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De la Chine à l’Iran, les catastrophes naturelles sont source de bouleversements et de changements

L’analyse des principaux séismes des dernières décennies suggère qu’au lieu de rassembler les populations, ils exacerbent les tensions et engendrent des changements politiques
Des gens attendent des nouvelles de leurs proches alors que les équipes de secours fouillent les décombres à Kahramanmaraş, en Turquie, le 14 février 2023 (AFP)
Des gens attendent des nouvelles de leurs proches alors que les équipes de secours fouillent les décombres à Kahramanmaraş, en Turquie, le 14 février 2023 (AFP)

La Turquie et le nord-ouest de la Syrie sont encore abasourdis par les pires tremblements de terre dans la région depuis plus de 80 ans.

Outre la catastrophe immédiate, les séismes ont souvent été considérés comme des signes annonciateurs de changements ou de bouleversements politiques et des marqueurs de la fin des dynasties au pouvoir.

Comme le 6 février près d’un demi-siècle plus tard en Turquie, un tremblement de terre d’une magnitude de 7,8 frappa la ville de Tangshan (nord-est de la Chine) à 3 h 42 le 28 juillet 1976 pendant que son million d’habitants dormait. Les puissantes secousses anéantirent la ville, tuant plus de 240 000 personnes – ce qui en fait le deuxième séisme le plus meurtrier du XXe siècle, après Haiyuan, en Chine, en 1920.

À la suite de cette catastrophe, de nombreux Chinois s’attendaient à des changements majeurs dans la politique chinoise. Mao Zedong était déjà sur son lit de mort et mourut six semaines plus tard, le 9 septembre ; la chute de la bande des Quatres’ensuivit rapidement et la Révolution culturelle prit fin.

« Des preuves anecdotiques suggèrent que les dynamiques sociopolitiques et culturelles mises en branle au moment des grandes catastrophes “naturelles” créent les conditions d’un potentiel changement politique – souvent du fait d’une société civile mécontente » 

Les dirigeants communistes chinois étaient conscients que, dans la croyance traditionnelle chinoise, les catastrophes sont considérées comme des perturbations de l’ordre naturel du « ciel » (tian) et peuvent signifier la perte de la légitimité (« mandat céleste ») du gouvernement.

Cette croyance de longue date correspond à l’analyse politique moderne des catastrophes naturelles. Comme l’a dit un auteur : « Des preuves anecdotiques suggèrent que les dynamiques sociopolitiques et culturelles mises en branle au moment des grandes catastrophes “naturelles” créent les conditions d’un potentiel changement politique – souvent du fait d’une société civile mécontente. » 

La Chine a subi un autre tremblement de terre majeur en 2008, dans le Sichuan, lequel a tué 87 000 personnes et fait des millions de sans-abri. Le problème des constructions de mauvaise qualité s’est révélé un problème majeur après le séisme, surtout dans le cas des centaines d’écoles qui se sont effondrées alors que les élèves étaient en classe, provoquant l’angoisse et la fureur d’innombrables familles. Les habitants qui ont tenté d’enquêter sur la corruption des fonctionnaires qui aurait permis une construction inférieure aux normes ont subi des pressions ou ont été arrêtés.

Tremblement de terre de Bam, Iran

Le tremblement de terre dévastateur de Bam en Iran en décembre 2003 pourrait avoir marqué une désillusion définitive quant à la légitimité de la République islamique chez des pans entiers de la population. 

Un éditorial de l’Iran Daily résumait le climat populaire : « Que des hommes, des femmes et des enfants meurent par milliers juste parce que l’appareil d’État était mal préparé aux catastrophes naturelles est ahurissant. »

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Les Iraniens ont exprimé un mélange de chagrin et de colère face à la perte de plus de 30 000 vies lors du séisme du 26 décembre. « Notre gouvernement ne nous donne que des slogans, mais il ne nous donne pas de codes de construction en bonne et due forme », confiait un Iranien frustré à un journaliste local.

Beaucoup s’indignaient que des bâtiments cruciaux, comme les hôpitaux de Bam, se soient effondrés si facilement, et il y avait des preuves de pots-de-vin pour contourner les règles de construction. Le sentiment généralisé de corruption et de violation des règles a été un élément clé de la campagne électorale du populiste conservateur Mahmoud Ahmadinejad, dont la victoire aux élections présidentielles dix-huit mois plus tard a été une surprise.

Conséquences du tsunami

Outre leur impact sur la légitimité des gouvernants, les catastrophes naturelles peuvent également avoir des répercussions sur des conflits de longue durée. C’est ce qu’on a pu observer lors du tsunami le plus destructeur du XXIe siècle à ce jour, qui a dévasté les rives de l’océan Indien le 26 décembre 2004.

Deux des pays les plus touchés, le Sri Lanka et l’Indonésie, étaient au cœur de conflits de longue date entre leurs gouvernements et des groupes rebelles armés en quête d’autonomie ou d’indépendance – les Tigres tamouls au Sri Lanka et le Mouvement pour un Aceh libre (GAM) dans la région indonésienne d’Aceh.

Dans le cas du Sri Lanka, un an après le tsunami, la guerre s’est intensifiée et a pris fin dans le sang avec la destruction des Tigres tamouls lors de l’offensive finale de l’armée sri-lankaise sur la péninsule de Jaffa en 2009.

Des élèves participent à un exercice de préparation aux tremblements de terre et aux tsunamis à Banda Aceh, le 23 décembre 2022, à l’approche du 18e anniversaire du tsunami du 26 décembre 2004 (AFP)
Des élèves participent à un exercice de préparation aux tremblements de terre et aux tsunamis à Banda Aceh, le 23 décembre 2022, à l’approche du 18e anniversaire du tsunami du 26 décembre 2004 (AFP)

En revanche, à Aceh, à la suite de la catastrophe, un processus de paix a commencé, lequel, en l’espace d’un an, a mis fin à 30 ans d’insurrection et au désarmement du GAM. Le négociateur en chef du gouvernement indonésien a écrit : « Le tsunami de 2004 […] a aidé les deux parties à se concentrer sur l’aide aux victimes plutôt que sur les combats, et une pression internationale [a été exercée] sur le GAM pour qu’il entame des pourparlers. »

Dans l’Arménie de l’ère soviétique, certains analystes affirment que le grand tremblement de terre de 1988 a exacerbé les tensions existantes dans la région du Haut-Karabakh, accélérant le conflit avec l’Azerbaïdjan alors que le système soviétique perdait son emprise sur les républiques du Caucase.

Des affrontements interethniques entre Azéris et Arméniens avaient éclaté après le vote par le Parlement de la région autonome du Haut-Karabagh en Azerbaïdjan de l’unification avec l’Arménie en février 1988. La catastrophe s’est produite dix mois plus tard ; l’Azerbaïdjan a imposé un blocus à l’Arménie et la guerre s’est intensifiée.

Alors que presque tous les centres de soins médicaux avaient été détruits par le tremblement de terre, une aide internationalesans précédent a ouvert l’Arménie à l’Occident d’une manière jamais vue depuis de nombreuses décennies, contribuant à accélérer son parcours vers l’indépendance en 1991.

Pakistan : mise à l’écart de la société civile

Une étude réalisée par Dawn Brancati sur l’impact des tremblements de terre sur les conflits intraétatiques à travers une analyse statistique de 185 pays, de 1975 à 2002, révèle que les séismes « augmentent non seulement la probabilité de conflit, mais aussi que leurs effets sont plus importants pour les tremblements de terre de magnitude plus élevée frappant des zones plus densément peuplées de pays ayant un produit intérieur brut plus faible ainsi que des conflits préexistants ».

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Brancati affirme : « Bien que de nombreux universitaires, décideurs politiques et organisations de secours suggèrent que les catastrophes naturelles rassemblent les groupes et atténuent les conflits, les tremblements de terre peuvent en réalité stimuler les conflits intraétatiques en provoquant des pénuries de ressources de base, en particulier dans les pays en développement où la concurrence pour les ressources rares est la plus intense. »

Cela s’est confirmé avec le tremblement de terre au Pakistan en 2005 : l’armée a joué un rôle de premier plan dans la coordination des efforts de sauvetage, mais sa réponse a été largement critiquée pour avoir mis la société civile à l’écart et pour la façon dont elle a permis aux groupes militants de jouer un rôle majeur dans les efforts de sauvetage.

L’International Crisis Group a déclaré qu’en accordant un rôle majeur aux groupes djihadistes interdits dans les opérations d’aide humanitaire, les politiques du gouvernement ont aidé les militants à renforcer leur présence dans les zones touchées par le tremblement de terre des régions de la province de la Frontière-du-Nord-Ouest (PFNO) et du Cachemire administré par le Pakistan. 

Le Pakistan s’est rapidement retrouvé dans une guerre avec les talibans locaux, laquelle a duré des années et coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes.

La Turquie après le séisme

Alors, quelles sont les leçons de ces catastrophes majeures à tirer pour la Turquie, qui vient de subir la pire catastrophe de ces 80 dernières années ?

Le dernier séisme majeur en Turquie a eu lieu il y a près d’un quart de siècle, en 1999. Certains analystes y avaient vu sonner le glas des partis politiques laïcs qui avaient dominé la Turquie pendant des décennies, exposant la mauvaise gouvernance et la négligence qui avaient conduit à des morts et à des souffrances inutiles.

Le gouvernement n’aura nulle part où se cacher vis-à-vis de cette catastrophe prédite par les experts

« Les secousses ont ébranlé non seulement la plaque tectonique anatolienne, mais aussi la confiance des Turcs dans leurs élites laïques très respectées qui, peu après le tremblement de terre, ont été chassées du pouvoir pour ne pas avoir répondu à temps au séisme dévastateur », écrivait le politologue Soner Çağaptay en 2011. Au lendemain d’une crise économique en 2000-2001, les Turcs ont rejeté ces élites traditionnelles, les remplaçant par le Parti de la justice et du développement (AKP) de Recep Tayyip Erdoğan, au pouvoir depuis.

Il est trop tôt pour dire si la catastrophe actuelle marquera un nouveau bouleversement dans la politique turque. La lenteur de l’arrivée des services de secours à l’épicentre de Hatay, alors que des milliers de personnes restaient piégées sous des bâtiments effondrés, a provoqué une énorme frustration parmi les personnes touchées.

Les élections sont dans quelques mois, si elles ont lieu comme prévu, mais tout comme l’horizon dévasté des villes turques frappées par le séisme, le paysage politique a déjà changé. Kemal Kılıçdaroğlu, chef du Parti républicain du peuple, a accusé Erdoğan d’être « le principal responsable » de l’échec de l’application des règles de construction et de la lenteur de l’arrivée de l’aide vitale dans les zones les plus touchées.  

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Les conséquences politiques du séisme seront au cœur des élections, et le gouvernement n’aura nulle part où se cacher vis-à-vis de cette catastrophe prédite par les experts, vu que la Turquie se trouve sur une ligne de faille tectonique majeure. La colère populaire croissante face à la catastrophe est dirigée contre les promoteurs, le gouvernement et les réfugiés syriens. 

Pour la Syrie, il faut espérer que la coopération autour de l’acheminement de l’aide dans la région sinistrée, entre les zones du gouvernement Assad et le nord-ouest tenu par les rebelles, ainsi que l’assouplissement des sanctions occidentales pour cette même raison, puissent amorcer un processus de réconciliation.

C’est un espoir peut-être vain – déjà empoisonné par les accusations qui fusent entre l’ONU et les groupes rebelles concernant qui empêche l’aide d’entrer et profite de l’aide dans les zones gouvernementales. Mais c’est l’espoir dont la Syrie a désespérément besoin après douze ans de guerre.

Joe Gill a travaillé comme journaliste à Londres, à Oman, au Venezuela et aux États-Unis pour des publications telles que le Financial Times, le Morning Star et Middle East Eye. Il a obtenu une maîtrise en politique de l’économie mondiale à la London School of Economics. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @gill_joe.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Joe Gill has worked as a journalist in London, Oman, Venezuela and the US, for newspapers including Financial Times, Morning Star and Middle East Eye. His Masters was in Politics of the World Economy at the London School of Economics. Twitter @gill_joe
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