Aller au contenu principal

Arrestation des témoins du meurtre d’une militante égyptienne

Des rapports indiquent que la police a arrêté des témoins oculaires qui ont essayé de communiquer des informations au sujet de la mort de Shaïmaa al-Sabbagh
Shaïmaa al-Sabbagh, militante de l'Alliance populaire socialiste, quelques minutes avant sa mort, dans le centre du Caire (AA).

Le Caire – Cinq témoins oculaires du meurtre d'une célèbre militante, abattue au Caire le week-end dernier, ont été arrêtés et inculpés après avoir proposé leur témoignage au procureur général saisi de l'affaire, d'après plusieurs témoins oculaires, militants et organisations de défense des droits de l'homme.

Shaïmaa al-Sabbagh, 31 ans, portait une couronne de fleurs vers la place Tahrir samedi dernier, à la veille de l'anniversaire de la révolution du 25 janvier, avant d’être tuée quand la police a attaqué un petit groupe de manifestants qui défilaient dans la ville avec des banderoles.

Le procureur général égyptien a ouvert une enquête officielle sur le meurtre de la militante. Cependant, lorsque des témoins de la fusillade se sont adressés au procureur général au poste de police d'Abdin afin de témoigner au sujet des événements de la soirée du 24 janvier, ces derniers ont été « choqués » d'apprendre qu'ils étaient accusés d’avoir « participé à une manifestation ayant perturbé la sécurité publique », ont-ils déclaré à Middle East Eye.

Azza Soliman, avocate et fondatrice du Centre d'assistance juridique pour les femmes égyptiennes, a affirmé qu’elle n’a pas participé à la manifestation et qu’elle a seulement été témoin des événements. Elle a attendu cinq heures pour donner son témoignage devant le procureur en chef.

« Après avoir donné mon témoignage, j'étais sur le point de prendre mes affaires et de partir, mais le procureur a commencé à m'accuser, a-t-elle expliqué. Il m'a dit : "Maintenant, c'est à votre tour". J'ai d'abord ri en pensant qu'il plaisantait, puis ils m'ont signifié mon arrestation. »

« Je m'y suis opposée en soutenant qu'il s'agissait d'une pratique illégale et que j'étais un témoin volontaire », a indiqué Azza Soliman. Elle ajoute que le procureur a refusé d'écouter ses protestations, ni celles d'un autre avocat qui l'a accompagnée au bureau du procureur afin de donner son propre témoignage.

Azza Soliman déclare qu'elle déjeunait avec sa famille au Café Riche, un restaurant réputé situé à proximité de la place Talaat Harb, lorsque les manifestants, dont Shaïmaa al-Sabbagh, sont arrivés.

Peu de temps après avoir quitté le café pour saluer des amis qu'elle avait reconnus dans la foule des manifestants, des coups de feu ont retenti. « Des bombes lacrymogènes ont été lancées et des balles ont été tirées. Tout le monde s'est mis à courir. Les policiers couraient partout et poursuivaient les gens », décrit-elle.

« J'ai vu quelqu'un tomber à terre. Je n'ai pas pu voir si c'était un homme ou une femme. C'est seulement plus tard que j'ai appris que c'était une femme », a expliqué l'avocate.

« J'ai vu du sang et un homme à côté d'elle qui criait pour qu'on fasse venir une ambulance. Un policier masqué s'est ensuite approché d'eux. D'après ce que j'ai compris, elle est décédée en quelques minutes. C'était horrible. »

Soliman a indiqué que dans son témoignage, elle a affirmé que la marche était pacifique, qu'il n'y avait pas plus de trente personnes portant des fleurs et des bannières, et que des policiers masqués avaient attaqué les manifestants à coup de gaz lacrymogène et de tirs de chevrotines. Fait crucial, elle aurait également fait part de sa certitude que Shaïmaa al-Sabbagh avait été tuée par des policiers masqués.

« Le régime a décidé de faire taire toutes les voix, même ceux qui disent la vérité dans un témoignage. On dirait qu'il n'y a plus de lois aujourd'hui. Ils font simplement ce qu'ils veulent, c'est fou », a remarqué l'avocate.

Alors que l'enquête sur la mort de Shaïmaa al-Sabbagh est en cours, le gouvernement a rejeté les rapports indiquant que la militante a été tuée par un officier de police. « Les policiers ne sont pas armés lors de manifestations ; ils disposent uniquement de bombes lacrymogènes », a attesté le ministre de l'Intérieur Mohamed Ibrahim lors d'une conférence de presse plus tôt cette semaine. « Si nous avions tiré des chevrotines sur la place Talaat Harb, il y aurait eu bien plus qu'une seule victime. »

Toutefois, d'autres témoins ont également pointé du doigt les autorités. Ahmed Ragheb, également avocat et membre de la NCHRL (Groupe national de défense des droits de l'homme et du droit), affirme qu'il a également été témoin de ce qui s'est passé le jour de la mort de Shaïmaa al-Sabbagh. Lui aussi s'est rendu au bureau du procureur au poste de police d'Abdin afin de donner volontairement son témoignage.

« Tout de suite après avoir terminé mon témoignage, on m'a moi-même accusé d'avoir participé à la manifestation, ce qui est faux, alors que je suis venu de moi-même pour témoigner. C'est tout à fait inacceptable », a déclaré Ahmed Ragheb à MEE.

« J'ai vu les événements qui ont eu lieu sur cette place ce jour-là, et je peux attester qu'il s'agissait d'un usage totalement injustifié de la force. En fait, c'était un homicide illégal, de nombreux témoins l'ont vu », a-t-il dit.

Dans une déclaration, Ragheb a soutenu que toute utilisation de la force par la police doit se faire en conformité avec les règles de proportionnalité, en particulier lorsque le droit de réunion pacifique est en cause.

« Cette affaire a trait à l'usage de la force et d'armes à feu par la police pour faire face à une manifestation pacifique, ce qui a abouti à la mort de Shaïmaa », a déclaré Ragheb.

Selon l'Institut du Caire pour l'étude des droits de l'homme (CIHRS), cinq témoins au total ont été accusés après être venus témoigner au sujet du meurtre de Shaïmaa al-Sabbagh. Bien que l'accusation ait relâché tous les témoins accusés dans l'attente d'une enquête, Azza Soliman a expliqué qu'elle demeure dans l'incertitude quant à son statut juridique par rapport cette affaire.

« Des affaires telles que celle-ci montrent que même la relative indépendance du système judiciaire sous le régime de [l'ancien président Hosni] Moubarak a désormais disparu sous le joug des services de sécurité, ce qui a entraîné l'effondrement de la justice en Egypte », a déclaré Bahey el-Din Hassan, directeur du CIHRS.

« Le gouvernement combat chaque voix indépendante, qu'elle soit islamiste, laïque ou autre, au nom de la lutte contre le terrorisme, a-t-il expliqué à MEE. Ils disent qu'ils contribuent à la stabilité du pays, mais par ces politiques violentes, ils encouragent en fait la radicalisation. »

Les forces de sécurité ont également arrêté six autres manifestants qui ont marché aux côtés de Shaïmaa al-Sabbagh. Libérés dans l'attente d'une enquête, ces personnes ont été accusées d'avoir participé à une manifestation qui a « troublé la sécurité publique » et d'avoir attaqué les forces de sécurité, a indiqué le CIHRS dans un communiqué publié ce mercredi et signé par huit organisations égyptiennes de défense des droits de l'homme.

Le centre Hisham Moubarak pour le droit, une ONG qui travaille étroitement avec les militants détenus, a confirmé les arrestations.

Celles-ci ont attisé davantage les tensions. Ce mercredi, avocats et militants défenseurs des droits de l'homme ont organisé une manifestation de femmes sur la place Talaat Harb au Caire afin de protester contre le meurtre de Shaïmaa al-Sabbagh ainsi que d'autres manifestants cette année. Ce mouvement a également donné lieu à une contre-manifestation en soutien au président Abdel Fattah al-Sissi ; les forces de sécurité n'ont pas tenté de mettre fin à la manifestation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].