Dune et le monde arabe : comment l’épopée interstellaire évite les clichés sur le Moyen-Orient
Note de la rédaction : cette critique contient des spoilers du roman Dune.
Bien avant que le 11 septembre ne place le Moyen-Orient et l’islam au premier plan de la culture populaire occidentale, il y a eu Dune.
Ce roman de science-fiction majeur et extrêmement influent, écrit par Frank Herbert en 1965, compte parmi les premières œuvres américaines portant une attention particulière à la région.
La fable, qui se déroule dans un futur lointain, se concentre sur Arrakis, une planète désertique pillée qui est la seule source de Mélange (ou Épice), la substance la plus précieuse de l’univers. Elle est également peuplée de Fremen, des individus à la peau sombre qui ressemblent à des bédouins. Les allusions au Moyen-Orient sont évidentes, d’autant que le roman a été publié dans la foulée du boom pétrolier dans les États du Golfe.
Il y a déjà eu des adaptations du roman au cinéma (David Lynch en 1984) et à la télévision (John Harrison en 2000 et 2003). Le cinéaste Alejandro Jodorowsky a également tenté, sans succès, de le porter sur grand écran au milieu des années 1970.
Cet essai infructueux a néanmoins inspiré en partie des films comme la saga Star Wars, Le Cinquième élément et Alien, entre autres. La dernière version en date, signée par le réalisateur canadien visionnaire Denis Villeneuve (Premier Contact, Blade Runner 2049), est la plus ambitieuse à ce jour.
L’annonce du casting de cette adaptation, qui a coûté 165 millions de dollars, a suscité une petite polémique en raison de l’absence d’acteurs du Moyen-Orient aux premiers rôles. Beaucoup craignaient une nouvelle fois que les Fremen ne soient des acteurs majoritairement blancs et que les différences raciales fondamentales soulignées par Frank Herbert dans son œuvre ne soient ainsi masquées.
Mais les objections au sujet de l’absence d’acteurs moyen-orientaux ou musulmans se révèlent infondées.
Singularité rafraîchissante
Le choix de Denis Villeneuve de faire appel à des acteurs de couleur pour incarner les Fremen – en particulier Zendaya et Babs Olusanmokun – fait la différence en faisant remonter à la surface les dynamiques politiques implicites du livre et en préparant le terrain pour les thèmes centraux du roman.
Le réalisateur évite également bon nombre d’écueils raciaux et politiques dans lesquels les adaptations précédentes sont tombées.
Même si cette version de Dune répare divers torts du passé, sa direction politique reste floue, comme c’est généralement le cas pour les méga-productions hollywoodiennes de ce genre, et sa dimension allégorique n’est pas aussi soulignée qu’on l’espérait.
Par souci d’équité, il ne prétend ni n’aspire à être une étude instructive de la relation de l’Occident avec le Moyen-Orient et ses anciennes colonies
Par souci d’équité, il ne prétend ni n’aspire à être une étude instructive de la relation de l’Occident avec le Moyen-Orient et ses anciennes colonies. Les spectateurs qui s’attendent à des références à la région seront déçus. Néanmoins, il y a suffisamment de matière à réflexion pour déceler la singularité rafraîchissante de la position implicite du film à l’égard du Moyen-Orient.
Par ailleurs, en tant qu’épopée d’aventure, Dune – tourné notamment dans le désert du Wadi Rum (Jordanie) et à Abou Dabi – est l’un des blockbusters américains les plus élégants et les plus magnifiquement photographiés de ces dernières années, un film de cape et d’épée souvent exaltant et détaché qui fait passer les productions Marvel au budget similaire pour des jeux vidéo sans âme.
Présenté en avant-première à la Mostra de Venise, Dune est tout d’abord sorti dans certaines régions d’Europe, ainsi qu’en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis. Néanmoins, le plus grand test avait lieu aux États-Unis à partir du 22 octobre, avec sa sortie simultanée sur le service de streaming HBO Max, dans le cadre de la stratégie de lancement post-pandémie du distributeur Warner Bros.
Malgré les excellents résultats, cette décision n’avait pas plu à la critique et à l’industrie cinématographique, qui craignaient un impact négatif sur les recettes du film au box-office.
Le film ne couvre que la première moitié du livre (le générique de début indique qu’il s’agit de la « première partie »). Indépendamment du succès au box-office, la réalisation de la suite par Denis Villeneuve (qui a déclaré que regarder Dune à la télévision revenait à « conduire un hors-bord dans sa baignoire ») dépend du feu vert des dirigeants des studios.
Maîtres de l’univers
Le film et le roman Dune s’ouvrent tous deux en l’an 10191, à une époque où l’univers est contrôlé par des maisons nobles antagonistes, dirigées par l’autocratique Empereur Padishah Shaddam IV, déterminé à les garder sous son emprise.
Le duc Leto (Oscar Isaac) est le chef génial de la Maison Atréides, une planète-océan qui semble relativement épargnée par les conflits.
L’empereur prend la décision suspecte de faire de Leto le nouveau dirigeant d’Arrakis, qui était jusqu’à présent contrôlé par la brutale Maison Harkonnen, rivale des Atréides et dirigée par le baron Vladimir Harkonnen (Stellan Skarsgård), un personnage obèse qui défie la gravité.
Arrakis regorge de Mélange – ou Épice –, la substance la plus précieuse de l’univers, capable de prolonger la vie des humains mais aussi et surtout de faciliter les voyages intergalactiques.
Cependant, son extraction dans le désert profond est une entreprise périlleuse, dans la mesure où les bruyantes installations minières attirent les vers de sable qui peuplent la planète – des monstres gargantuesques qui déferlent sur le paysage et avalent tout ce qui se trouve sur leur chemin.
Certains y voient une critique incisive de l’impérialisme occidental et une célébration de l’esprit résilient du Moyen-Orient, tandis que d’autres dénoncent une énième approbation stéréotypée du mythe du sauveur blanc qui réduit la région à une terre désolée habitée par des brutes non civilisées
À leur arrivée sur Arrakis, le duc Leto et sa famille sont rapidement trahis. Le jeune fils de Leto, Paul (Timothée Chalamet), ainsi que sa mère, Dame Jessica (Rebecca Ferguson), sont livrés à eux-mêmes face à la Maison Harkonnen et aux Fremen, qui les apprécieraient davantage morts pour l’eau qu’ils contiennent dans leur corps – essentielle à leur survie – que pour leurs manœuvres politiques.
Toutefois, Paul est considéré par beaucoup de Fremen comme le Mahdi, le messie qui, d’après la prophétie, libérera Arrakis et leur permettra de vaincre les occupants et les rivaux.
La vision du Moyen-Orient dépeinte par Frank Herbert dans Dune a été abondamment analysée au cours du dernier demi-siècle. Certains y voient une critique incisive de l’impérialisme occidental et une célébration de l’esprit résilient du Moyen-Orient, tandis que d’autres dénoncent une énième approbation stéréotypée du mythe du sauveur blanc qui réduit la région à une terre désolée habitée par des brutes non civilisées.
Un récit complexe aux couleurs allégoriques
La genèse du roman part d’un article publié en 1959 par Frank Herbert, alors journaliste, sur une expérience du gouvernement américain dans l’Oregon visant à réguler le mouvement du sable en plantant de la végétation importée.
Le roman est alimenté par ces préoccupations écologiques, tout comme par plusieurs événements politiques déterminants qui ont marqué la fin des années 1950 et le début des années 1960, notamment la guerre froide, la fin de la colonisation européenne et la montée en puissance des États du Golfe riches en pétrole en tant qu’acteurs politiques majeurs.
Tous ces éléments nourrissent un récit complexe qui ne cache pas ses couleurs allégoriques.
Dune est par ailleurs comparé à Lawrence d’Arabie, également tourné dans le désert du Wadi Rum. Le personnage de Paul Atréides semble inspiré de T. E. Lawrence (1888-1935), l’officier britannique qui a uni les forces arabes contre l’Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale.
Alors que les analogies entre Dune et le Moyen-Orient sont évidentes, renforcées par les noms et expressions à consonance arabe, rien dans le texte de Frank Herbert ne fait explicitement référence à la région ou à son histoire. Et bien que le récit soit empreint de tendances soufies, le bouddhisme zen y figure également en bonne place (Frank Herbert était un ancien catholique converti au bouddhisme).
Comme le révèlent les livres suivants de la série, l’écrivain imagine la religion du futur comme une entité polymorphe façonnée par diverses sensibilités et pensées.
Frank Herbert et Denis Villeneuve établissent tous deux une distinction entre le mysticisme d’Arrakis et des Fremen et la rigidité et le dogme du Bene Gesserit, un ordre religieux influent d’inspiration jésuite, dominé par les femmes, auquel Dame Jessica appartient et par lequel Paul est préparé à devenir le nouveau messie.
Dans le livre, la religion organisée est traitée avec scepticisme et antagonisme, comme une force corruptrice qui prive les humains de choix et de libre arbitre
Dans le livre, si ce n’est dans l’adaptation de Denis Villeneuve, la religion organisée est traitée avec scepticisme et antagonisme, comme une force corruptrice qui prive les humains de choix et de libre arbitre.
Les thèmes moyen-orientaux ne sont pas étrangers à Denis Villeneuve. Son grand succès de 2010, Incendies, une adaptation nommée aux Oscars de la pièce du dramaturge libano-canadien Wajdi Mouawad, est un mélodrame qui se déroule dans un pays du Moyen-Orient non identifié et qui s’inspire fortement de la guerre civile libanaise.
Comptant parmi les cinéastes les plus visionnaires de sa génération, il est trop malin pour livrer un énième conte du messie blanc. Le personnage de Paul incarné par Timothée Chalamet est pour l’essentiel un jeune lionceau. Ses impressionnantes compétences à l’épée et ses pouvoirs quasi surnaturels sont un masque qui cache un jeune homme perdu et confus.
Son messie blanc n’est plus le sauveur des habitants du désert : il n’est plus qu’un outil, un instrument permettant aux Fremen d’obtenir ce qui leur revient.
Le complexe du messie blanc
Si l’adaptation de Denis Villeneuve peut parfois sembler bloquée sur le complexe du messie blanc, cette impression est davantage due à la structure du film qu’à une intention.
Alors que le Dune dure 155 minutes, le cinéaste prend bien le temps d’installer son univers, d’expliquer les relations entre les différentes maisons, le vaste réseau de pouvoir au sein des galaxies ainsi que la myriade de personnages et leur position dans l’histoire.
Cette mise en place étendue qui met la patience du spectateur à rude épreuve, formulée comme un drame politique byzantin, occupe la première moitié du film et laisse peu d’espace à Denis Villeneuve pour creuser les idées de Frank Herbert : il se contente ainsi d’insérer les séquences d’action obligatoires, bien que celles-ci soient spectaculaires et parfaitement appropriées.
Il est peut-être injuste, voire discutable, de porter un jugement définitif sur le film en raison de sa conclusion naturellement tronquée. Néanmoins, en l’état actuel des choses, la direction politique de l’histoire apparaît comme confuse et hasardeuse.
Sans connaître le sort d’Arrakis et de Paul, cette version de Dune ne nous semble guère différente de Lawrence d’Arabie (1962) : l’histoire d’un peuple fier mais non civilisé, né sur une terre rude mais riche, qui attend qu’un messie blanc lui accorde la paix et la liberté que les forces colonisatrices lui ont longtemps refusées.
Dune ne nous semble guère différente de Lawrence d’Arabie (1962) : l’histoire d’un peuple fier mais non civilisé, né sur une terre rude mais riche, qui attend qu’un messie blanc lui accorde la paix et la liberté que les forces colonisatrices lui ont longtemps refusées
Seul un espace limité à l’écran est consacré aux Fremen ; ainsi, ils apparaissent comme des personnages sauvages mais nobles, ingénieux mais primitifs – le stéréotype que l’Occident entretient depuis trop longtemps à propos du Moyen-Orient.
Cependant, Dune est une allégorie de la colonisation. L’état de stagnation et de dénuement d’Arrakis est attribué aux forces d’occupation cannibales qui, par leur addiction et leur dépendance totale à l’Épice, ont perpétuellement refusé aux Fremen non seulement l’autodétermination, mais aussi l’épanouissement personnel.
En ce sens, la première partie de Dune présente une certaine ressemblance avec Black Panther (2018) de Ryan Coogler : l’histoire proposée par Marvel Comics d’une riche nation africaine qui a gagné sa prospérité en se cachant des forces occidentales et en se faisant passer pour un pays d’Afrique pauvre.
Mais Dune a encore plus de portée et de profondeur.
Un avertissement face au développement écologique artificiel
Plus tard dans les livres (ATTENTION, SPOILERS !), la prophétie de longue date du Bene Gesserit au sujet de Paul se réalise, mais l’ordre se sert alors de lui pour gagner en pouvoir politique dans une intrigue secondaire qui illustre comment l’utilisation corruptrice de la religion permet de manipuler les populations.
Comme on pouvait s’y attendre, la révélation survient et Paul devient Muad’Dib, un rôle qu’il fuira plus tard et pour lequel il perdra toute illusion. Pour les Fremen, la liberté et le progrès passent par la transformation d’Arrakis en un monde verdoyant, mais au prix de leur identité.
Ainsi, si la saga Dune commence comme une allégorie de la colonisation, elle se termine comme un avertissement face au développement écologique artificiel et au danger des mythes hérités.
Le roman de Frank Herbert est beaucoup plus cynique, bien plus complexe sur le plan thématique, beaucoup moins héroïque que ne le suggère le chapitre introductif de Denis Villeneuve.
La question de savoir si ce dernier pourra tourner la fin de cette saga dépend des forces d’un marché instable qui s’adresse toujours davantage au plus petit dénominateur commun et où les blockbusters intelligents comme Dune font figure d’exception plutôt que de règle.
- Joseph Fahim est un critique et programmeur de films égyptien. Il est le délégué arabe du Festival international du film de Karlovy Vary (Tchéquie), ancien membre de la Semaine de la critique de Berlin et ancien directeur de la programmation du Festival international du film du Caire. Il est co-auteur de plusieurs livres sur le cinéma arabe et a écrit pour de nombreux médias et think tanks spécialisés sur le Moyen-Orient, notamment le Middle East Institute, Al Monitor, Al Jazeera, Egypt Independent et The National, ainsi que pour des publications cinématographiques internationales telles que Vérité Magazine. À ce jour, ses écrits ont été publiés en cinq langues.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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