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Jusqu’où ira Abir Moussi ?

Inquiétante par sa proximité avec les courants fascisants, la présidente du Parti destourien libre l’est aussi par l’adhésion qu’elle suscite dans la population
Abir Moussi séduit de plus en plus de personnes issues du camp éradicateur (qui veulent à tout prix exclure les islamistes) et une partie des déçus d’une décennie de transition démocratique (AFP)
Abir Moussi séduit de plus en plus de personnes issues du camp éradicateur (qui veulent à tout prix exclure les islamistes) et une partie des déçus d’une décennie de transition démocratique (AFP)

Peu d’événements ont été organisés le 20 mars 2021 pour célébrer un événement majeur dans l’histoire de la Tunisie : le 65eanniversaire de l’indépendance.

Le président Kais Saied avait prévu un discours pour le lancement du premier satellite tunisien mais la météo a retardé le décollage. Le chef du gouvernement Hichem Mechichi est allé se recueillir sur la tombe d’Habib Bourguiba, considéré comme le père de l’indépendance.

Le seul événement à avoir rassemblé les masses – en ces temps de crise sanitaire – a eu lieu à Sfax, la deuxième ville du pays, à environ 270 km au sud-est de Tunis.

Abir Moussi, députée et présidente du Parti destourien libre (PDL), y tenait un rassemblement populaire devant des milliers de militants et de sympathisants. Durant plus de deux heures et demie, la cheffe du seul mouvement revendiquant clairement son affiliation à l’ancien régime de Ben Ali a harangué la foule avec un discours offensif ciblant la quasi-totalité de la classe politique.

« Tunisie libre, les Frères musulmans dehors », ont clamé quelques milliers de partisans du PDL rassemblés à Sfax à l’occasion du 65e anniversaire de l’indépendance, le 20 mars 2021 (AFP)
« Tunisie libre, les Frères musulmans dehors », ont clamé quelques milliers de partisans du PDL rassemblés à Sfax à l’occasion du 65e anniversaire de l’indépendance, le 20 mars 2021 (AFP)

Si elle a réservé ses meilleures flèches au parti Ennahdha (qu’elle désigne par l’infamante appellation de khwenjia (fratrie) en référence à ses liens supposés avec les Frères musulmans) et ses fidèles alliés de la coalition al-Karama, elle n’a pas ménagé les autres partis qui gouvernent ou ont gouverné avec les islamistes.

Même le nouveau président américain Joe Biden n’a pas été épargné, accusé de vouloir s’ingérer dans les affaires de la Tunisie.

La réunion publique a été l’occasion pour le Syndicat national des journalistes (SNJT) de faire son entrée une nouvelle fois au panthéon des victimes de Moussi. En effet, la veille, la corporation avait décidé de boycotter la présidente du PDL.

En cause, une vidéo diffusée en direct sur Facebook où la députée avait insinué qu’un journaliste chargé de couvrir les travaux du Parlement avait été « découvert » en compagnie d’une femme de ménage travaillant à l’Assemblée.

La députée a démenti en plaidant la bonne foi, accusé le syndicat d’avoir un agenda politique et d’être inféodé aux islamistes.

Soutien de l’axe saoudo-émirati

Pourtant, la présidente du PDL n’est pas la première à être boycottée par le SNJT : la coalition al-Karama, qui a porté une proposition de loi entravant la régulation des médias audiovisuels et dont les dirigeants ciblent violemment les journalistes qui ne leur sont pas favorables, est déjà sur la liste rouge du syndicat majoritaire de la profession.

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En tout état de cause, le boycott n’a pas empêché les journalistes des chaînes des pays du Golfe (Émirats arabes unis et Arabie saoudite) favorables à Abir Moussi de couvrir son meeting, la chaîne Sky News ayant même diffusé en direct une partie du discours de la présidente du PDL.

Ce soutien de l’axe saoudo-émirati, particulièrement opposé aux Frères musulmans, en dit long sur la crédibilité acquise par Abir Moussi dans le domaine de la guerre menée contre Ennahdha et ses alliés.

Depuis qu’elle a été élue en 2016 à la tête du PDL, cette avocate de profession a réussi à devenir la figure de proue de l’hostilité aux islamistes.

Après avoir tenté plusieurs recours judiciaires pour établir un lien entre Ennahdha et les organisations extrémistes armées en Tunisie et à l’étranger, elle a réussi à récupérer une partie des électeurs de Nidaa Tounes en 2014 après que le parti, élu avec la promesse de ne jamais s’allier au mouvement de Rached Ghannouchi, a trahi sa promesse.

En 2019, Qalb Tounes, le parti de Nabil Karoui qui a prospéré sur les ruines de la formation de l’ancien président Béji Caïd Essebsi, a fini par intégrer une collation parlementaire menée par Ennahdha, ouvrant un boulevard au PDL pour qu’il récupère les déçus de la formation de Karoui.

Si son opposition radicale aux islamistes et la « trahison » des autres partis séculiers expliquent pour partie le succès d’Abir Moussi, il existe d’autres éléments derrière sa percée dans tous les sondages dans l’éventualité d’élections législatives (Kais Saied restant archi favori pour une éventuelle présidentielle anticipée).

Tout d’abord, elle réhabilite ce que l’historien Adnen Mansar appelle dans son livre Les Années de sable une lutte des récits : l’opposition avec les islamistes déborde de son cadre purement électoral pour devenir une confrontation entre les partisans de l’État-nation bourguibien et un projet transnational porté par une mouvance qu’on pourrait qualifier d’internationale islamiste.

Abir Moussi réhabilite une lutte des récits : l’opposition avec les islamistes déborde de son cadre purement électoral pour devenir une confrontation entre les partisans de l’État-nation bourguibien et un projet transnational porté par une mouvance qu’on pourrait qualifier d’internationale islamiste

Quand Abir Moussi désigne le parti Ennahdha, elle parle du tandhim (organisation, groupuscule), un terme employé dans les médias pour désigner al-Qaïda ou le groupe État islamique (EI). Elle est parvenue à intégrer dans le très policé langage politique le mot khwenjia pour insister sur les liens qu’entretiendrait Ennahdha avec les Frères musulmans.

Toujours dans cette entreprise de délégitimation de ses adversaires, Abir Moussi pousse l’idée selon laquelle il y aurait un continuum entre toutes les composantes de l’islam politique qui va au-delà du simple cadre partisan.

C’est dans cette optique que le PDL a organisé entre novembre 2020 et mars 2021 un sit-in devant le siège tunisien de l’Union internationale des oulémas musulmans (UISM), une association de prédication longtemps dirigée par Youssef al-Qaradawi, considéré comme l’éminence grise des Frères musulmans.

L’association a d’ailleurs eu pour vice-président Rached Ghannouchi. Le 9 mars, Moussi et ses partisans se sont introduits dans les locaux de l’UISM et ont saisi du matériel pédagogique à destination des adhérents.

Une stratégie globale d’agit-prop

Un contre sit-in s’est aussitôt tenu, où l’on a pu voir des dirigeants ennahdhaouis, des députés d’al-Karama et d’anciens militants ayant quitté avec fracas le parti Ennahdha.

Dans son discours de Sfax, la cheffe du PDL a estimé que cette présence de tout l’arc islamiste était une preuve supplémentaire que, par-delà les étiquettes, il existe bel et bien un lien qui unit tous les représentants de l’islam politique, qui feraient allégeance à des puissances supranationales.

Cette idée du « parti de l’étranger » est d’ailleurs une accusation récurrente que porte Abir Moussi contre la quasi-intégralité de ses opposants.

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Dernière polémique en date, le Parlement paierait des assistants parlementaires par des fonds en provenance du National Democratic Institute (NDI), un think tank lié au Parti démocrate américain.

Les explications ambiguës des responsables de l’Assemblée accréditent la thèse selon laquelle le Printemps arabe serait un complot américain, une thèse sur laquelle prospère Abir Moussi pour délégitimer la révolution tunisienne.

L’autre stratégie mobilisée par la leader du PDL est ce que Bourguiba appelait la communication directe : elle s’adresse directement aux Tunisiens. Pour ce faire, la présidente du PDL utilise les réseaux sociaux et la technique du live streaming sur Facebook.

Dès qu’elle en a l’occasion, la députée ouvre la caméra de son téléphone et se filme dans les arcanes de l’Assemblée et dans ses sit-in. Elle commence par s’adresser aux Tunisiens (ya twensa) comme pour les prendre à témoin et leur faire vivre ses aventures.

En dépit des lois protégeant la vie privée et le règlement intérieur du Parlement, elle filme à leur insu ses adversaires et les provoque, n’hésitant pas à faire un certain nombre de dérapages verbaux, comme dans le cas du journaliste cité plus haut ou quand, s’adressant à la députée ennahdhaouie Jamila Ksiksi, elle l’attaque sur les activités de sa fille, militante contre les discriminations, qu’elle accuse de « marchander sa couleur de peau et défendre les homosexuels ».

Une stratégie payante

La technique de la diffusion directe sur les réseaux sociaux s’intègre dans une stratégie globale d’agit-prop entreprise dès le premier jour de la législature.

Le groupe PDL avait alors refusé de prêter serment devant le président de l’Assemblée Rached Ghannouchi et a, depuis, multiplié les sit-in et les blocages du Parlement, empêchant la tenue de votes cruciaux comme la désignation des membres de la Cour constitutionnelle ou en entravant d’autres comme la loi de finances de 2020.

Face à ces blocages à répétition, le bureau de l’Assemblée des représentants du peuple a décidé de modifier ses règles de fonctionnement pour priver tout député coupable de perturbations de prendre la parole pendant plusieurs séances voire d’assister à des plénières ou des réunions de commissions.

Sans surprise, la première élue punie a été Abir Moussi. Une rigueur qui ne s’applique pas aux députés de la coalition al-Karama : eux aussi adeptes du live, ils ont déjà agressé physiquement et verbalement certains de leurs collègues mais ont jusqu’ici bénéficié de la mansuétude de leur allié Rached Ghannouchi. Ce deux poids, deux mesures bénéficie à Abir Moussi, qui a beau jeu de crier à la persécution d’une opposante.

Son refus de toute opinion divergente a de quoi inquiéter sur son exercice du pouvoir si elle arrive aux responsabilités

Pour le moment, la stratégie radicale de la cheffe du PDL semble payante. Tous les sondages la donnent largement en tête à d’éventuelles législatives, avec une moyenne de 40 % des intentions de vote, soit à peu près le double de ses rivaux d’Ennahdha.

De plus en plus de personnes issues du camp éradicateur (qui veulent à tout prix exclure les islamistes) se rapprochent d’elle. Ce camp, bien que minoritaire dans la population, dispose d’importants relais médiatiques et compte dans le monde des affaires.

Abir Moussi arrive aussi à séduire une partie des déçus d’une décennie de transition démocratique confrontée à l’instabilité politique et à la crise économique.

En revanche, en multipliant les inimitiés avec la majeure partie de la classe politique et des corps intermédiaires, notamment la puissante centrale syndicale UGTT et l’influent syndicat des journalistes, elle risque de s’autodiaboliser.

Par ailleurs, son refus de toute opinion divergente a de quoi inquiéter sur son exercice du pouvoir si elle arrive aux responsabilités.

Au-delà du fait qu’elle ne s’est jamais réellement excusée des agissements de l’ancien régime, elle cultive une proximité avec les syndicats des forces de l’ordre, dont certains ont des propos et des agissements fascisants. D’ailleurs, ces syndicats ont été les seuls à être courtisés lors du discours du 20 mars à Sfax.

Enfin, si certains électeurs préfèrent la stabilité à la démocratie, ils ne pourront pas tolérer encore longtemps que la présidente du parti de l’ordre soit un important facteur de désordre et bloque le Parlement au moment où le pays est englué dans une crise économique, sociale et sanitaire.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Hatem Nafti is a Franco-Tunisian essayist. He wrote : From Revolution to Restoration, Where is Tunisia Going? (Riveneuve 2019) and Tunisia : towards an authoritarian populism (Riveneuve 2022) You can follow him on Twitter: @HatemNafti Hatem Nafti est essayiste franco-tunisien. Il a écrit De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ? (Riveneuve 2019) et Tunisie : vers un populisme autoritaire (Riveneuve 2022). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @HatemNafti
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