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Les EAU ne renoncent pas à leurs aventures militaires, ils s’implantent

Abou Dabi reste un acteur très affirmé dans la région, désireux d’utiliser tous les leviers de pouvoir pour parvenir à ses fins
Le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed al-Nahyane (AFP)
Le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed al-Nahyane (AFP)

Un article du Financial Times publié le 7 juin suggère que les Émirats arabes unis (EAU) ont échangé leur politique de sécurité et leur politique étrangère affirmée contre une approche diplomatique plus mesurée. La réalité ne saurait être plus éloignée de la vérité.

Cet argument ressemble beaucoup à un argument central utilisé par les Émiratis ces derniers mois : Abou Dabi tente de changer son image sous l’ère Biden pour apparaître comme un acteur constructif dans la région, et non un perturbateur.

Mais si on regarde au-delà du discours, Abou Dabi reste un acteur très affirmé dans la région, désireux d’utiliser tous les leviers de pouvoir pour parvenir à ses fins. Il le fait plus discrètement et avec davantage de déni plausible, mais pas nécessairement de façon moins perturbatrice.

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Défiant les étiquettes de hard et soft power, les approches stratégiques adoptées par cette monarchie tribale du Golfe dans la région continuent de rassembler toutes les sources de son pouvoir et de son influence.

Étant donné que le pays est petit en termes de taille et de population, la plupart des analystes appliquent toujours à tort des métriques désuètes de pouvoir conventionnel en essayant de donner du sens à la position affirmée d’Abou Dabi dans la région.

La fédération de sept Émirats, menée par le triumvirat composé de trois frères influents de la famille al-Nahyane d’Abou Dabi (Mohammed, Mansour et Tahnoun ben Zayed), peut minimiser ses ambitions dans la région, en réalité, elle continue à tirer fermement tous les leviers du pouvoir pour atteindre ses grands objectifs stratégiques notamment en Libye, au Yémen et dans la Corne de l’Afrique

Ne disposant pas de capacités et ressources militaires conventionnelles, Abou Dabi est devenu maître de la guerre par délégation, construisant des réseaux avec les communautés et élites locales pour mettre en place des forces supplétives ou pour permettre à leurs mercenaires de projeter leur pouvoir à l’étranger.

Un empire néomercantiliste

Ce faisant, les EAU continuent de poursuivre leurs objectifs stratégiques envers et contre tout, bravant les critiques de Washington sur le financement des mercenaires russes en Libye, selon un rapport publié par l’inspecteur général du Pentagone pour les opérations de lutte contre le terrorisme en Afrique, ou coopérant avec la Chine sur le développement de technologies d’intelligence artificielle et d’information novatrices.

Contrairement à l’Arabie saoudite, qui cède généralement sous la pression américaine, les EAU ont tendance à réagir avec des campagnes de relations publiques à Washington. 

Mohammed ben Zayed (MBZ) et ses frères ne considèrent pas les EAU comme un État client, ils adoptent une approche à somme nulle concernant l’engagement dans la région afin de faire avancer leurs intérêts.

Contrairement à l’Arabie saoudite, qui cède généralement sous la pression américaine, les EAU ont tendance à réagir avec des campagnes de relations publiques à Washington

Motivés par de grandes ambitions stratégiques de construire un empire néomercantiliste au carrefour entre l’est et l’ouest, les dirigeants d’Abou Dabi ces dix dernières années en sont venus à croire que le vide laissé dans la région par un Occident battant en retraite pourrait être comblé par un nouvel ordre contre-révolutionnaire et autoritaire mené par une puissance intermédiaire, comme les EAU.  

Abou Dabi a perfectionné la guerre par délégation à travers des intermédiaires qui portent le fardeau du conflit tout en protégeant la réputation des Émirats arabes unis.

Ces supplétifs, comme les milices locales, les mercenaires et les influenceurs locaux, peuvent aider à traduire les richesses pétrolières de la monarchie en hard et soft power. 

En exploitant les doléances locales, les Émirats développent soigneusement des forces armées en se basant sur la stratégie coloniale du « diviser pour régner ».

Des manifestants défilent avec un panneau proclamant en arabe « EAU Sud, Sud EAU » et des drapeaux du Yémen du Sud et des Émirats arabes unis à Aden, au Yémen, le 5 septembre 2019 (AFP)
Des manifestants défilent avec un panneau proclamant en arabe « EAU Sud, Sud EAU » et des drapeaux du Yémen du Sud et des Émirats arabes unis à Aden, au Yémen, le 5 septembre 2019 (AFP)

En Somalie, Abou Dabi a activement soutenu la province sécessionniste somalienne du Puntland, mobilisant ses ambitions sécessionnistes pour établir une force de lutte contre la piraterie menée par des mercenaires qui fournissent aux EAU un rayonnement autour de la zone géostratégique de la Corne de l’Afrique.

Autour des ambitions sécessionnistes du Sud du Yémen, les Émiratis ont créé le Conseil de transition du Sud – un supplétif qui continue assurer l’accès d’Abou Dabi aux eaux yéménites.

En Libye, les Émirats ont exploité la polarisation post-révolutionnaire pour créer un ample réseau de milices dans le cadre de l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL) qui donne à l’État du Golfe un contrôle significatif sur le corridor stratégique d’Afrique du Nord dans l’Est de la Libye. 

Diviser pour régner

Par ailleurs, les EAU ont repoussé les limites du déploiement de mercenaires en temps de guerre.

En Libye, Abou Dabi finance le groupe Wagner en soutien à l’ANL de Haftar. En Somalie, il finance une force de lutte contre la piraterie. Et au Yémen, des mercenaires latino-américains en uniforme émirati forment l’épine dorsale des opérations, tandis que des mercenaires américains et israéliens payés par les Émiratis dirige des escadrons d’assassins dans le sud du Yémen. 

Ainsi, au lieu d’un véritable retrait, les Émirats arabes unis passent d’une phase d’expansion à une phase de consolidation, dans laquelle les objectifs sécurisés sont protégés via une approche perturbatrice du « diviser pour régner ».

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Tout en réduisant ses forces sur le terrain en Somalie, en Libye et au Yémen, le réseau de supplétifs continue à s’assurer que les objectifs sont bien atteints.

Discrètement et avec un déni plausible, Abou Dabi a externalisé efficacement ses muscles à ces forces, contribuant à orienter l’issue de ces conflits tout en évitant toute responsabilité pour des crimes de guerre. 

Abou Dabi continuera à imposer sa vision de la région, tout en protégeant les infrastructures et les accès nécessaires pour préserver son empire.

Même si les troupes émiraties sur le terrain, au Yémen et en Libye, ont été réduites ces derniers mois, il ne faut se faire aucune illusion : la politique de cet État du Golfe n’est pas une politique de retrait, mais d’implantation. 

Andreas Krieg est professeur assistant au département d’études de la défense du King’s College de Londres et consultant spécialisé dans les risques stratégiques pour des gouvernements et des entreprises du Moyen-Orient. Il a récemment publié un ouvrage intitulé Socio-Political Order and Security in the Arab World.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Dr. Andreas Krieg is an associate professor at the Defence Studies Department of King's College London and a strategic risk consultant working for governmental and commercial clients in the Middle East. He recently published a book called 'Socio-political order and security in the Arab World'.
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