurs d’alerte qui travaillent à l’intérieur du système et rompent leur clause de confidentialité pour s’attaquer également à ceux qui travaillent à l’extérieur, comme les journalistes et les éditeurs, dont le rôle même au sein d’une société démocratique est de surveiller le pouvoir. 

Si nous ne faisons rien, prévient Melzer dans son livre, nous finirons par nous réveiller dans un monde transformé. Ainsi, conclut-il, « lorsque dire la vérité sera devenu un crime, nous vivrons tous dans une tyrannie » (p. 331).

The Trial of Julian Assange (en anglais) de Nils Melzer est publié par Penguin Random House.

Jonathan Cook est l’auteur de trois ouvrages sur le conflit israélo-palestinien et le lauréat du prix spécial de journalisme Martha Gellhorn. Vous pouvez consulter son site web et son blog à l’adresse suivante : www.jonathan-cook.net.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Jonathan Cook is the author of three books on the Israeli-Palestinian conflict, and a winner of the Martha Gellhorn Special Prize for Journalism. His website and blog can be found at www.jonathan-cook.net
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