Une nouvelle catastrophe mondiale : sept crises majeures avant celle qui s’annonce
La « fin de l’histoire » est définitivement terminée. Il y a un an, j’écrivais pour Middle East Eye que « dans le contexte de l’avancée d’un bilatéralisme anarchique et d’un nationalisme populiste, la décennie actuelle [avait] tout d’une fin de règne pour l’ordre mondial né des cendres de 1945 ».
Deux mois et demi plus tard, la Russie a envahi l’Ukraine et la guerre a fait son retour en Europe.
Les recherches historiques montrent que de telles catastrophes ne sont pas entièrement aléatoires par nature, mais qu’elles se produisent avec une certaine régularité
Avant même la guerre en Ukraine, nous nous étions familiarisés avec l’idée du cygne noir – une crise mondiale que peu d’experts avaient prévue avant son arrivée, qui semble sortir de nulle part et répandre le chaos économique et politique au-delà de toutes les frontières. Les événements de ce type les plus récents ont été la crise financière mondiale de 2008 et la pandémie de covid-19 de 2020.
Qu’en est-il des grandes catastrophes de l’histoire mondiale ? Des événements cataclysmiques tels que la Première Guerre mondiale, la peste noire ou les conquêtes de Tamerlan ou d’Alexandre le Grand ont également gravé dans l’esprit des générations et des historiens l’idée que certains dirigeants et événements ont le pouvoir de bouleverser les affaires du monde en provoquant le chaos et l’effondrement de systèmes de pouvoir en apparence stables.
Ces événements peuvent être de nature économique, comme les crises financières, ou liés à des maladies, comme la peste noire ou les pandémies de variole, ou encore politiques, comme la Révolution française. Pour les progressistes et ceux qui recherchent un ordre social plus juste, les bouleversements systémiques peuvent être l’occasion de réorganiser radicalement les affaires de l’État et de la société.
Une histoire faite de catastrophes
Des ouvrages récents ont exploré la manière dont les périodes de catastrophe ont façonné le monde, comme Une histoire des inégalités : de l’âge de pierre au XXIe siècle de Walter Scheidel et Global Crisis: War, Climate Change, and Catastrophe in the Seventeenth Century de Geoffrey Parker.
Alors que Scheidel explore un vaste ensemble de données séculaires sur les revenus et les richesses et leur relation avec les guerres à grande échelle, l’effondrement de sociétés et les révolutions sur plusieurs millénaires, le travail de Parker se concentre sur la mortalité, les famines, le changement climatique et les maladies dans le cadre de la « crise générale » du XVIIe siècle.
Dans son ouvrage War and Peace and War (2005), l’anthropologue évolutionniste Piotr Tourtchine s’est inspiré de la théorie de l’asabiyya du philosophe arabe Ibn Khaldoun – désignant une coopération et une solidarité au sein de groupes sociaux ou de tribus face à des empires en déclin – pour explorer la manière dont se déroulent les affrontements et les crises de civilisation sur plusieurs générations. (Ibn Khaldoun eut une audience avec Tamerlan pendant le siège de Bagdad en 1401, au cours de laquelle il parla d’histoire. Il dit alors à Tamerlan : « La souveraineté n’existe que grâce à la solidarité du groupe – l’asabiyya. Plus ce groupe est grand, plus la souveraineté est étendue. »)
Grâce à ces travaux et à d’autres qui tentent de définir des tendances globales et à long terme dans l’entremêlement et le tourbillon d’événements de l’histoire mondiale, il est possible d’identifier certains modèles de changement. Des périodes de stabilité relative sont suivies de périodes de crise ; ainsi, pendant une période difficile et prolongée, les guerres, les révolutions et les révoltes bouleversent l’ordre mondial existant, le brisant et l’altérant à jamais.
Les recherches historiques semblent montrer que de tels changements ne sont pas entièrement aléatoires par nature, mais qu’ils s’accompagnent d’un degré de régularité dont les observateurs quotidiens peuvent ne pas être conscients, puisque les tendances sont très allongées et forment un modèle discernable sur plus d’une vie moyenne.
Sept crises majeures
De fait, ces catastrophes ou bouleversements qui changent le monde se produisent environ tous les 120 à 150 ans. Il s’agit de guerres, d’invasions, de guerres civiles, de crises économiques et de révolutions, ainsi que d’événements climatiques et de pandémies, formant généralement une combinaison d’une telle intensité que les structures étatiques et les empires sont incapables de résister aux forces en présence et succombent au chaos et à l’effondrement.
À chaque époque, ces catastrophes ont des causes spécifiques et locales, mais elles forment un ensemble combiné de forces en interaction qui déclenchent de graves crises sociales et économiques et des conflits géopolitiques.
Les sept grandes catastrophes du dernier millénaire, dans l’ordre chronologique inverse, sont les suivantes :
1910-1945 – Chute de la dynastie Qing en Chine. Première Guerre mondiale. Révolutions russe et mexicaine. Effondrement des monarchies et des empires d’Eurasie. Grippe espagnole. Montée du fascisme et du communisme.
1780-1815 – Guerres révolutionnaires en Amérique, en France et dans d’autres États européens. Scission des colonies espagnoles d’Amérique. Révolution haïtienne. Fin du Saint-Empire romain germanique. Émergence de la suprématie européenne en Asie et au Moyen-Orient.
1630-1660 – Guerres civiles et révolutions en Angleterre, en Europe et en Chine. Guerre de Trente Ans en Europe. Révolution et effondrement de la dynastie Ming en Chine. Exécution du roi Charles Ier d’Angleterre. Fronde en France. Début de l’ère d’isolement du Japon.
1518-1550 – Conquête espagnole des empires aztèque et inca, accompagnée d’épidémies européennes ayant décimé les populations indigènes. Réforme protestante en Europe. Conquête du nord de l’Inde par les Moghols.
1368-1405 – Naissance de la dynastie Ming. Conquête de Byzance, de la Perse, de la Russie et de Bagdad par Tamerlan. Déclin du système médiéval en Europe dans le sillage de la peste noire. Révolte des paysans en Angleterre et période de guerre civile sous Richard II.
1215-1260 – Conquête mongole de la Chine, de la Perse, de Kiev, de la Pologne et de Bagdad, entraînant la fin du califat islamique et la création du plus grand empire terrestre que le monde ait jamais connu.
1070-1100 – Prise de l’Anatolie byzantine, d’Alep et de Jérusalem (1071) par les Seldjoukides. Première croisade, invasion du Levant par les forces chrétiennes occidentales, conquête de Jérusalem (1099).
Cette thèse n’exclut pas l’existence de guerres majeures, de conflits civils et d’autres bouleversements entre les pics de crise. De tels événements sont assez fréquents lorsqu’ils sont analysés sur de longues périodes ; cependant, ils n’entraînent généralement pas le déclin total d’un État ou d’un empire ou une révolution.
La différence est qu’en dehors d’une crise systémique majeure, les élites et les États impériaux existants sont capables de résister à une variété de menaces et de défis, d’écraser des rébellions et de repousser des invasions, de participer à des guerres et de les perdre mais de reprendre les armes.
La prochaine crise mondiale
Les intervalles entre les grandes catastrophes varient considérablement sur le plan chronologique et qualitatif. Il n’est cependant pas déraisonnable d’affirmer que si cette tendance se maintient, il y a fort à parier qu’une crise mondiale cataclysmique se produira entre aujourd’hui et les années 2030.
Beaucoup diraient que depuis 2020, nous avons l’impression d’être entrés dans une période de crise prolongée et intense, alors que nous vivons peut-être en réalité une accumulation de conditions qui préfigurent un véritable bouleversement mondial.
Les crises qui nous attendent sont bien connues : un conflit mondial naissant entre Orient et Occident, impliquant toutes les grandes puissances (États-Unis, Russie, Chine et Union européenne, potentiellement Israël et Iran) ; un effondrement écologique imminent qui entraînerait une famine massive et l’exode de millions de personnes ; une crise financière mondiale causée par une dette en constante augmentation et des inégalités extrêmes.
Une seule question se pose : quels seront les points chauds qui déclencheront une crise multidimensionnelle ? Les candidats ne manquent pas : Ukraine/Russie, Chine, Iran, Égypte, ou d’autres que l’on ne connaît encore.
Un retour à la stabilité est improbable et ne se produira pas avant notre entrée dans une période de crise intense, violente et prolongée
Sur le plan politique, les partis conservateurs et sociaux-démocrates traditionnels sont concurrencés par le populisme d’extrême droite et, dans une moindre mesure, par la nouvelle gauche et le populisme islamiste.
Une question se pose alors : qu’est-ce qui pourrait remplacer les démocraties représentatives en décomposition, les États à parti unique et les autocraties oligarchiques qui dominent actuellement la planète ? Existe-t-il un nouveau modèle de gouvernance qui patiente en coulisses dans la vague de nouvelles idées provenant de divers mouvements, tels que les mouvements écologistes et de gauche radicaux, ou une période d’autocratie ou de néofascisme à l’échelle mondiale est-elle plus probable ? Les deux cas de figure sont possibles, compte tenu de la gravité des crises auxquelles nous sommes confrontés.
Les libéraux occidentaux restent convaincus que dans la bataille entre la démocratie et les États autoritaires que sont la Russie, la Chine et l’Iran, ces derniers seront vaincus. Voilà un discours réconfortant. Pourtant, les élites occidentales sont incapables de voir les limites de nos systèmes démocratiques, qui ont démontré une bien plus grande capacité à protéger les richesses des élites qu’à faire face aux nombreuses crises auxquelles leurs sociétés sont confrontées, notamment l’augmentation constante des inégalités, la défaillance des services publics, le racisme, le changement climatique et la pauvreté.
Ce que l’on peut davantage prédire pour la période à venir, c’est qu’un retour à la stabilité est improbable et ne se produira pas avant notre entrée dans une période de crise intense, violente et prolongée à l’échelle régionale et mondiale.
- Joe Gill a travaillé comme journaliste à Londres, à Oman, au Venezuela et aux États-Unis pour des publications telles que le Financial Times, le Morning Star et Middle East Eye. Il a obtenu une maîtrise en politique de l’économie mondiale à la London School of Economics. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @gill_joe.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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