Pourquoi Sissi ne peut pas réformer l’économie égyptienne, dirigée par l’armée
Le ministre égyptien des Finances, Mohamed Maait, a formulé un rare aveu d’erreur politique en déclarant lors d’une récente intervention dans un talk-show populaire que le recours aux capitaux flottants était une mauvaise stratégie.
Cet aveu intervient dans le contexte d’une crise économique de plus en plus grave, alors que la dette extérieure de l’Égypte a explosé, atteignant 158 milliards de dollars en mars contre 145,5 milliards de dollars en décembre 2021, soit une hausse de 8 % en quatre mois.
Cette hausse s’est accompagnée d’une inflation record qui a atteint près de 15 %, tandis que la livre a perdu près de 22 % de sa valeur depuis mars, date à laquelle l’Égypte a dévalué sa monnaie. Lundi, la banque centrale achetait un dollar pour 19,01 livres, contre 15,6 livres en mars.
La pression accrue sur le budget de l’État et la baisse constante des réserves de change sont toutefois ce qui inquiète le plus.
Les coûts des intérêts et du remboursement de la dette pour le budget 2022-2023 de l’Égypte ont bondi à 90 milliards de dollars, contre environ 63 milliards de dollars pour l’exercice précédent – consommant ainsi plus de la moitié des dépenses publiques.
Cette situation représente un poids important pour la capacité du gouvernement à fournir des services sociaux et à honorer ses créances sans contracter des emprunts supplémentaires.
Les réserves en devises étrangères sont tombées à 35,5 milliards de dollars fin mai, contre plus de 37 milliards de dollars deux mois plus tôt. Si cette tendance se poursuit, la livre égyptienne sera soumise à une pression supplémentaire, avec un nouveau cycle potentiel de dévaluations qui mettrait encore plus à mal les classes moyennes et défavorisées.
Compte tenu de l’aggravation de la crise, l’agence de notation Moody’s a revu à la baisse la perspective de l’Égypte en mai, la faisant passer de stable à négative.
Système de capitalisme militarisé
La réponse du régime à la crise consiste à tenter de solliciter des flux de capitaux extérieurs, principalement en provenance du Golfe, et à négocier un nouveau prêt auprès du Fonds monétaire international (FMI) afin d’honorer ses obligations croissantes.
Ces derniers jours, les États du Golfe ont promis une aide financière d’environ 22 milliards de dollars à l’Égypte, notamment un accord d’investissement avec l’Arabie saoudite d’une valeur estimée à 10 milliards de dollars.
Dans le même temps, le président Abdel Fattah al-Sissi s’est lancé dans un programme de privatisation massif, dans le cadre duquel 40 milliards de dollars d’actifs publics doivent être vendus dans les années à venir.
Le pays doit cesser d’investir dans des mégaprojets d’infrastructure et s’employer plutôt à accroître la compétitivité de l’économie égyptienne et à approfondir son tissu industriel
Le régime devrait également poursuivre sa politique d’emprunt et devenir ainsi le principal émetteur de dette souveraine parmi les marchés émergents d’Europe et de la région MENA, avec des émissions de 73 milliards de dollars cette année.
De telles politiques sont très éloignées de la transformation radicale de l’économie politique égyptienne nécessaire pour remédier aux problèmes budgétaires du pays. Pour réformer véritablement l’économie, le système de capitalisme militarisé du régime doit être entièrement revu.
Ce modèle, qui repose sur des investissements soutenus par la dette dans des mégaprojets d’infrastructure aux avantages économiques douteux, gérés ou exécutés par l’armée, s’est révélé non seulement inefficace dans la lutte contre la pauvreté, mais aussi désastreux pour les finances de la nation en plaçant l’Égypte dans une position extrêmement précaire.
Pour atténuer la crise actuelle, Le Caire doit mettre en œuvre trois changements de politique connexes. Premièrement, il lui faut se défaire d’un grand nombre d’entreprises appartenant à l’armée, en particulier dans les régions où son intervention cause des pertes importantes dans le secteur privé.
Deuxièmement, le pays doit cesser d’investir dans des mégaprojets d’infrastructure et s’employer plutôt à accroître la compétitivité de l’économie égyptienne et à approfondir son tissu industriel.
Enfin, le régime doit revoir la fiscalité en passant d’un système régressif qui taxe lourdement la consommation à un système progressif.
En éliminant tous les pôles de pouvoir civils, l’armée a fini d’imposer sa mainmise sur l’État et changé de nature, passant d’une institution de sécurité à un parti politique
Cela consisterait notamment à éliminer la pléthore d’exonérations fiscales dont profitent les entreprises appartenant à l’armée en les plaçant sous contrôle civil.
Ces mesures permettraient non seulement de renforcer l’assiette fiscale de l’État, qui représente environ 14 % du PIB, contre environ 28 % au Maroc, mais aussi de réduire la pauvreté et de stimuler la demande locale, ce qui boosterait les performances du secteur privé, qui affiche des signes prolongés de croissance négative.
Les obstacles à la mise en œuvre de ces politiques, cependant, sont davantage d’ordre politique qu’économique. Cette situation découle de la mainmise de l’armée sur l’appareil étatique et de l’absence de parti civil au pouvoir pour contrebalancer l’armée, ce qui affaiblit la position du président.
Des options limitées
En effet, le trait le plus distinctif du régime de Sissi, par rapport à l’ère Moubarak, est l’absence d’un grand parti civil au pouvoir, à l’image du Parti national démocratique que le président pouvait utiliser pour réduire l’influence de l’armée et instaurer les réformes nécessaires.
Bien que le Parlement soit peuplé de partis pro-Sissi, notamment Mostaqbal Watan, rien ne prouve qu’ils participent à l’élaboration des politiques, ni qu’ils occupent des fonctions ministérielles. Sissi se retrouve donc à la merci de l’armée en tant qu’institution dirigeante en Égypte, ce qui limite considérablement ses options politiques.
La suprématie de l’armée au sein du système politique est même inscrite dans la Constitution, avec un amendement de 2019 qui ajoute aux devoirs de l’armée « la protection de la Constitution, de la démocratie, de l’État et de sa nature laïque, ainsi que des libertés individuelles », augmentant ainsi considérablement son pouvoir.
La tendance à la militarisation de l’État ne montre aucun signe d’affaiblissement. Au contraire, tout indique qu’elle s’intensifie.
À la mi-juillet, le général Salah al-Ruwaini, chef du système judiciaire militaire, a prêté serment en tant que chef adjoint de la cour constitutionnelle, créant ainsi un dangereux précédent qui porte la politisation du système judiciaire à de nouveaux sommets.
À bien des égards, le régime est victime de son propre succès. En éliminant tous les pôles de pouvoir civils, l’armée a fini d’imposer sa mainmise sur l’État et changé de nature, passant d’une institution de sécurité à un parti politique.
En pratique, l’armée égyptienne agit désormais comme un parti au pouvoir, contrôlant directement la politique et l’appareil étatique, ce qui a des conséquences monumentales.
En pratique, l’armée égyptienne agit désormais comme un parti au pouvoir, contrôlant directement la politique et l’appareil étatique, ce qui a des conséquences monumentales
La plus notable est l’affaiblissement de la position du président, puisqu’il ne peut plus faire appel aux forces civiles pour contrebalancer l’armée. Le régime est donc fortement limité dans sa capacité à mettre en œuvre des réformes, notamment dans le domaine économique, puisque le statu quo profite grandement à l’armée.
Toute réforme économique impliquerait nécessairement que Sissi affaiblisse la mainmise de l’armée sur l’État et l’économie – une perspective peu probable, car cela entraînerait un conflit direct avec sa propre base de pouvoir. Ainsi, les réformes proposées seront forcément limitées et ne permettront pas d’atténuer la crise qui s’aggrave en Égypte.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
- Maged Mandour est analyste politique et chroniqueur pour la rubrique « Chronicles of the Arab Revolt » de la plateforme openDemocracy. Il est également rédacteur pour Sada, le journal en ligne de la Fondation Carnegie pour la paix internationale. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @MagedMandour.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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