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Les 70 ans de régime militaire sont la faute de l’opposition civile égyptienne

En ne tirant pas les leçons du coup d’État de 1952, l’opposition civile égyptienne est la principale responsable de ses échecs répétés à passer à la démocratie
Célébrant l’arrivée de Sissi à la présidence, un Égyptien montre une assiette ornée des portraits de Nasser, Sissi et Sadate (de gauche à droite), sur la place Tahrir au Caire, le 3 juin 2014 (AFP)
Célébrant l’arrivée de Sissi à la présidence, un Égyptien montre une assiette ornée des portraits de Nasser, Sissi et Sadate (de gauche à droite), sur la place Tahrir au Caire, le 3 juin 2014 (AFP)

L’armée égyptienne s’est emparée une première fois du pouvoir en 1952 et puis une seconde fois en 2013. Contrairement aux coups d’État qui ont eu lieu dans d’autres régions du monde (notamment en Amérique latine), les coups d’État de 1952 et 2013 en Égypte n’ont pas imposé de régime militaire direct.  

Mais la politisation de l’armée lors de ces années clés a eu des répercussions significatives, à commencer par la manière dont le président gouverne en lien avec l’establishment militaire. 

Depuis 70 ans, tous les présidents égyptiens sont membres de l’armée, à l’exception bien entendu du défunt président Mohamed Morsi élu en 2012 et renversé un an plus tard. Les aspirations de ces présidents militaires ont aidé à ouvrir la voie à un mode de gouvernance qui a entériné l’exercice du pouvoir personnel.

Ces individus étaient toujours protégés par leur électorat, à savoir l’armée, qui comptait elle-même sur le soutien des puissances étrangères, en raison de la fonction jouée par le régime au Moyen-Orient sur ordre de ces intérêts étrangers.

Un nouvel ordre politique

Après le renversement de la monarchie par le mouvement des Officiers libres de l’armée égyptienne le 23 juillet 1952, des divergences sont apparues dans les rangs du mouvement.

Le dirigeant officiel des Officiers libres, Mohamed Naguib, a appelé les officiers à rentrer à leurs baraques et à remettre le pouvoir aux civils. Cependant, un autre officier, Gamal Abdel Nasser, considérait leur classe comme la plus à même de diriger le pays. 

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Initialement alliés au mouvement des Frères musulmans, les officiers, dirigés par Naguib et Nasser, ont commencé à consolider leur pouvoir et à dissoudre les autres partis politiques lors de cette brève alliance.

Le premier fut al-Wafd, à la tête de la plupart des gouvernements parlementaires avant 1952. Les mouvements ouvriers et communistes ont également été réprimés

Le contingent mené par Nasser a poursuivi ces actions en expulsant Naguib et en abolissant les Frères musulmans. Cela a permis à Nasser d’établir un nouveau régime politique reposant sur l’exercice du pouvoir personnel et l’ingérence de l’armée dans la politique et la gouvernance. 

Son régime reposait fortement sur le soutien de l’Union soviétique et sur les slogans, à savoir soutenir la « Palestinelibre » et la « lutte contre les régimes arabes réactionnaires » pour conserver un soutien populiste et faire taire les voix appelant à des réformes démocratiques. 

Il faut étudier davantage la relation actuelle entre le président et l’armée pour déterminer qui contrôle l’autre : le président ou l’armée ?

Dans sa quête pour raffermir son emprise sur le pouvoir, Nasser s’est même opposé à d’autres membres du corps des officiers, comme le ministre de la Défense Abdel Hakim Amer. Il a bien fallu dix ans à Nasser pour obtenir finalement le contrôle de l’armée, ce qui n’a eu lieu qu’après la défaite retentissante de cette dernière lors de la guerre des Six Jours contre Israël en 1967.

Nasser avait promis d’établir un État démocratique moderne dans ce qui allait devenir la Déclaration de mars 1968. Cependant, cette déclaration n’était qu’une simple formalité. Les mesures répressives des agences de renseignement et de sécurité ont perduré. 

En 1969, le régime a créé les Forces de la sécurité centrale : des militaires opérant sous les ordres du ministère de l’Intérieur. Cette agence était chargée de réprimer les manifestations et les opposants politiques.

Affaires de l’armée

Bien qu’on se rappelle souvent le successeur de Nasser, Anouar al-Sadate, pour ses divergences avec son prédécesseur, le régime de Sadate n’a fait que poursuivre de nombreuses pratiques initiées par Nasser. 

Sadate a éliminé de la même façon ses rivaux politiques qui menaçaient selon lui son régime, allant même jusqu’à remplacer régulièrement les chefs de l’armée pour s’assurer leur loyauté et prévenir tout potentiel putsch, qu’auraient pu planifier selon lui des commandants en place pendant longtemps.

Les douze hommes du Conseil révolutionnaire qui a proclamé que l’Égypte était une république, au siège du Conseil au Caire, le 19 juin 1953 (AFP)
Les douze hommes du Conseil révolutionnaire qui a proclamé que l’Égypte était une république, au siège du Conseil au Caire, le 19 juin 1953 (AFP)

Sadate a également embauché des civils et limité le nombre de ministres issus de l’armée en général. De fait, la divergence entre le régime de Saddam et celui de Nasser implique un processus similaire de remplacement : remplacer les soutiens soviétiques par des soutiens américains, bien que la dépendance de Sadate vis-à-vis des puissances mondiales fût bien plus grande que celle de Nasser. 

Sadate a également embrassé une politique d’ouverture économique libérale qui allait permettre à une petite élite d’acquérir des richesses exorbitantes. L’ouverture a eu de graves conséquences pour l’armée, dont les dirigeants ont choisi de participer aux affaires économiques. 

En 1981, l’Organisation des programmes de service public a été créée, accordant à l’armée une indépendance financière vis-à-vis du budget national. Cela permet à l’armée de mettre en œuvre ses programmes économiques sans supervision civile et de protéger les intérêts économiques d’un groupe de généraux à la tête d’énormes sociétés.

Sous Hosni Moubarak, l’activité économique de l’armée s’est grandement étendue, ce qui a entraîné une armée très différente avec un large spectre de privilèges

L’accord de paix de 1979 avec Israël, signé sous le régime de Sadate, a réduit les dépenses nationales de l’Égypte sur le plan militaire, assujettissant l’armée à la dépendance américaine en matière d’argent, d’armes et de formation. Les États-Unis justifient l’aide à l’Égypte comme un investissement dans la stabilité régionale, basé surtout sur la coopération avec l’armée égyptienne et sur le maintien d’une paix égypto-israélienne.

La direction stratégique de l’armée a changé mais elle a un intérêt à préserver ses intérêts économiques, et le régime qui les protège. 

Sous le successeur de Sadate, Hosni Moubarak, l’armée a grandement étendue son activité économique, ce qui a engendré une armée très différente avec un large spectre de privilèges. Elle s’est muée en armée qui ne s’impliquait pas directement dans la politique. Davantage, elle a protégé le régime des opposants internes, en particulier les islamistes. Elle représentait également un acteur économique indépendant et fort. Les affaires de l’armée sont exemptées de toutes taxes et de tout compte à rendre.

Des leçons non apprises

Il y a deux leçons importantes à tirer de l’ère précédente.

La première : toute alliance d’un mouvement politique avec l’armée pour réduire au silence et éliminer un autre mouvement civil nuit à ces deux mouvements. 

La politisation de l’armée a eu des conséquences dévastatrices sur les mouvements civils et les tentatives de passer à une démocratie. L’armée, seule force organisée, a utilisé ces périodes de transition pour entrer dans la place et remplir le vide laissé par la répression de ces mouvements. 

La seconde : au bout du compte, l’intervention de l’armée dans la politique ne fait qu’établir un régime autoritaire qui repose sur l’exercice du « pouvoir personnel ». Un accord est conclu par lequel l’armée protège le régime en échange de la garantie par le dirigeant de nombreux privilèges pour l’armée et ses amis. En fait, le dirigeant autocrate nuit à la fois à la politique et à l’armée.   

Les liens étroits entre les armées égyptienne et américaine garantissent que l’armée reste loyale au régime (et inversement). Les politiques civils ont rien appris de l’histoire. Le cycle s’est répété après la révolution de 2011

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Alors que le paysage politique égyptien avait changé pendant un moment après les élections de 2011-2012, les armées égyptienne et américaine ont gardé une relation forte. 

La junte militaire alors au pouvoir, le Conseil suprême des forces armées (CSFA) a pu conclure un accord avec les Frères musulmans et les salafistes pour adopter la « feuille de route de la transition ». Cela a permis au CSFA de gouverner, de préserver ses privilèges et même de les codifier unilatéralement dans une série de lois et la Constitution de 2012.

Le Conseil s’est ensuite allié à un mouvement appelant à chasser les Frères musulmans du pouvoir en 2013. Le ministre de la Défense de l’époque, Abdel-Fattah al-Sissi, a accédé au pouvoir et, comme Nasser et Sadate avant lui, a éliminé ses rivaux au sein du CSFA et a établi sa propre autorité personnelle, soutenu par les agences de sécurité et de renseignement. Sissi a ensuite élargi les privilèges de l’armée pour prévenir tout autre putsch. 

Étant donné les privilèges énormes accordés à l’armée dans la révision constitutionnelle de 2019, ainsi que différents statuts, il faut étudier davantage la relation actuelle entre le président et l’armée pour déterminer qui contrôle l’autre : le président ou l’armée ? 

Les civils sont les principaux responsables 

Sissi n’aurait pas pu consolider son pouvoir sans un soutien régional généreux et des conditions géopolitiques favorables.

Les grandes puissances internationales ont privilégié leurs intérêts économiques et leurs accords d’armement avec l’Égypte sur les droits de l’homme et la démocratie ; le régime a prétexté la lutte contre le « terrorisme » pour renforcer son pouvoir et réprimer les droits de l’homme.

Sissi n’aurait pas pu consolider son pouvoir sans un soutien régional généreux et des conditions géopolitiques favorables

Les liens en matière de sécurité entre Israël et l’Égypte se sont renforcés, et les deux armées se coordonnent pour combattre les « extrémistes » au Sinaï. 

Les forces de l’opposition civile égyptienne sont les principales responsables des échecs répétés du pays à passer à la démocratie. Elles ont fermé les yeux sur deux faits cruciaux. Le premier : chaque président choisi par d’autres moyens que des élections libres ne s’est jamais soucié que de consolider son pouvoir personnel et d’empêcher un coup d’État en apaisant l’armée. Le second : compte tenu de l’importance de la position géostratégique de l’Égypte, tout changement politique n’est pas juste un processus interne.

Tant que les mouvements politiques n’admettent pas ces faits cruciaux et n’agissent pas en conséquence, le processus politique égyptien est voué à répéter ce cycle qui dure maintenant depuis 70 ans. 

- Abdel-Fattah Mady est le président de l’unité Études des systèmes politiques et étatiques au Centre arabe de recherche et d’études politiques à Doha et rédacteur en chef de Hikama, un journal d’administration publique et de politique publique. Il a écrit cinq livres et ses recherches se concentrent sur les transitions entre régimes et la démocratisation au Moyen-Orient, les relations civilo-militaires, les mouvements islamistes, l’éducation civique, les droits de l’homme et les libertés académiques.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Abdel-Fattah Mady is the chair of the state and political systems studies unit at the Doha-based Arab Center for Research and Policy Studies and Editor-in-Chief of Hikama (Governance - a Journal of Public Administration & Public Policy). He is also the author of five books, and his research focuses on regime transitions and democratisation in the Middle East, Civil-military relations, Islamist movements, civil education, human rights and academic freedoms.
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