Désespoir, peur, répression : Sissi mène l’Égypte à la catastrophe
En 2019, j’ai écrit que, compte tenu de son évolution actuelle, l’Égypte serait bientôt confrontée à la faillite et à l’incapacité de l’État à fournir des services de base à ses citoyens.
Ce point de vue a été contesté par certains qui estimaient que l’Égypte se développait énormément. Les fonds spéculatifs étrangers ont continué d’investir dans des instruments gouvernementaux égyptiens et le FMI a continué d’offrir un soutien essentiellement inconditionnel.
L’Égypte emprunte juste pour survivre et la seule façon de faire face à ces créances est d’emprunter davantage
Mais au cours des derniers mois, la livre égyptienne a pris un coup, la plupart des importateurs n’ont pas eu accès aux devises étrangères et le coût de la vie a grimpé en flèche. Selon une estimation, l’inflation deviendrait insoutenable à 88 %.
Le ministère égyptien du Pétrole a annoncé début février l’augmentation des prix du carburant à des taux atteignant 20% en raison de la fluctuation du taux de change de la livre.
La dette totale de l’Égypte a augmenté de 93 % en seulement cinq ans et le service de la dette devrait augmenter de 62 % entre l’exercice 2020-2021 et 2023-2024. Dans le budget 2022-2023, la dette représentait près de 50 % des dépenses.
En d’autres termes, l’Égypte emprunte juste pour survivre et la seule façon de faire face à ces créances est d’emprunter davantage.
Même dans les limites des contraintes du fonctionnement du Parlement égyptien, il est clair que le modèle est en place. Selon les commentaires d’un député, « le gouvernement n’envisage pas de cesser d’emprunter ou de limiter le recours à l’emprunt pour combler le déficit et augmenter les ressources ».
L’armée opère dans tous les secteurs
Qu’en est-il des fondamentaux de l’économie ? Ceux-ci ont été systématiquement détruits ces dix dernières années depuis la prise de contrôle militaire du pays.
Les sources de devises étrangères de l’Égypte sont limitées. Traditionnellement, les deux principales sources ont été les revenus du canal de Suez et le tourisme international.
Tous deux ont été durement touchés, d’abord par l’instabilité, puis par la pandémie de covid-19 et maintenant par la guerre en Ukraine.
Entre-temps, le gouvernement a gaspillé d’énormes occasions de développer, de moderniser et de faire croître l’économie.
Au lieu de développer le secteur privé – avec les effets potentiels sur le PIB réel –, le gouvernement a choisi de concentrer toute l’activité économique entre les mains de l’armée.
Aujourd’hui, l’armée opère dans tous les secteurs de la vie économique égyptienne, y compris les médias, le divertissement, la nourriture, l’industrie hôtelière, la construction et, dans l’absolu, tout le reste.
Conséquence ? L’Égypte n’est pas ouverte aux affaires. En fait, le secteur privé est maintenu artificiellement en vie.
Entre-temps, l’armée, sous la direction directe et personnelle du président Abdel Fattah al-Sissi, s’est concentrée sur des mégaprojets qui n’ont aucun impact sur la croissance économique.
La nouvelle « capitale administrative » qui prend naissance dans le désert a siphonné 55 milliards de dollars de l’économie. Une expansion inutile du canal de Suez a englouti 9 milliards de dollars supplémentaires engendrant à peine une augmentation des recettes.
Entre 2015 et 2019, l’Égypte – pays surendetté et très pauvre – est devenue le troisième importateur d’armes au monde
Il n’est pas difficile de comprendre comment nous en sommes arrivés là.
Premièrement, le régime a suivi une voie qui n’a rien à voir avec la connaissance économique, tant sur le plan monétaire que budgétaire.
Deuxièmement, l’énorme soutien du FMI et d’autres puissances internationales qui les saluent, lui et ses mesures économiques.
Troisièmement, environ 45 milliards de dollars ont été consacrés à l’achat d’armes, sans risque ou nécessité géopolitique évident. Entre 2015 et 2019, l’Égypte – pays surendetté et très pauvre – est devenue le troisième importateur d’armes au monde.
À l’inverse, les dépenses consacrées à des secteurs essentiels tels que la santé et l’éducation sont systématiquement inférieures aux minimums garantis par la Constitution.
Une taxe sur... le mariage
À la source de toutes ces décisions, la vision unique de Sissi depuis le début : il y a de l’argent en abondance, à la fois au niveau national et régional, dans lequel l’Égypte peut puiser. Cela s’est accompagné d’une répression brutale et sans précédent qui se poursuit de manière implacable.
Ainsi, la politique gouvernementale s’est concentrée sur la recherche de moyens de drainer la richesse de la population par le biais d’émissions d’obligations publiques qui donnent effectivement des rendements négatifs lors de la prise en compte de la dévaluation de la monnaie, ou par le biais de la fiscalité.
La taxe la plus récente prélevée par le gouvernement vise le mariage. La plupart des Égyptiens ont supposé qu’il s’agissait d’une blague, jusqu’à ce que Sissi l’annonce en personne.
Le point de vue de Sissi sur l’argent du Golfe – « ils ont autant d’argent que de riz » – a été connu très tôt.
Enfin, Sissi méprise la planification. Il a déclaré que si le gouvernement avait entrepris des études de faisabilité, 75 à 80 % des projets gouvernementaux n’auraient pas été approuvés. Évidemment, l’ironie lui échappe.
Nul besoin d’être un grand clerc pour voir que cela mènerait à la catastrophe. Alors, comment le gouvernement a-t-il pu continuer à fonctionner de cette façon tout en maintenant sa réputation internationale ? La réponse est triste mais évidente : le gouvernement a acheté la communauté internationale par une série de manœuvres.
Les achats d’armes, par exemple, avaient pour objectif d’acheter « la bonne volonté des nations vendeuses et en même temps à décourager la pression américaine sur des questions telles que son horrible bilan en matière de droits de l’homme et de démocratie », selon Yezid Sayigh, chercheur principal au Malcolm H. Kerr Carnegie Middle East Center.
Les taux d’intérêt élevés sur la dette ont amorti les besoins d’investissement à court terme des entreprises. Et les bailleurs de fonds, tels que les pays du Golfe, considéraient le succès du régime militaire comme essentiel à leurs propres projets dans la région.
Et nous voilà aujourd’hui. Des centaines de milliards de dollars gaspillés. Le secteur privé détruit. Le Trésor public endetté. Et le coût de la vie qui flambe. Il y a une déconnexion quasi totale entre l’opinion publique et la politique officielle.
Près de 70 % des Égyptiens pensent que le gouvernement en fait « trop peu pour répondre aux besoins de la population qui veut un niveau de vie acceptable » et, malgré les pratiques extrêmement répressives du régime, la moitié de la population refuse d’admettre que les manifestations de masse contre le gouvernement sont une mauvaise chose.
Abondance de désespoir
Au-delà des chiffres, cependant, l’humeur des Égyptiens dans la rue a sensiblement changé.
Le désespoir abonde. La peur est palpable. Le sentiment que le pays s’effondre sous leurs yeux est permanent. Et rien ne montre que Sissi ou le gouvernement sont en train de revoir leur copie pour quitter la voie de la destruction.
La colère d’aujourd’hui ne ressemble à aucun autre sentiment ressenti dans le passé récent de l’Égypte. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il y aura une mobilisation de masse, mais la colère populaire atteindra le point où elle se répandra dans les rues et sera réprimée brutalement et mortellement. Mais sans autre recours, la situation deviendra imprévisible.
Les bailleurs de fonds internationaux de l’Égypte continueront probablement d’essayer d’offrir des bouées de sauvetage en raison de l’aversion à la perte (coûts irrécupérables) et de la pensée illusoire qu’ils peuvent pousser le régime vers la « réforme ». Mais je suis persuadé que l’Égypte court au désastre.
Le gouvernement peut être en mesure de retarder l’effondrement, mais pas de l’empêcher, et il devrait être douloureusement évident pour tous que c’est le gouvernement lui-même et la vision de son dirigeant qui ont mené l’Égypte à cette catastrophe.
La seule voie à suivre pour l’Égypte est celle qui n’implique pas Sissi ou l’armée en tant qu’autorité exécutive et, sans ce changement, l’Égypte se dirige vers un avenir inconnu et sombre.
Il a été dit que l’Égypte est trop grande pour faire faillite, mais il se pourrait bien qu’elle soit trop grande pour être sauvée. En l’absence d’élection présidentielle anticipée, associée à une révision essentielle de l’approche répressive et brutale du régime, nous continuerons à foncer droit dans le mur.
- Yehia Hamed est l’ancien ministre égyptien de l’Investissement. Il fut membre du gouvernement de Mohamed Morsi, élu démocratiquement, qui a été renversé par un putsch en 2013.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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