En France, les « hirakistes » de la diaspora perplexes quant à l’avenir du mouvement de contestation algérien
Sur la place de la République à Paris, ce dimanche 14 février 2021, des grappes de « hirakistes » sont venus manifester leur rejet du régime algérien. S’il y a moins de monde qu’en 2019, les slogans percutants le confirment : les convictions des participants sont toujours aussi puissantes.
Une tribune a été montée pour l’occasion. Au micro se succèdent des représentants associatifs dont le ton enfiévré renseigne sur leur détermination à démanteler le système politique au pouvoir en Algérie.
Une détermination restée intacte malgré la mise entre parenthèse du hirak dans le sillage de la crise du COVID-19. Une succession d’affiches encerclent la place tant de fois foulée par les hirakistes de l’importante diaspora algérienne en France.
Sur les écriteaux, les messages sont clairs et directs : « Le peuple uni vaincra » ou encore « Stop à la répression ». Deux ans après le déclenchement du mouvement de contestation pacifique qui a mené à la chute du président de longue date Abdelaziz Bouteflika, que reste-t-il du hirak ?
Pour Karim, 60 ans, enseignant et ingénieur de formation, co-organisateur de la manifestation, la réponse ne souffre d’aucun doute. « Il y a eu un avant et un après 22 février 2019 », explique-t-il à MEE, en référence au jour où les manifestations, nées dans l’est de l’Algérie, ont atteint la capitale Alger et d’autres grandes villes du pays.
« Personne ne peut dire quand le hirak s’arrêtera mais une chose est sûre : si le peuple est réveillé et conscient comme il l’a montré déjà, le mouvement ne peut que maturer », assure-t-il. Malgré la crise sanitaire. Malgré les menaces d’emprisonnement qui planent sur les opposants quels qu’ils soient.
Torture et détention politique
Car l’atmosphère joyeuse qui régnait dans la rue algérienne au commencement du hirak s’est évaporée depuis. Avec 70 détenus en lien avec le hirak et/ou les libertés individuelles, selon le Comité national de libération des détenus (CNLD), les Algériens le savent bien : une censure s’est abattue sur la contestation.
Comme l’illustre le cas de de Khaled Drareni, correspondant de TV5 Monde et fondateur du média Casbah Tribune, dont la mise sous mandat de dépôt puis l’incarcération ont suscité moults protestations en Algérie mais aussi à l’étranger. Parmi les chefs d’inculpation ? Atteinte à l’unité nationale.
Autre signal du gouvernement envoyé aux pro-hirak, l’usage de la torture.
Le cas de Walid Nekiche a provoqué une déflagration dans l’opinion algérienne mais aussi en France, dans la diaspora. Arrêté le 26 novembre 2019 lors d’une manifestation étudiante, le jeune homme se volatilise, avant d’être retrouvé en janvier 2020 à la prison d’El-Harrach. Lors d’une audience à Alger le 1er février, il a confié avoir été violé à la caserne d’Antar, qui abrite les locaux de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).
« C’est un pouvoir qui nous prend pour des imbéciles. Le jeune se fait violer en prison et malgré cela, [le président] Tebboune et compagnie nous débitent la fable du changement en Algérie. »
- Malek, médecin
« Cette affaire me révolte ! », tempête Malek, médecin franco-algérien de 40 ans, contacté par MEE.
« C’est un pouvoir qui nous prend pour des imbéciles. Le jeune se fait violer en prison et malgré cela, [le président Abdelmadjid] Tebboune et compagnie nous débitent la fable du changement en Algérie. »
Véritable tournant en Algérie, cette affaire a fait tomber un tabou concernant l’usage de la torture dans le cadre d’interrogatoires. Samedi 13 février, un groupe d’ONG, dont le Comité national pour la libération des détenus et des membres du collectif des avocats de la défense des détenus d’opinion, a annoncé la création du Comité contre la torture et les conditions carcérales inhumaines. Une première en Algérie, qui a pourtant ratifié en 1989 la Convention de l’ONU contre la torture et autres peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Un autre nom résonne, deux ans après le début de la protestation. Celui de Rachid Nekkaz, activiste politique né en France et vivant en Algérie. Jusqu’à présent, l’homme était loin de faire l’unanimité. Dès 2010, il est au cœur de nombreuses polémiques liées au voile intégral en France, prenant à sa charge les amendes infligées aux contrevenantes et déclarant avoir renoncé à sa nationalité française.
Fantasque pour les uns, visionnaire pour d’autres, il tente de se présenter à l’élection présidentielle de 2019 en Algérie, mais l’article 87 de la Constitution l’en empêche. Il est binational et le texte de loi lui ferme les portes de la haute fonction publique algérienne.
Placé en détention le 4 décembre 2019 pour, notamment, « tentative d’empêchement des élections », son cas est revenu sur le devant de la scène après son transfert dans une prison située à 800 km d’Alger en l’absence de procès, une décision jugée « illégale » par son avocat, et à la suite de la publication d’une lettre via son compte Facebook détaillant ses difficiles conditions d’incarcération.
Comme celles d’autres détenus d’opinion, la photo de Rachid Nekkaz tapissait dimanche les pancartes et stands montés place de la République.
Nadia, informaticienne de 43 ans, s’est déplacée justement pour dénoncer le sort de cette figure parfois controversée. Née en France, elle le suit depuis deux ans sur les réseaux sociaux. « Peu importe que l’on aime ou pas le personnage, je pense qu’il a fédéré des millions de gens. Ce n’est pas acceptable ce qui lui arrive », dit-elle, visiblement touchée.
Si elle ne sait pas bien où va le mouvement protestataire, elle le répète, « la marche doit rester pacifiste mais des gens comme Rachid Nekkaz ne peuvent pas rester en prison de manière arbitraire ».
« Pour moi, il y a urgence à agir », tonne-t-elle, avant de préciser « être une citoyenne apolitique ».
Comme en écho, le président Tebboune a annoncé, dans un discours jeudi soir, la libération de 55 à 60 détenus d'opinion, dont 30 qui ont déjà reçu leur verdict. Si la liste n'est pas encore connue, la décision est vue comme un geste d’apaisement à l'égard de la protestation. Le président a aussi acté la dissolution de l’Assemblée populaire nationale et l’organisation d’élections législatives d’ici la fin de l’année 2022.
Un hirak pour rien ?
Pour Karim, l’injustice et l’oppression, « les deux moteurs du hirak », justifient la patience dont il faut faire preuve pour accompagner la lente structuration du mouvement. « C’est un long processus, il faut en être conscients ». Et d’ajouter : « Maintenant, pour ce qui est des modalités techniques, on est bien conscients que c’est David contre Goliath. »
Malek, lui, est plus désabusé. Dimanche, il n’a pas fait le déplacement jusqu’à la place de la République et doute de l’issue du mouvement.
« On a juste sacrifié les seconds couteaux du régime, lequel est visiblement en train de se régénérer », dit-il en référence, notamment, à Ali Haddad, ex-président du Forum des chefs d’entreprises, et Abdelmalek Sellal, ancien Premier ministre de Bouteflika, respectivement condamnés à dix-huit et douze ans de prison.
« Personne ne peut dire quand le hirak s’arrêtera mais une chose est sûre : si le peuple est réveillé et conscient comme il l’a montré déjà, le mouvement ne peut que maturer »
- Karim, enseignant et ingénieur
Et pour Malek, l’ancien chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah, qui a joué un rôle clé dans les événements de 2019, annonçant notamment que l’armée accompagnerait la contestation populaire et que la crise serait résolue sans Bouteflika, « appartient au sérail du pouvoir avec lequel il a fait mine de prendre ses distances ». Aux yeux du médecin, le général aujourd’hui décédé n’a pas agi en soutien au hirak et à ses revendications, mais plutôt « pour sauver sa peau tout en assurant la pérennité du système ».
Dès lors, l’acquittement le 2 janvier dernier de Saïd Bouteflika, frère et conseiller du président déchu, et de Mohamed Mediène, dit « Toufik », ex-chef du DRS, les services secrets aujourd’hui démantelés, l’a, comme de nombreux Algériens, rendu furieux.
« Ce sont les mêmes qui sont derrière. Je n’ai jamais soutenu Bouteflika mais au moins, il n’y avait pas autant de détenus d’opinion ! », s’agace le médecin. Difficile de dire si le régime de Bouteflika fut plus propice à la liberté d’opinion. Toujours est-il que l’Algérie est passée à la 146e place (sur 180 pays) dans le classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières (RSF) en 2020 – soit un recul de cinq places par rapport à 2019 et vingt-sept places depuis 2015.
De là à regretter l’avant-hirak ?
« N’exagérons pas. Le hirak a impulsé une dynamique inédite, interrompue par le COVID, l’événement le plus heureux pour ce régime ! », ironise-t-il.
Ce « régime » dont la confusion des genres – entre militaire et civil – reste le principal ressort de la contestation débutée il y a tout juste deux ans. Car si le premier objectif du hirak – le rejet du cinquième mandat de Bouteflika, rendu impotent par un AVC en 2013 – a été atteint, en creux, le fond du problème persiste.
Une philosophie incarnée dans ce slogan du mouvement : « Pour un état civil et non pas militaire ». Mais le chemin à parcourir reste long.
« C’est la revendication principale du hirak et elle n’est toujours pas appliquée », regrette Malek.
« Le président Tebboune n’a aucune légitimité et on sait bien que le pouvoir militaire tire les ficelles », dit-il en référence aux élections de décembre 2019, remportées par Abdelmadjid Tebboune en dépit d’une abstention très élevée.
« Les Algériens ne sont pas contre l’armée mais demandent à ce qu’elle se cantonne à son rôle premier : sécurité et protection des frontières. Sans rien lâcher non plus sur la question de l’État de droit et une justice indépendante. On a une caste qui a préempté un pays, cela ne peut plus durer », s’insurge Malek.
« L’incapacité du mouvement à se structurer »
Si Malek oscille entre désarroi et aplomb, Yasmine, 38 ans, hirakiste de la première heure, ne cache pas son amertume. Elle ne s’est d’ailleurs pas non plus rendue à la manifestation de dimanche.
Basée à Paris depuis 2008, cette avocate formée au barreau de Tizi Ouzou, à 100 km à l’est d’Alger, l’avoue : « On s’est donnés corps et âme mais, personnellement, je suis déçue. J’ai vu émerger certains opportunistes. Je n’accepte pas qu’une telle cause soit utilisée pour se faire un nom », dénonce-t-elle.
« On s’est donnés corps et âme mais, personnellement, je suis déçue. J’ai vu émerger certains opportunistes. Je n’accepte pas qu’une telle cause soit utilisée pour se faire un nom »
- Yasmine, avocate
Au-delà des ambitions personnelles, pour Yasmine, le hirak est loin d’avoir atteint son but ultime : « faire déguerpir le système ». Le problème, selon elle, repose sur « l’incapacité du mouvement à se structurer », mais aussi sur le fait d’être « face à un rouleau compresseur ».
« Sommes-nous réellement capables de renverser ce pouvoir comparable à une mafia ? » Les mots sont forts, inversement proportionnels au désabusement.
« Nous n’avons stoppé ni les élections présidentielles, ni les arrestations arbitraires de jeunes activistes. L’absence de structuration n’explique pas tout », souligne-t-elle. « Les figures de proue du mouvement ne veulent pas prendre plus de risques vu le contexte répressif… »
Si la jeune femme se réjouit de la création du Comité contre la torture, elle sait qu’un hirak, organisé et capable de se confronter au pouvoir « est encore loin ».
Dans ses mots, emplis de désarroi, résonne pourtant une note d’espoir. « Je ne fais pas de politique mais je ne suis pas avocate par hasard. Je ne peux pas me taire sur les injustices. »
À entendre la clameur populaire dans les rues de Kherrata, berceau de la contestation, ce 16 février 2019, il y a fort à parier qu’elle n’est pas la seule.
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