Aller au contenu principal

Français ou anglais ? L’épineuse question de la langue au Maghreb

Certains estiment que le français freine le progrès économique et culturel au Maghreb. Mais passer à une autre langue colonisatrice risque de perpétuer la mentalité subalterne/maître
Actuellement, la vraie préoccupation tient au fait qu’une majorité substantielle de Maghrébins a du mal à lire, écrire et parler avec assurance dans n’importe quelle langue (MEE/illustration de Mohamed Elaasar)
Actuellement, la vraie préoccupation tient au fait qu’une majorité substantielle de Maghrébins a du mal à lire, écrire et parler avec assurance dans n’importe quelle langue (MEE/illustration de Mohamed Elaasar)

Dans leur tentative de relever les défis auxquels sont confrontées les sociétés maghrébines, les intellectuels, professeurs d’université, artistes et hommes politiques se retrouvent aux prises avec l’épineuse question de la langue.

On avance souvent que le développement économique et scientifique au Maghreb bénéficierait d’un passage du français à l’anglais ; l’hypothèse sous-jacente étant que la langue française limite l’accès au monde moderne fait de technologie et de science. Une fois libérés des chaînes de la francophonie, selon cette théorie, les peuples maghrébins verraient la lumière au bout du tunnel.

La France coloniale a-t-elle mené une politique hostile à la langue arabe en Algérie ?
Lire

Cela ne fait que perpétuer le genre de pensée trompeuse qui masque les origines de l’échec : la mauvaise gestion flagrante de l’État en matière d’éducation, d’économie, de politique et de culture.

Bien sûr, rien ne confirme l’hypothèse selon laquelle abandonner le français au profit de l’anglais remédierait au sous-développement économique, scientifique et culturel des sociétés maghrébines.

En raison de la relation subalterne/maître héritée de la colonisation, l’apprentissage d’une langue étrangère – le français dans le contexte maghrébin – est la voie de la réalisation individuelle de soi : elle donne à son locuteur accès aux privilèges d’une classe donnée.

Obtenir un statut social

Parler français comme ou mieux qu’un Français permet d’obtenir une reconnaissance individuelle en tant que personne capable de dépasser la culture subalterne et de s’intégrer dans celle du maître.

La demande croissante d’aujourd’hui au Maghreb pour l’apprentissage de l’anglais ne constitue pas une rupture avec cette croyance. Au contraire, comme pour le français, c’est le témoignage d’un désir de singer des locuteurs natifs d’une autre langue en vue d’obtenir un statut social chez soi.

Apprendre à parler anglais aujourd’hui, c’est avoir une longueur d’avance pour obtenir les avantages d’une classe sociale privilégiée. 

L’apprentissage des langues dans le contexte maghrébin consiste moins à raconter l’exploration de l’inconnu qu’une aventure qui conduit à la dépossession de la réalité

Le milieu universitaire amène d’autres questions dans le débat sur la langue dans les sociétés maghrébines.

Il est curieux de voir à quel point la recherche académique dans les facultés de langues est déconnectée des besoins des sociétés maghrébines, les sujets de doctorat révélant une grave erreur de perspective.

Au lieu de générer l’expertise nécessaire pour comprendre la culture, la politique, les arts et l’histoire liés à la langue étudiée, les thèses cherchent généralement à montrer à quel point les candidats sont habiles à imiter le locuteur natif de cette langue.

Il ne semble jamais s’agir de traduire le contenu de ces thèses dans une langue locale nationale, ce qui constituerait un espace linguistique où le chercheur vient à la rencontre de la société, où le talent individuel rencontre la tradition. 

Des Marocains veulent remplacer le français par l’anglais comme première langue étrangère officielle
Lire

Rien ne distille cela mieux que le sentiment de dépossession merveilleusement formulé par l’auteure américaine Ursula K. Le Guin. « L’explorateur qui ne reviendra pas ou ne renverra pas ses navires pour raconter son histoire n’est pas un explorateur, seulement un aventurier ; et ses fils naissent en exil », écrit-elle.

En effet, l’apprentissage des langues dans le contexte maghrébin consiste moins à raconter l’exploration de l’inconnu qu’une aventure qui conduit à la dépossession de la réalité ; une réalité dans laquelle on ne parvient pas à s’impliquer.

Un exil culturel

Pour éviter cet exil culturel et linguistique, de nombreux écrivains, poètes et penseurs maghrébins (tels que l’Algérien Rachid Boudjedra et les Marocains Bensalem Himmich, Taha Abderrahman et Abdelfattah Kilito) ont ressenti le besoin de passer, totalement ou partiellement, à l’écriture en arabe.

Dans les travaux de ces personnalités postcoloniales de la vie intellectuelle maghrébine, on trouve des mises en garde ouvertes contre l’erreur que serait le fait de voir l’acquisition d’une langue étrangère comme un moyen de déclencher le développement économique, scientifique et culturel.

Ils concluent que, bien qu’une langue étrangère puisse donner à la société une bouffée du monde extérieur et capturer l’intelligence de l’instant présent, elle ne pourra jamais remplacer la capacité d’une langue maternelle à allumer l’étincelle d’une véritable créativité.

Un homme lit un journal algérien en langue française dans la capitale Alger, le 16 septembre 2019 (AFP)
Un homme lit un journal algérien en langue française à Alger, le 16 septembre 2019 (AFP)

Ils semblent tous d’accord sur la nécessité d’ancrer la sagesse et les connaissances qui circulent à travers les langues étrangères dans un terreau linguistique traditionnel. Cela constitue la base d’un fort sentiment d’être soi-même, d’identité, d’être chez soi. 

Cependant, la question de la langue reste non résolue au sein des sociétés maghrébines. La plupart des Maghrébins reçoivent une éducation dans une sorte de multilinguisme qui les transforme en êtres « sans mots », incapables de se rapporter à leur propre réalité par le langage. L’impact de cette absence de mots est très évident dans les débats parlementaires, qui reflètent des niveaux inégalés de misère intellectuelle.

La plupart des Maghrébins reçoivent une éducation dans une sorte de multilinguisme qui les transforme en êtres « sans mots », incapables de se rapporter à leur propre réalité par le langage

Si le fossé entre la langue maternelle et la langue de communication savante reste infranchissable dans le contexte intellectuel maghrébin, c’est à cause de l’incapacité du système éducatif à répondre aux besoins des jeunes en leur offrant une solide formation linguistique.

Pour contourner ce problème, certains intellectuels jouent sur l’impact de la langue française, dissimulant ainsi les véritables problèmes de l’analphabétisme et son incapacité corollaire à accueillir les concepts, les connaissances ou les technologies glanés dans d’autres espaces culturels et contextes linguistiques.

Actuellement, la vraie préoccupation tient au fait qu’une majorité substantielle de Maghrébins a du mal à lire, écrire et parler avec assurance dans n’importe quelle langue. 

Un système qui s’effrite

Dans ce contexte, opter pour l’anglais (ou toute autre langue) n’est pas la panacée à tous les maux des sociétés maghrébines. Le problème vient de l’effondrement du système scolaire, qui ne donne pas aux générations scolarisées la possibilité de réaliser leur plein potentiel dans l’apprentissage du français ou de toute autre langue.

Dire que le français n’est pas adapté à la science, à la technologie ou à Dieu sait quoi, revient à dissimuler la piètre qualité de l’éducation. Peut-être qu’une bonne maîtrise du français est même un atout pour acquérir l’anglais.

« Le français est inscrit dans l’humus social algérien » : le match contre-nature de l’arabe contre le français
Lire

Peut-être que ceux qui parlent le français sont mieux équipés pour apprendre les nuances de la langue anglaise que ceux qui ne le parlent pas.   

Pour d’autres, c’est l’héritage légué par le colonisateur et il devrait être abandonné.

L’arabe est la langue pour entretenir une sorte de sens poétique de l’identité ; il est censé relier à la rhétorique de la révélation. Le berbère est une langue autochtone parlée qui se fraye un chemin vers l’acceptation en tant que langue écrite. À bien des égards, le français est, pour toute une classe d’intellectuels, encore une sorte de langue maternelle dans laquelle de nouveaux concepts sont ancrés. C’est un tremplin inévitable vers d’autres langues européennes.

C’est une simplification excessive que de présenter ce conflit comme un conflit entre le français et l’anglais. La question de la langue au Maghreb est une question de diversité. Cela peut être source de handicap ou d’opportunité, selon la volonté politique, la réflexion stratégique et la planification.

En fin de compte, ce qu’il faut, c’est une véritable réforme de l’enseignement des langues au sein du système éducatif.

Khalid Hajji est un écrivain et chercheur titulaire d’un doctorat en études anglo-américaines de l’Université Paris-Sorbonne. Il est également professeur à la faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université Mohammed Ier, au Maroc. Président du Brussels Forum of Wisdom and World Peace (BFWWP), il a occupé le poste de secrétaire-général du Conseil européen des oulémas marocains.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Khalid Hajji is a writer and researcher. He has a PhD from Paris-Sorbonne in Anglo-American studies. Hajji is also a professor at the Faculty of the Humanities, University Mohammed 1st, Morocco. Hajji is the President of the Brussels Forum for Cultural and Religious Dialogue (BFCRD) Brussels and is a former secretary-general of the European Council of Moroccan Ulema.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].