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Les sanctions américaines causent une souffrance indicible aux Iraniens… pour rien

Les histoires des Iraniens montrent le coût humain dévastateur des sanctions économiques américaines, lequel est largement ignoré par l’élite de la politique étrangère à Washington
Un homme portant un masque passe devant une fresque peinte sur les murs d’enceinte de l’ancienne ambassade américaine à Téhéran, le 20 septembre (AFP)
Un homme portant un masque passe devant une fresque peinte sur les murs d’enceinte de l’ancienne ambassade américaine à Téhéran, le 20 septembre (AFP)

« Ma jeune cousine est décédée la semaine dernière », a récemment déploré une twitto iranienne. « Elle avait besoin de médicaments pour son cancer, introuvables selon les médecins. »

Le tweet se poursuit tragiquement : « Peut-être qu’elle serait aux côtés de sa petite fille maintenant, si elle avait eu ce traitement, et pas sous un tas de poussière froide. »

Ces mots déchirants sont de la journaliste Katayoon Lamezadeh, l’une des milliers d’Iraniens qui ont évoqué sur les réseaux sociaux la façon dont les sanctions ont bouleversé leur vie.

Les histoires des Iraniens montrent le dévastateur coût humain des sanctions économiques américaines, lequel est largement ignoré par l’élite de la politique étrangère de Washington et largement inconnu du grand public américain.

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L’assassinat du scientifique iranien Mohsen Fakhrizadeh est le dernier événement d’une longue campagne de pression menée contre l’Iran par les États-Unis et leurs alliés tels qu’Israël.

Toutefois, dans le cas des sanctions, ce sont surtout les Iraniens ordinaires qui en paient le prix.

Les sanctions et les actions clandestines qui se sont abattues contre l’Iran sous l’ère Trump n’ont pas arraché de concessions au gouvernement iranien, mais causent d’incommensurables souffrances en Iran. Aujourd’hui, la population iranienne est doublement écrasée par les sanctions américaines et la crise du COVID-19, le tout sous le joug d’un gouvernement de plus en plus répressif.

L’administration Trump a imposé de nouvelles sanctions après son retrait de l’accord sur le nucléaire iranien en mai 2018, paralysant une économie dont dépendent plus de 83 millions de vies.

Et malgré le lourd bilan de la pandémie en Iran, épicentre du virus au Moyen-Orient, Trump est résolu à alourdir les sanctions jusqu’à l’investiture du président élu Joe Biden le 20 janvier. Son administration a ignoré de nombreux appels des dirigeants du monde et de l’ONU à accorder un allègement des sanctions en raison de l’épidémie de coronavirus.

Un travailleur iranien passe devant des lits dans un hôpital de fortune à l’intérieur du centre commercial Iran Mall, au nord-ouest de Téhéran, le 21 mars (AFP)
Un travailleur iranien passe devant des lits dans un hôpital de fortune à l’intérieur du centre commercial Iran Mall, au nord-ouest de Téhéran, le 21 mars (AFP)

Récemment, 75 démocrates au Congrès ont également envoyé une lettre à l’administration Trump pour exiger des mesures visant à faire en sorte que tous les pays puissent obtenir du matériel médical essentiel pendant la pandémie malgré les sanctions américaines renforcées.

Une crise humanitaire

Ces dernières semaines, de nombreux Iraniens ont commencé à documenter la crise humanitaire déclenchée par les sanctions en utilisant le hashtag Ravayat-e Tahrim (روایت_تحریم#), ce qui signifie « l’histoire des sanctions ».

Ces récits personnels corroborent les lugubres données économiques en provenance d’Iran, qui montrent des baisses frappantes de la consommation de produits de base comme la viande rouge et le riz.

La souffrance et l’impuissance du peuple iranien aujourd’hui soulignent la nature impitoyable de l’approche du président Trump à l’égard de l’Iran, et la nécessité morale et stratégique de soulager la pression sur le peuple iranien et de repenser la politique américaine de sanctions sous l’administration Biden.

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Bon nombre des histoires partagées en ligne par les Iraniens racontent une perte d’accès à des médicaments vitaux.

Alors que les biens humanitaires tels que la nourriture et les médicaments sont techniquement exemptés du régime de sanctions américaines, des groupes tels que Human Rights Watch ont décrit comment les sanctions économiques et financières globales ont dissuadé les entreprises et banques étrangères de faciliter le commerce humanitaire avec l’Iran, y compris en ce qui concerne « les médicaments vitaux et le matériel médical ».

Les résultats de cette politique ont nui aux plus vulnérables, en particulier aux patients souffrant de maladies chroniques et rares telles que la sclérose en plaques, l’hémophilie, le VIH/sida, l’épilepsie et les cancers. La vie de beaucoup d’Iraniens dépend maintenant de la recherche de médicaments qui se font de plus en plus rares.

Un Iranien a tweeté avoir cherché le médicament contre le diabète pour son père dans « sept ou huit » pharmacies en vain. Puis, dans une pharmacie de la place Ferdowsi à Téhéran, il a vu une femme rechercher vainement un médicament anticoagulant nommé Plavix. « J’ai oublié mes propres ennuis et je l’ai regardée alors qu’elle quittait la pharmacie désespérée », écrit-il. « J’avais honte d’avoir du Plavix à la maison pour mon père qui a subi un accident vasculaire cérébral. »

Entre 2011 et 2020, la consommation de viande rouge a diminué de 51,6 %, le riz de 34,7 % et les produits laitiers de 35,3 %

Les rapports de première main sur le désespoir causé par les sanctions américaines sont encore assombris par la situation économique globale dans le pays. Selon le Centre statistique d’Iran, de mars 2016 à mars 2020, le PIB par habitant a diminué d’environ 10 %.

Le prix des denrées alimentaires de base comme le beurre et les haricots a plus que doublé au cours de cette période, tandis que les prix des logements et de l’automobile ont grimpé en flèche à tel point qu’ils sont inabordables pour tous, hormis pour les citoyens les plus riches.

Au fur et à mesure que les revenus des ménages iraniens ont diminué, les habitudes de consommation intérieure, même pour les denrées alimentaires vitales, ont diminué. Les statistiques à cet égard montrent à quel point les Iraniens se sont appauvris : entre 2011 et 2020, la consommation de viande rouge a diminué de 51,6 %, le riz de 34,7 % et les produits laitiers de 35,3 %.

Surtout, la précédente série de sanctions imposées par l’administration Obama n’a commencé à être levée qu’en 2016 avant d’être réimposée avec plus de sévérité par le président Trump en 2018.

Le déclin économique rapide de ces dernières années est directement imputable à la campagne dite de « pression maximale » de l’administration Trump, qui a largement entaillé les exportations de pétrole de l’Iran, réduit de deux tiers la valeur de sa devise et entraîné une inflation galopante. Alors que la corruption persistante et la mauvaise gestion intérieure ont longtemps joué un rôle dans le malaise économique de l’Iran, l’Iran a connu une croissance de 13 % en 2016, l’année de l’entrée en vigueur de l’accord nucléaire, et était sur la voie d’une nouvelle croissance.

Écraser la société civile

Le peuple iranien a été soumis à une grande souffrance sans dividendes perceptibles pour les intérêts de sécurité nationale des États-Unis ou la stabilité régionale.

Les sanctions américaines ont également contribué à écraser la société civile iranienne, qui subit déjà d’énormes pressions de la part de l’État. Au cours des dernières années, les militants de la société civile iranienne, comme d’autres Iraniens, se sont appauvris, ont sombré dans la maladie et le désespoir.

« L’appauvrissement signifie que beaucoup de personnes engagées dans ce secteur en tant que bénévoles ne sont plus en mesure de poursuivre leur activité car elles doivent cumuler plusieurs emplois pour joindre les deux bouts.

À ce titre, la société civile iranienne perd son atout le plus précieux : ses activistes bénévoles », estime Sussan Tahmasebi, éminente militante des droits des femmes et personnalité de la société civile.

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Toutefois, la triste réalité est que la société civile iranienne qui prônait autrefois les droits rétropédale pour répondre aux exigences fondamentales telles que la nourriture et les soins médicaux. « Il faudra des années à la société civile iranienne pour se remettre de ces revers, tout comme il faudra des années aux Iraniens pour se remettre des revers économiques de ces dernières années », ajoute Tahmasebi.

Les sanctions de l’administration Trump contre l’Iran deviennent une fin en elles-mêmes. Elles ont déclenché une catastrophe humanitaire sans remplir les objectifs raisonnablement définis des États-Unis à l’égard de l’Iran.

Après des années de pression maximale, la politique étrangère du gouvernement iranien reste inchangée, son programme nucléaire est plus avancé et ses factions les plus radicales n’en sont que plus fortes. La politique américaine actuelle n’a réussi qu’à appauvrir brutalement une population déjà sous le joug d’un gouvernement répressif.

Hossein Nooraninejad, le porte-parole du plus grand parti réformiste d’Iran, le Parti du peuple uni, explique à Middle East Eye que les sanctions n’ont pas rempli leurs objectifs déclarés parce que le peuple iranien les a endurés, certains comme un acte de « résistance » vis-à-vis des États-Unis et d’autres en raison de la coercition.

Le peuple iranien a été soumis à une grande souffrance sans dividendes perceptibles pour les intérêts de sécurité nationale des États-Unis ou la stabilité régionale

Il ajoute que les Iraniens exigent également de plus en plus une résolution diplomatique des tensions avec les États-Unis, en raison de l’impact des sanctions sur leur vie. 

L’administration Biden doit repenser le recours à des sanctions générales comme outil de politique étrangère. Comme le montre actuellement le cas de l’Iran, le résultat net de telles sanctions n’est que souffrance généralisée et instabilité géopolitique.

Pour rétablir la confiance entre les États-Unis et le peuple iranien et sa crédibilité en tant que défenseur des droits de l’homme dans le monde, le président Biden doit accorder un allègement des sanctions qui punissent l’ensemble de la population, première étape pour trouver des solutions diplomatiques aux différends avec l’Iran.

- Negar Mortazavi est journaliste et analyste politique à Washington D.C. Elle est chroniqueuse pour The Independent et anime « The Iran Podcast ». Vous pouvez la suivre sur Twitter : @NegarMortazavi

- Sina Toossi est analyste de recherche au National Iranian American Council (NIAC). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @SinaToossi

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Negar Mortazavi is a journalist and political analyst based in Washington DC. She is a columnist for The Independent and host of the Iran Podcast. @NegarMortazavi
Sina Toossi is a Senior Research Analyst at the National Iranian American Council (NIAC). He tweets @SinaToossi
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