Au Liban, les manifestants sont jugés par l’armée
BEYROUTH – Ce lundi, quatorze civils risquent une peine de trois ans de prison dans le cadre d’un procès militaire pour leur implication dans les manifestations du mouvement #YouStink contre la crise des ordures au Liban.
Ce genre de procès militaire pour une protestation ostensiblement civile n’est pas une exception. La loi libanaise permet aux tribunaux militaires, sous le contrôle du ministère de la Défense, de juger des civils pour le simple fait d’avoir pris part à des affrontements avec les forces de sécurité. Par conséquent, les manifestants qui sont la cible de la police anti-émeute, de ses balles en caoutchouc et de son gaz lacrymogène, sont régulièrement arrêtés en vertu des règles de la justice militaire.
Jeudi dernier, Human Rights Watch a détaillé les effets de l’utilisation généralisée de ce système, ostensiblement mis en place pour traiter les cas de trahison et de terrorisme et éliminer la désobéissance civile ordinaire ainsi que les protestations légitimes contre l’État.
« Qu’avons-nous fait ? Je n’aurais jamais pensé que j’aurais pu finir devant un tribunal militaire »
- Tamara, manifestante du mouvement YouStink
Dans son rapport de 37 pages, l’organisation fait état d’aveux extorqués sous la torture et d’allégations selon lesquelles les responsables utilisent les vastes compétences des tribunaux pour intimider les activistes civils. Des enfants ont également déclaré avoir été torturés dans l’attente de poursuites devant ces tribunaux.
« C’était la première fois que j’apprenais que je pouvais être traitée de cette manière », a déclaré Tamara, qui fait partie des manifestants du mouvement #YouStink appelés à comparaître devant les tribunaux ce 30 janvier. « Nous participions à une protestation, qu’avons-nous fait ? Je n’aurais jamais pensé que j’aurais pu finir devant un tribunal militaire. »
Layal Siblani, une étudiante en droit qui fait également partie des accusés, est préoccupée pour son bien-être. « Nous sommes appelés au tribunal et nous attendons sept heures sans pouvoir parler ou faire quoi que ce soit », a-t-elle a expliqué à Middle East Eye.
Elle a également affirmé qu’elle et d’autres avaient été victimes d’agressions verbales et d’injures lorsqu’ils parlaient ou exprimaient leurs préoccupations. « Je dois mentir à mon travail chaque fois que je dois aller au tribunal militaire, confie Layal. Je crains qu’aucun cabinet juridique ne veuille m’engager à l’avenir en sachant ce qui pourrait m’arriver. »
Un outil d’intimidation
Les procès militaires ne sont pas ouverts aux groupes de défense des droits de l’homme ou aux journalistes, qui ont besoin d’une autorisation pour y assister. Le public a l’interdiction d’y assister. Il n’y a pas de jury, l’apport de la défense est minime et beaucoup de juges sont des officiers militaires sans formation juridique et nommés directement par le ministre de la Défense.
« C’est certainement un outil d’intimidation », a déclaré George Ghali, chef de projet de l’organisation libanaise de défense des droits de l’homme Alef. Interviewé par MEE, Ghali a affirmé que le renvoi de ces quatorze manifestants devant un tribunal militaire était une méthode d’étouffement de la dissidence politique. Il prédit un procès qui traînera en longueur.
Les manifestants risquent jusqu’à trois ans de prison, mais Ghali affirme qu’il y aurait un « prix élevé » à payer si tel était le cas. « Le fait de laisser le processus [procès] se poursuivre contribue effectivement à intimider les gens, a-t-il déclaré. Mais s’ils sont inculpés, cela déclenchera un tollé public et il y aura des conséquences auprès de la communauté internationale. »
« Ils ont ouvert un procès contre moi pour avoir publié des informations "nuisibles à la réputation de l’armée libanaise" »
- Saadeddine Shatila
Il existe un tas de preuves d’abus du système de justice militaire contre des civils et de son utilisation pour bloquer les enquêtes sur les droits légitimes. Saadeddine Shatila, représentant national du Liban pour l’organisation internationale de défense des droits de l’homme Alkarama, en est un exemple.
« Le 25 juillet 2011, j’ai été interrogé par les services de renseignement militaire au sujet de mon travail et de mes sources », a-t-il raconté, après que son organisation a contacté le Comité des Nations unies contre la torture en 2008 et demandé une enquête sur les allégations de torture au Liban.
Shatila a été interrogé pendant sept heures. Bien qu’il ait été libéré le jour même, son calvaire ne s’est pas terminé là. « Ils [le système de justice militaire] ont ouvert un procès contre moi pour avoir publié des informations "nuisibles à la réputation de l’armée libanaise". »
Au cours de deux audiences, le juge militaire l’a interrogé de nouveau sur les travaux et les sources de l’organisation. L’affaire a été close en février 2012, sept mois après son interrogatoire.
Le comité des Nations unies a enquêté sur les prisons libanaises fin 2013 et a conclu : « La torture au Liban est une pratique largement répandue et couramment utilisée par les forces de l’ordre et les organismes d’application de la loi pour enquêter, obtenir des aveux pouvant être exploités dans le cadre de procédures pénales et, dans certains cas, pour punir les actes que la victime est soupçonnée d’avoir commis. »
« Les preuves recueillies à travers le pays au cours de l’enquête révèlent un modèle clair de recours à la torture et à des mauvais traitements à l’encontre des suspects en détention. »
Une pratique vague et discriminatoire
Le texte du code juridique laisse beaucoup de place à l’interprétation, ce qui signifie que les accusés ignorent souvent où l’affaire qui les concerne sera portée – devant le système civil ou le système militaire.
Deux affaires révèlent au grand jour ces lignes floues. Le 30 mai dernier, l’activiste des droits de l’homme et avocat Nabil al-Halabi a été arrêté pour avoir publié sur Facebook un message accusant le ministre de l’Intérieur Nouhad Machnouk de corruption.
Bien que les forces de sécurité intérieure du Liban relèvent de la compétence du ministère de l’Intérieur, l’affaire qui le concernait a été remise à un tribunal civil. Halabi a été libéré après avoir été menacé d’être accusé d’affiliation à des organisations terroristes s’il ne signait pas un engagement l’obligeant à supprimer ses publications sur Facebook et à ne plus jamais publier de contenus critiques à l’égard du ministère et de son personnel.
Selon Alkarama, la menace était grave étant donné le rôle d’al-Halabi dans le processus de médiation visant à libérer les membres des forces de sécurité libanaises enlevés et détenus par le Front al-Nosra. Il a également essayé de jouer un rôle de médiateur dans la libération des militaires toujours détenus par l’État islamique.
La deuxième affaire concerne, Layal al-Kayaje, une vétérinaire palestinienne vivant dans la ville méridionale de Saïda qui, le 22 août dernier, a été arrêtée et condamnée par un tribunal militaire à un mois de prison pour « diffamation à l’encontre de l’armée libanaise ».
En septembre 2015, Kayaje a déclaré à NOW News qu’elle avait été violée par des membres des services de renseignement militaire en septembre 2013, alors qu’elle était détenue à la caserne de police militaire de Rihaniyeh pour avoir publié sur les réseaux sociaux un message dans lequel, selon les accusations, elle exprimait son soutien à Ahmad al-Assir, un extrémiste salafiste.
Malgré le fait que ces deux personnes visaient les forces de sécurité dans leurs publications, l’une a été renvoyée devant un tribunal civil et l’autre devant un tribunal militaire.
Les résultats contrastés renforcent les inquiétudes selon lesquelles les procédures légales militaires sont utilisées contre les réfugiés syriens et palestiniens, souvent considérés comme des menaces pour la sécurité.
« Les Syriens sont renvoyés devant un tribunal militaire dans le contexte de la lutte contre le terrorisme », a déclaré Shatila. Sa collègue Elisa Volpi Spagnolini, responsable des droits de l’homme à Alkarama, a ajouté : « En observant les tendances au cours des dernières années, nous pourrions voir davantage de cas comme ceux-ci dans le futur. »
George Ghali, de l’organisation Alef, a soutenu que « la priorité accordée à la sécurité nationale au détriment des droits de l’homme » pourrait donner lieu à la persécution de nombreux ressortissants syriens « sans preuves ni enquête appropriée devant les tribunaux militaires ».
Les enfants traînés dans le système militaire
Le renvoi d’enfants devant des tribunaux militaires est un fait au plus haut point alarmant. Par exemple, les enfants accusés d’être impliqués dans des groupes terroristes peuvent être jugés devant un tribunal militaire. Dans son rapport, Human Rights Watch a conclu que de nombreux tribunaux militaires qui reçoivent des enfants choisissent de ne pas en informer les tribunaux pour mineurs.
Selon Lama Fakih, directrice adjointe de Human Rights Watch pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, l’Union pour la protection de l’enfance a recensé 355 cas d’enfants jugés devant des tribunaux militaires pendant la seule année 2016.
Fakih a affirmé que le fait que des enfants soient jugés par des tribunaux militaires ne la surprenait pas. « Les tribunaux ont compétence pour juger les enfants », a-t-elle précisé, tout en ajoutant que rien ne justifiait cette pratique.
Spagnolini a indiqué à MEE que les enfants arrêtés avec des adultes étaient traités de la même façon que ces derniers, comme cela arrive souvent quand un enfant confesse une affiliation à un groupe terroriste. Alkarama se réfère au cas de Walid Diab, un citoyen libanais de 18 ans arrêté à l’âge de 16 ans qui aurait avoué sous la torture une affiliation à un groupe terroriste.
La torture sous surveillance
Le parlement libanais a annoncé la création d’un Institut national des droits de l’homme en octobre dernier afin de surveiller le recours à la torture et à des pratiques illégales par l’appareil de sécurité libanais. Fakih, de HRW, a indiqué à Middle East Eye qu’elle avait pu contacter l’institution mais qu’elle avait été informée que celle-ci était toujours en phase de recrutement. « Nous avons demandé s’il y avait un calendrier clair autour de cela, et il n’y en a pas. »
Des responsables politiques libanais ont également soulevé des inquiétudes au sujet du système judiciaire militaire, notamment l’ancien ministre de la Justice Ashraf Rifi, qui a présenté en 2015 un projet de loi demandant la création de tribunaux spécialisés pour les affaires impliquant des faits de terrorisme, de blanchiment d’argent et de trafic.
« L’argument selon lequel les tribunaux militaires sont plus efficaces ou plus experts porte véritablement atteinte à nos tribunaux civils »
- George Ghali, de l’organisation Alef
Toutefois, il n’a pas abordé la question depuis, ce qui fait partie d’un problème plus vaste, selon Ghali.
« Nous avons besoin d’une conscience publique basée sur les principes et non sur les intérêts [politiques] », a-t-il soutenu. Fakih affirme en outre que le projet de loi n’a pas « répondu aux préoccupations soulevées dans [leur] rapport », dont la « définition large du terrorisme » et l’absence d’interdiction de faire juger des mineurs par ces tribunaux.
Elie Keyrouz, député du parti des Forces libanaises, a également présenté en 2013 un projet de loi visant à réformer le tribunal militaire, qui incluait l’interdiction totale de juger des enfants. Il a assisté à une conférence de presse de HRW jeudi dernier mais a refusé de s’exprimer devant la presse.
HRW a envoyé une requête au ministère de la Défense afin d’assister au procès des quatorze manifestants, mais n’a reçu aucune réponse.
« L’armée applique la loi en fin de compte, et cela restera une bataille acharnée que d’aborder constamment cette question avec les responsables de l’armée. La bataille doit passer par le parlement afin que les réformes législatives nécessaires soient effectuées. »
« L’argument contre notre plaidoyer – selon lequel les tribunaux militaires sont plus efficaces ou plus experts – porte véritablement atteinte à nos tribunaux civils. Je souhaite que les juges des tribunaux civils s’allient à Alef pour défendre cette cause. »
Saadeddine Shatila, de l’organisation Alkarama, a exigé des mesures de la part du gouvernement libanais. « Nous avons besoin d’une alternative par laquelle les civils ne seraient renvoyés que vers les tribunaux civils. »
« Le ministère de la Défense devrait immédiatement ouvrir les tribunaux militaires aux observateurs publics sans autorisation préalable, a ajouté Fakih. Le moins que le Liban puisse faire serait de faire en sorte que ses citoyens ne soient pas condamnés en secret par un tribunal spécialisé à huis clos. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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