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Athena, ma cité a craqué

Les premiers films sur la banlieue française donnaient à voir des cités au bord de l’implosion, minées par une multitude de problèmes sociaux. Désormais, on filme des territoires perdus, hostiles. On filme la guerre
« Athena n’échappe pas au donné qu’impose la pensée réactionnaire sur la banlieue, l’immigration, l’islam » (capture d’écran)

De La Haine à Athena, que de chemin parcouru. Presque trois décennies séparent les films de Mathieu Kassovitz et de Romain Gavras. Sorti en 1995, deux ans avant la création de Netflix et alors qu’internet était encore inconnu de la quasi-totalité des Français, La Haine est le premier grand succès d’un genre désormais reconnu comme « cinéma de banlieue ».

Tours gigantesques, dalles, longues barres souvent labyrinthiques… Les grands ensembles constituent un terrain hautement cinématographique. Ils offrent un décor naturel et d’immenses espaces permettant une profondeur de champ. Une masse de béton imposante propice aux plans en drones, au risque d’encourager une vision en surplomb qui écrase des réalités complexes.

À côté du paysage urbain, la banlieue est aussi le lieu du spécifique par excellence, à la fois social et ethnique. S’y concentrent un certain nombre de maux (chômage, pauvreté, racisme, relégation urbaine, échec scolaire…). Une société dans la société, avec son mode de vie, ses codes, son parler, ses réseaux informels. L’effet de loupe de la caméra contribue à « exotiser » à outrance des territoires et des personnes déjà placées en marge de la communauté nationale imaginée.

La guerre est déclarée

Thème récurrent du « cinéma de banlieue », l’opposition jeunes-police est au cœur d’Athena. Dès l’ouverture, le ton est donné. Mine grave et uniforme de militaire, Abdel (Dali Benssalah) sort du commissariat. Son petit frère Idir, 13 ans, a été tué selon toute vraisemblance par des policiers. Il appelle au calme les habitants réunis face à lui. Une marche blanche est prévue.

Romain Gavras donne à voir une cité contrôlée par une horde de jeunes hommes noirs et arabes, violents, anonymes et interchangeables

Son avocat prend le relais. Ce n’est autre que Yassine Bouzrou, qui joue son propre rôle d’avocat pénaliste. Il rappelle que le grand-père d’Idir était un tirailleur algérien engagé pour la France lors de la Seconde Guerre mondiale et qu’Abdel revient du Mali où il a servi dans l’opération Barkhane. Les jeunes interrompent de manière spectaculaire cette profession de foi patriotique.

Ils jettent un cocktail molotov sur le commissariat qu’ils assiègent (beaucoup trop facilement) pour prendre le maximum d’armes, et repartent dans un fourgon de police comme prise de guerre. Ce mot revient d’ailleurs à de multiples reprises. « On est une vraie équipe, comme des militaires », dira l’un des jeunes, qui comme la plupart de ses acolytes n’a ni nom, ni histoire.

Plus encore que dans les scènes finales de Dheepan, des Misérables ou de BAC Nord, il n’est plus question d’émeutes, mais d’un territoire et d’une partie de ses habitants qui ont fait sécession. « Tant qu’on n’a pas le nom des condés [qui ont tué Idir], c’est la guerre », déclare Karim (Sami Slimane), le frère d’Abdel, qui dirige un quartier transformé en zone fortifiée.

Évidences sensibles

Le récit du film repose sur la reconquête de ce territoire insurgé par les forces de l’ordre. À  l’instar de BAC Nord, dont le réalisateur Cédric Jimenez n’a jamais fait mystère de ses sympathies policières, Romain Gavras donne à voir une cité contrôlée par une horde de jeunes hommes noirs et arabes, violents, anonymes et interchangeables.

Les personnages sont peu travaillés, voire maltraités par le réalisateur. Ils n’apparaissent à l’écran que pour occuper la fonction qui leur est dévolue. Le casting très masculin repose sur une palette de rôles stéréotypés. Des policiers irréprochables, des jeunes enragés, des dealeurs égoïstes et sans scrupules, des « barbus » volontaires mais dépassés, un « fiché S » suicidaire.

Le climat de guerre et de tension (les personnages hurlent sans cesse) laisse peu de place à une approche fine de phénomènes pourtant complexes

Face à ces territoires perdus où les policiers ne peuvent intervenir qu’en nombre et au péril de leurs vies (il est même question de l’arrivée imminente de l’armée), Athena plaide pour un retour à l’ordre républicain. Il a lieu sous forme d’une scène finale qui renvoie à l’image de la véritable arrestation de jeunes lycéens à Mantes-la-Jolie, genoux à terre et mains derrière la tête.

C’est en ce sens que le film partage avec le discours nationaliste ce que le philosophe Jacques Rancière nomme des « évidences sensibles ». Le triomphe de ces idées ne consiste pas dans leur acceptation unanime, mais dans le fait de voir ce qu’elles nous font voir, de parler de ce dont elles parlent. Athena n’échappe pas au donné qu’impose la pensée réactionnaire sur la banlieue, l’immigration, l’islam.

Mélange des genres

Romain Gavras a bien tenté d’introduire un peu de nuance dans son récit. Abdel est tiraillé par des loyautés multiples entre sa famille, son quartier, les forces de l’ordre, son pays. Les grands frères musulmans tentent bien d’apaiser les choses, mais ils finissent « nassés », frappés et interpellés sans raison (arrestation qui pourra être mise sur le compte du chaos dans la cité).

Le dispositif même du film contredit ces tentatives maladroites. Le climat de guerre et de tension (les personnages hurlent sans cesse) laisse peu de place à une approche fine de phénomènes pourtant complexes. Impossible dans ces conditions d’évoquer les effets de l’insécurisation néolibérale et du démantèlement du tissu associatif sur la recrudescence – bien réelle – de la violence dans certains quartiers.

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En matière de mise en scène, Gavras use et abuse des plans en drones et des ralentis, ce qui n’est jamais bon signe. Il filme les affrontements avec une complaisance douteuse, renforcée par une musique omniprésente et pompeuse. Une esthétique kitsch plus proche d’une reconstitution de la banlieue au Puy du Fou que d’une volonté de traiter avec sérieux un thème aussi dense.

Certes, Athena reste une fiction qui revendique un certain onirisme. Un film n’a pas à être jugé en fonction de sa plausibilité. Mais alors, que font Yassine Bouzrou à l’écran, tous les extraits de BFMTV, les forces d’intervention (CRS, BAC, RAID) citées par leur nom ou les banlieues parisiennes qui apparaissent elles aussi sous leur vrai nom ? L’incohérence est totale.

Sauver les institutions

L’épilogue est aussi improbable que la scène d’ouverture. Idir a en réalité été tué par des néo-nazis déguisés en policiers pour faire basculer les cités de France dans le chaos. À l’heure où le corps policier est gagné par les idées d’extrême droite et où les tirs meurtriers pour refus d’obtempérer se multiplient depuis une triste loi de 2017, Athena choisit de calmer le jeu.

À l’exception de l’arrestation des « barbus », les forces de l’ordre sont exemplaires. Pas un mot ou geste de travers. Elles gardent un calme olympien face au déluge de feu qui s’abat sur elles. Les policiers qui ont tiré sur Karim (lequel les menaçait avec un cocktail molotov) sont des brebis égarées et corrompues de la BAC en mèche avec les dealers. L’institution policière est sauve.

L’absence de critique sociale et la complaisance policière dans Athena sont tout sauf une surprise. En dépit d’une forme assumée (et en définitive ratée) de fantaisie, le film est une énième chronique nihiliste sur l’« ensauvagement » de territoires perdus de la République

C’était déjà le cas des Misérables, de Ladj Ly (co-scénariste et producteur d’Athena). Sorti en 2019, le film avait été pris à parti par certains syndicats policiers, alors même qu’il était centré sur le vécu et les états d’âme de fonctionnaires confrontés à une contexte difficile. En pleine effervescence Black Lives Matter, Les Misérables a été reçu aux États-Unis comme un hommage au « Blue Lives Matter » (les vies policières comptent).

L’absence de critique sociale et la complaisance policière dans Athena sont tout sauf une surprise. En dépit d’une forme assumée (et en définitive ratée) de fantaisie, le film est une énième chronique nihiliste sur l’« ensauvagement » de territoires perdus de la République. Un long-métrage qui contrarie pourtant l’extrême droite, laquelle y voit un plaidoyer « pro-banlieue ». Rien ne nous est épargné.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Avocat, Rafik Chekkat a exercé dans des cabinets d’affaires internationaux et intervient désormais en matière de discriminations et libertés publiques. Concepteur et animateur du projet Islamophobia, il codirige la rédaction de la revue Conditions. Rafik Chekkat est diplômé en droit (Université Paris 1) et en philosophie politique (Université de Paris). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @r_chekkat Rafik Chekkat is a lawyer who works on discrimination and civil liberties issues. Chekkat holds a degree in law from University of Paris 1 and a degree in political philosophy from University of Paris. You can follow him on Twitter: @r_chekkat.
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